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Capture écran entretien Youtube. | Éditions du Seuil, 2017
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Dans le même numéro

Histoire de la fatigue et conquête de l’intériorité

entretien avec

Georges Vigarello

Georges Vigarello, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, historien des pratiques du corps, a fait l’amitié à la revue Esprit de nous recevoir chez lui, à Paris, le 21 avril 2021. Nous l’avons interrogé sur l’histoire de la fatigue, qui fait l’objet de son dernier ouvrage1.

Vous accordez une attention particulière à la fatigue liée aux déplacements au Moyen Âge. Que nous apprennent les voyageurs ?

Je n’ai pas voulu me contenter d’une description de la fatigue. Je me suis demandé qui était fatigué, et quelles étaient ou sont les fatigues exprimées ou tues – notamment, pour celles-ci, la fatigue ouvrière, effacée des discours du Moyen Âge, mais qui va prendre de l’importance dans la société industrielle. Mes questions étaient donc les suivantes : qu’est-ce que la fatigue nous dit sur la société ? Et qu’est-ce que la société fait de la fatigue ? Une manière de donner le sens le plus étendu au sujet choisi.

Je suis parti du Moyen Âge parce qu’il constitue l’orée de la société moderne. Le Moyen Âge renvoie à trois grands types d’acteurs de la fatigue : les combattants, importants parce qu’ils protègent la société médiévale ; ceux qui se déplacent, révélant la conception médiévale de l’espace et des relations ; et les religieux, qui se sacrifient pour les autres.

Les romans médiévaux s’attardent considérablement sur la valeur du combattant. Cette valeur concerne également les chevaux : les meilleurs chevaux sont ceux qui résistent à l’essoufflement. Le combat a d’autant plus de valeur, par exemple, qu’il dure longtemps et le combattant a d’autant plus de valeur qu’il sait lui-même résister dans la durée. La fatigue du combattant nous dit donc quelque chose de la culture et de la société médiévales.

Ceux qui se déplacent, ce sont évidemment les pèlerins, mais surtout les marchands et les dépositaires de l’autorité. Par exemple, un noble visite son domaine pour asseoir son pouvoir et mettre en place un dispositif fonctionnel. De même, un évêque se déplace pour donner ses ordres aux curés. Le marchand, lui, fait circuler les denrées, les objets d’usage, les ouvertures aux plaisirs matériels, etc. De tels « objets » montrent, au passage, que la vision de l’espace médiéval n’est pas celle d’aujourd’hui : c’est un espace qui résiste, que l’on ne peut traverser qu’en affrontant des risques, des épuisements et même, éventuellement, en le payant de sa vie. Par contraste, nos sociétés ont largement conquis une disponibilité de l’espace. La fatigue est donc un révélateur des entours et de leur perception : l’obstacle de la forêt, celui de la montagne, de la mer, la présence d’errants dangereux, de voleurs de grands chemins… Les commentaires des marchands insistent sur le fait qu’il faut savoir affronter de tels risques, ce qui fait d’ailleurs leur prestige possible.

Enfin, le versant religieux recouvre de nombreuses facettes. Il y a d’abord le pèlerin, qui prend les risques du voyage, tout en le transformant en rachat. Le pèlerinage est si important aux xiie et xiiie siècles qu’il peut être utilisé comme objet pénal par l’autorité médiévale. On peut en effet condamner quelqu’un, non pas à une peine de prison ou au supplice, mais à devoir quitter « religieusement » la ville à pied (avec besace et bâton) jusqu’à un lieu donné de célébration, la longueur de trajet étant proportionnelle à la gravité du crime commis. Il y a ensuite les ermites qui se sacrifient dans leur solitude tout en aidant et orientant les voyageurs perdus, les « filles » des hôtels-Dieu dont on attend qu’elles se consacrent entièrement et à tout moment aux pauvres, et les saints qui s’imposent des tâches inouïes. Sainte Douceline, notamment, au xiiie siècle, sophistique ses épuisements pour mieux servir son hospice et obtenir coûte que coûte son propre rachat. Elle installe un système mécanique dans sa cellule qui la réveille dès qu’elle remue et lui commande impérativement de poursuivre ses tâches. Une manière, autrement dit, de se grandir par l’extrême fatigue consentie.

Quelle est cette « inquiétude majeure d’un monde en voie d’accélération » qui semble inverser les rapports entre le physique et le mental ?

Il s’agit de l’enjeu progressif donné au psychique, thème que l’observation de la fatigue, dans la longue durée, est également en mesure de clairement montrer.

Constatons d’abord des allègements. À l’âge classique, on assiste à la création des routes et des voies : l’affrontement de l’espace provoque moins de fatigue qu’auparavant. La fatigue-rachat persiste sans doute (saint Vincent de Paul, par exemple), mais elle se relativise. Le combattant reste un personnage important, certes, mais ce n’est plus le combat au sens étroit qui fait la valeur. L’armée devenue régulière ne se déplace plus uniquement au printemps comme au Moyen Âge : c’est une organisation de camps et de casernes, un dispositif d’exercices et de travail. Les fatigues du combat deviennent les fatigues de la guerre, celles qui se déploient dans le temps long et sont associées aux manœuvres et formations de la vie de camp. Saint-Simon, par exemple, ne décrit pas les prouesses des combattants, mais les exercices qui se déroulent au camp de Compiègne. La grandeur s’acquiert désormais par la guerre, sa durée, et non plus par le seul combat.

Constatons ensuite l’apparition de nouvelles fatigues. Ce qu’inventent, par exemple, les sociétés modernes du xvie et xviie siècles, c’est une manière de plus en plus complexe, hiérarchisée et systématique de s’administrer. De nouveaux personnages apparaissent : les robins, les avocats, les plumitifs, les représentants du roi dans les provinces, les ministres… On voit ainsi émerger une fatigue inédite, liée à la gestion, au calcul. Pensons à Michel Chamillart qui se plaint d’avoir deux ministères, celui de la Guerre et celui des Finances, et dont Saint-Simon raconte les vapeurs qui montent à son cerveau, ses vertiges, sa perte d’appétit. Ce qui croise personnages nouveaux et fatigues nouvelles. La cour révèle de telles complexités. Elle crée un entour qui valorise le roi, comme les abeilles autour de la reine. Mais ces abeilles se déplacent, ne peuvent pas toujours s’asseoir, et manifestent donc une forme de fatigue ici encore inédite. D’autant que certains ont le droit d’arriver en carrosse, d’autres pas ; certains ont le droit de s’asseoir, d’autres pas ; et parmi ceux qui ont le droit de s’asseoir, certains ont droit à un fauteuil, d’autres à une chaise et d’autres encore à un simple tabouret. La fatigue révèle donc l’organisation hiérarchisée de la cour, l’apparition de nouveaux comportements sur lesquels s’inscrivent des valeurs différenciées.

Constatons enfin une place toute nouvelle donnée au psychique. C’est que s’ajoute un dispositif plus important encore, avec les sociétés modernes, dont la cour est un exemple parmi d’autres (la robe, l’académie, l’Église, l’université… le montrent, au même moment, tout autant). La cour crée un milieu relationnel favorable aux calculs nombreux et aux entreprises secrètes. Les grands seigneurs ne s’affrontent plus épée contre épée, mais cabale contre cabale. La cour complique, approfondit et diversifie des coteries, des montages pour trouver des solutions cachées, des supputations, des stratégies pour arriver à dominer tel ou tel groupe social… Il en résulte une complexification mentale. Dans le silence du secret, il se passe des choses qui viennent creuser l’espace intime en le tourmentant, donc provoquent de la fatigue. Tout cela existait sans doute avant, mais se déploie fabuleusement dans le monde de la cour, comme avec les enjeux relationnels modernes. Selon la fameuse recommandation de Mazarin au roi – « Veille, pour flatter le peuple, à rendre compte de tes actes, mais seulement après coup, afin que personne ne se mêle de contester tes décisions » –, la grandeur du roi, c’est de calculer en se taisant. Ce qui reste non dit travaille de l’intérieur et provoque un épuisement inédit. On voit donc apparaître des expressions nouvelles au xviie siècle, par exemple chez Saint-Simon : « il est fatigué de… », « il est las de… » (d’entendre tel ou tel, de supporter des sollicitations, d’être soumis à une demande importune, de devoir décider sur des affaires qui devraient se régler d’elles-mêmes). Les mots qualifiant ces tourments, en les différenciant, ne sont pas vraiment encore là, mais se met alors à exister quelque chose comme une pénibilité intérieure.

Ce qui reste non dit travaille de l’intérieur et provoque un épuisement inédit.

En réalité, cela apparaît, furtivement déjà, à la fin du Moyen Âge. Christine de Pizan est une des premières à reconnaître qu’écrire La Cité des dames (1405) l’avait épuisée… À la fin du xve siècle, Marsile Ficin tient des propos similaires : il évoque des préoccupations qui l’envahissent, le poursuivent, l’inquiètent ; il désigne des humeurs noires qui embarrassent son cerveau, et cite, à ce sujet, et comme conséquences, des épuisements de corps. La modernité, bientôt, provoque davantage encore l’intériorité des individus : ce qu’ils expriment renvoie à ce que nous qualifierions aujourd’hui de psychologique, mais ils le traduisent longtemps encore en termes physiques. Rien d’autre qu’une transition dans l’explicitation du dedans. Il faudrait montrer comment, pendant longtemps, certains phénomènes ont eu du mal à s’énoncer sur un mode psychologique et se sont donc énoncés sur un mode physique, alors même qu’ils concernaient déjà, et de manière inédite, l’intériorité.

Ce qui est nouveau, en revanche – disons le mot –, c’est que s’évoque, au xviie siècle, une « fatigue d’esprit », désignée en tant que telle. Descartes est un des premiers à décrire ces processus d’intériorisation dans ses lettres à Elisabeth en 1645, lui recommandant de ne pas faire trop de métaphysique parce que cela fatigue l’esprit, de penser à autre chose, de diversifier ses intérêts… On voit également apparaître, dans les règlements des abbayes et des collèges de jésuites, l’importance des récréations : trop de concentration perturbe ; il faut savoir se recréer. En 1686, dans son Traité des jeux, Jean-Baptiste Thiers écrit que le jeu est indispensable parce qu’il faut bien se divertir, pour éviter quelque encombrement de tête, mais qu’il est dangereux parce qu’il crée de la passion. La fatigue, ici citée, indique ainsi des évolutions des mœurs et des mentalités. Il existe, disent les dictionnaires, une « fatigue de corps » comme « une fatigue d’esprit ». Rien d’autre alors qu’une lente conquête de l’intériorité dans la société occidentale, phénomène culturel central qu’une histoire de la fatigue est en mesure de montrer.

Peut-être, sur un autre versant, faut-il ajouter, concernant le xviie siècle, que la nécessité économique entraîne, de la part des grands acteurs politiques (Colbert, Louvois…), la création des manufactures, c’est-à-dire de centres de production collective qui assurent à la France une certaine puissance (manufacture des draps des Saptes à Carcassonne, fabrique de faïence à Sèvres…). Pour cela, il faut créer des règlements qui, en réalité, tiennent très peu compte de la fatigue. Leurs articles précisent les normes du tissage ou la composition de la faïence. Des inspecteurs vérifient leur respect. Mais, de façon furtive, commence à apparaître l’idée qu’il ne faut pas trop en demander aux travailleurs. Par exemple, le travail du foulon, celui qui piétine le drap dans un mélange de liquides pour lui donner de la consistance, voit le nombre de bassines qu’il peut fouler réglementé. La situation manufacturière entraîne une allusion nouvelle aux fatigues ouvrières, mais une allusion seulement. Un univers travailleur émerge ainsi, susceptible parfois de calcul, d’institutionnalisation rigoureuse, alors que rien encore ne donne une place clairement marquée à la fatigue qu’il implique.

Question nouvelle encore, avec le monde classique, celle de la mesure, limitée sans doute et pourtant présente. Le fait que l’espace soit plus disponible, que le dispositif des routes soit davantage réglé, qu’on établisse des places, qu’on légifère sur le poids des chargements (voir le Traité de la police de Nicolas de La Mare en 1705), autant d’aménagements créant des attentes, réorientant les durées et leur rapport à quelque épuisement possible. Apparaissent des calculs sur le temps : les cavaliers indiquent plus clairement heures et jours de trajet ; on procède à des évaluations sur les corvées ; les corvéables commencent à réagir et à faire des procès sur les rythmes, les répétitions. Dans le contexte d’un pouvoir qui cherche à faire des économies, le maréchal Vauban, qui travaille sur les grands travaux de défense de l’Est après le ravage du Palatinat, commence à calculer les économies dans le terrassement, le nombre de brouettes qu’un militaire peut porter… Vauban va jusqu’à proposer de séquencer la journée de travail selon les arrêts (pour les pauses, pour les rythmes, pour les repas, par exemple). Le calcul précis est bien entendu impossible parce que la fatigue varie selon la force des individus, l’efficacité de l’équipe et la qualité de la terre, mais le projet de calculer révèle la manière dont la pensée économique s’inscrit dans le geste lui-même, mesurant sa difficulté et son efficacité possible. La période moderne se termine sur ce souci d’efficacité qui met en place un calcul de la fatigue.

Comment comprendre la résistance à soi qui fait la fatigue moderne ?

Au xviiie siècle, on assiste, avec les Lumières, à la véritable naissance des sociétés contemporaines : la question du sujet et de sa liberté, en particulier, se pose plus spécifiquement. Les individus s’interrogent sur eux-mêmes, s’écoutent autrement. Mme du Deffand constate son « amoindrissement », alourdissement incoercible des gestes et des disponibilités. Elle tient à l’évoquer. Et Mme d’Épinay peine à comprendre l’origine d’un affaiblissement sourd, opaque, qui la saisit régulièrement. Ce qui au passage révèle l’affirmation d’une nouvelle sensibilité féminine. Le xviiie siècle installe un personnage nouveau, « l’individu sensible », qui s’interroge sur ce qu’il éprouve et sur ce qui l’éprouve2. D’où cette hypothèse possible : l’apparition d’un tel personnage est liée au fait que la culture se déprend de la référence religieuse (non pas en l’évacuant, mais en la relativisant). L’individu n’est plus donné de manière évidente comme une créature dont l’âme expliquerait tout ; au contraire, l’individu se demande ce qu’il est et comment il se ressent. C’est à ce moment qu’apparaît, très spécifiquement, le terme de « sentiment de l’existence », dans les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau par exemple3. Ce n’est plus le milieu qui résiste ; la résistance vient de l’intérieur.

Ce n’est plus le milieu qui résiste ; la résistance vient de l’intérieur.

Un exemple, apparemment marginal, le montre plus que tout autre. La posture et la tenue, classiquement, sont données de l’extérieur : c’est le vêtement serré, le corset ou la manipulation pressante sur le corps des enfants. Au xviiie siècle, au contraire, changement majeur : tout est censé venir de l’intérieur, l’action, le muscle, la volonté. Nouveau paradigme inventant une possible autonomie, nouveau paradigme dont le sens est central, renvoyant d’ailleurs, sur le plan social, à la conquête bourgeoise d’une apparente liberté sur la tradition aristocratique d’une apparente fermeture4. Autre exemple, l’immense originalité de Diderot, dans Le Rêve de d’Alembert (1769), c’est de présenter d’Alembert par ce qu’il ressent : dans son rêve, il a le sentiment que ses bras peuvent atteindre le ciel, que ses jambes ont des ressorts, etc. Autant d’indications accompagnant assurances ou craintes, certitudes ou fragilités, et surtout incarnant un sentiment d’identité. L’attention porte sur le sens intérieur, « sixième sens » dira l’Encyclopédie. Cela signifie que si, par exemple, ma perception intérieure dévie des repères habituels, je ne suis déjà plus le même. Le sentiment de mon existence, au sens quasi physique, peut métamorphoser mon identité, laquelle est désormais déterminée par ce que j’éprouve et non plus par une injonction venue d’ailleurs, le surnaturel, le divin, l’âme insaisissable. Telle est bien l’invention du xviiie siècle : Descartes écrit « Je pense, donc je suis » ; un siècle plus tard, Bernardin de Saint-Pierre affirme « Je sens, donc je suis ». Or cette écoute identitaire change tout. Elle fait plus que jamais émerger une intériorité sourde, une vérité cachée, autant que (pour notre sujet) des seuils de fatigue jusque-là négligés ou ignorés.

Par conséquent, les individus sont de plus en plus attentifs à la façon dont ils s’éprouvent, découvrant, ici, ce qu’il est possible d’appeler des fatigues de l’intimité. S’engendrent alors des phénomènes culturels qui n’existaient pas : des récits de fatigue, objet suffisamment important pour fabriquer du roman, suggérer une attention au long cours, exister en tant que préoccupation continue. C’est alors une souffrance, sans doute, étudiée, explicitée, mais l’autonomie nouvelle fait aussi qu’un tel objet peut être source de conquête. S’impose ainsi non plus seulement l’intériorité du calcul des courtisans, mais l’intériorité du calcul du possible, du perfectible, du mieux, là même où la fatigue devient défi explicite, provocation envers soi, confrontation volontaire et décidée. Régime totalement inédit de l’être-fatigué, obstacle prévisible et systématiquement travaillé.

D’où, avec la fin du xviiie siècle, ces affrontements délibérés de fatigue, qui ne sont plus des défis de rachat, mais des défis d’affirmation. Rien d’autre qu’une bascule majeure, qui renvoie à la place nouvelle de l’individu. Celui-ci projette de nouveaux horizons : gravir des montagnes, multiplier les voyages, traverser des océans, inventorier les découvertes. James Cook, par exemple, ne cherche pas à conquérir les mers australes pour faire du commerce, ou suggérer du peuplement, comme l’a voulu la tradition, mais pour s’affirmer, gagner des connaissances, multiplier les descriptions de la nature, et s’interroger sur la grandeur ou les surprises du cosmos, lequel n’est plus, dans ce cas précis, un effet de la Création divine, mais un habitable simplement donné, espace ouvert et natif à explorer. Preuve, s’il en est, que l’interrogation historique sur la place et les modalités de la fatigue devient une interrogation anthropologique sur l’existence humaine.

Cette nouvelle sensibilité est aussi une sensibilité à la souffrance de l’autre. Nombre de témoignages commencent à voir ce que l’on ne voyait pas auparavant, notamment les difficultés des ouvriers. Louis-Sébastien Mercier décrit, dans son Tableau de Paris en 1781, les portefaix écrasés sous le poids de leur charge et les femmes qui peinent sous leur fardeau. Un univers apparaît, celui de la difficulté d’être et de la souffrance physique, qui est déjà celui de la souffrance au travail, sans être encore la souffrance ouvrière du siècle suivant. Diderot remarque que ceux qui travaillent s’usent, meurent plus tôt que les autres et qu’il faudrait peut-être les protéger, en s’interrogeant sur le rôle des hospices et des lieux de soin. La prise en compte de la souffrance s’articule, par ailleurs, à un souci démographique et économique : nos sociétés ayant besoin de bras, il faut être attentif à la quantité de population, au nombre de naissances, à la propreté préservatrice des enfants, à la protection du monde du travail… Avec la montée du sujet et la fatigue-défi, le xviiie siècle invente donc une attention aux dépenses auxquelles le travail soumet les individus en diminuant leur espérance de vie. Pour la première fois d’ailleurs, Buffon fait de grands tableaux sur la durée de vie, selon que l’on vit dans les campagnes ou dans les villes, etc.

Tout change encore avec la société industrielle et les conséquences de l’efficacité de l’usine et de ses machines en batterie. Elle prive d’abord certains artisans de leur travail. Le tisserand qui nourrit sa famille avec son épuisement domestique est vite débordé par l’usine, qui produit plus et moins cher. Il est déjeté, renvoyé vers les marges, dans l’impossibilité de vivre : il doit rejoindre l’usine ou mourir. Mais l’usine crée aussi des fatigues spécifiques, comme le montre, en 1840, Louis-René Villermé, dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers. L’usine ne fatigue pas, a priori, les travailleurs par le travail lui-même (la machine réduit les efforts physiques). Elle bouleverse en revanche les conditions de travail : accroissement des durées, faiblesse des salaires, nourriture précaire, déplacements éreintants depuis des logements éloignés, vêtements insuffisants… Les causes de la fatigue sont démultipliées. Les enquêtes montrent que les logements sont mal chauffés, mal meublés, trop peuplés. La question de la fatigue du travailleur, ainsi réévaluée, va traverser le xixe siècle. Elle n’efface pas la fatigue du combattant, mais elle la relativise. Aucun doute : c’est bien avec la société industrielle que naissent des questions inédites sur les diversités de fatigues, autant que sur leurs particularités.

Naissent surtout des fatigues psychologiques, elles-mêmes inédites. Ce que montre l’univers romantique, qui est un moment de désillusions par rapport à l’époque révolutionnaire. La déception des années 1830 donne lieu à une nouvelle fatigue morale, liée au manque d’épanouissement personnel et exprimée notamment par Alfred de Musset. On invente alors des pratiques pour résister à la fatigue morale et se retrouver soi-même : les bains, les thermes… Le monde s’enrichit de fatigues nouvelles et de réponses nouvelles à ces fatigues.

Marx parle du capital comme d’un voleur de temps : la fatigue peut-elle conduire à la révolte ?

Dans son travail d’autoperception, l’individu s’éprouve fatigué, plus qu’auparavant et plus diversement. Se pose alors la question de savoir si cette fatigue est juste ou injuste, reconnue ou déniée, vue ou ignorée. Jacques Rancière a bien montré que la fatigue ouvrière déclenche des processus de contestation ou de révolte5, alors même que la seule revendication salariale pourrait la masquer, fatigue perçue et pourtant négligée. Quand on considère l’histoire des grèves, on se rend compte que les revendications portent le plus souvent sur les salaires6. Mais dans le détail, à travers la question du salaire, se pose aussi la question du temps de travail et de la fatigue. La révolte de la mine Jean-Bart, dans Germinal (1885) de Zola, tient au fait que le salaire est indexé sur la quantité de houille sortie par chaque équipe en une journée. Quand l’ingénieur constate que le boisage de la mine n’est pas optimal, il va donc imposer des travaux de soutènement, qui ne sont pas payés. Ce n’est donc pas seulement le salaire qui est en cause ; c’est une fatigue supplémentaire qui n’est pas payée. Tel est le point de départ de la grève, avec ses conséquences éventuellement tragiques : à Decazeville, en 1886, un responsable de la mine est tué. À travers le salaire, se pose donc la question de la durée du travail et de la diversité de l’implication physique demandée. Ainsi, considérer qu’une forme d’épuisement n’a pas de légitimité, ou qu’il n’a qu’une légitimité relative, constitue bien un facteur de révolte et de contestation.

Se pose alors la question de savoir si cette fatigue est juste ou injuste, reconnue ou déniée, vue ou ignorée.

On assiste là à la création d’un véritable univers de la fatigue, avec sa diversité, son coût, ses révoltes, sa sensibilité, ses descriptions. Gabriel Gauny, menuisier philosophe, égrène les heures de la journée qui créent un sentiment d’insupportable7. La fatigue est alors à la fois physique et mentale – mentale parce qu’on anticipe la fatigue physique et qu’on est emprisonné dans une routine.

Reste l’originalité indéniable de la fin du xixe siècle. Elle concerne l’univers social et culturel, et suggère d’interminables commentaires. Elle est focalisée autour d’un nom : le surmenage. L’accélération du monde suscitée par l’industrialisation, le déploiement des transports, leur mécanisation, la découverte du télégraphe, la presse quotidienne débordent les individus, qui ont souvent le sentiment de ne pouvoir surmonter la précipitation à laquelle ils sont confrontés. Ce phénomène ne concerne pas seulement les hommes des machines, il concerne aussi les capitaines d’industrie, les hommes politiques, les hommes de lettres, les journalistes, les employés, ainsi que les lecteurs anonymes prétendant ne pouvoir résister à l’émotion quotidienne provoquée par l’information surabondante de la presse. Autres questions régulièrement posées : comment « assimiler » la formidable accumulation de connaissances réalisée en quelques décennies, au point de métamorphoser les dictionnaires ? Comment régler des programmes scolaires jugés tentaculaires ? Comment former des militaires à des savoirs en constante expansion ? Le tout provoquerait un épuisement mental particulier, une usure nerveuse, un mal-être inédit, un abattement global, dont la neurasthénie serait une conséquence possible. Le mot de « surmenage » pénètre ainsi le quotidien, au point, pour nombre d’acteurs de la fin du siècle, de qualifier une nouvelle société.

Qu’est-ce qui fait la spécificité de la quête contemporaine de bien-être ? Dans quelle mesure l’épidémie et les mesures prises pour l’enrayer ont-elles affecté l’imaginaire moderne de la fatigue ?

Notre période répond à trois critères dominants dans la manière dont nous éprouvons de la fatigue. (Je passe sur la fatigue physique, qui est évidente.) Tout d’abord, le surmenage, dans une certaine mesure, n’a pas disparu : nous sommes confrontés à des machines « exigeantes », le téléphone portable par exemple, le micro-ordinateur, les tablettes, leurs corollaires (Facebook, Instagram, etc.), qui nous obligent à nous adapter à un temps de plus en plus complexe, multiple, pressant. Nous pouvons avoir le sentiment que la machine nous déborde, par exemple lorsque nous ne retrouvons plus un mot de passe, lorsque les messages s’accumulent, lorsque les communications se croisent, lorsque les bugs nous surprennent, lorsque les modèles se renouvellent, ajoutant de nouveaux critères en un temps restreint8

Ensuite, ce qui explose dans la seconde moitié du xxe siècle, c’est la possibilité de choix à laquelle nous confronte notre autonomie, ce qu’Alain Ehrenberg a parfaitement montré9 : individus poussés à se définir indéfiniment par eux-mêmes, inexorablement responsables, inexorablement indéterminés, et dès lors s’épuisant à assurer leur voie. S’ajoute, dans le même sens, l’ouverture apparemment incommensurable aux consommations. Les Choses (1965), le roman de Georges Perec, illustre bien le fait que nous avons le sentiment d’être confrontés à un hors-limites possible, que nous ne savons plus objectiver ce qui pourrait suffire ou ne pas suffire, ce qui pourrait convenir ou ne pas convenir, alors que l’emporte un toujours-plus orchestré par le slogan ou la publicité. Rien d’autre alors qu’un « mieux-être épuisant », selon le mot de Georges Perec. Nous vivons une détermination qui s’affirme dans l’indéterminé.

Enfin, troisième versant et non des moindres, le sentiment d’une extrême autonomisation, associée à la démocratie, à la psychologisation et à l’affirmation des individus dans la consommation et les loisirs, crée autant de tensions inattendues. Le sentiment que l’on dispose de soi de manière de plus en plus souple, ouverte et infinie entraîne le fait que toute intrusion de l’autre dans cette autonomie, toute domination de l’autre sur soi, est perçue comme illégitime, voire insupportable. D’où l’apparition de maux nouveaux, comme celui de harcèlement, censé prendre mille formes possibles, toujours plus nombreuses : harcèlement psychologique, physique, professionnel, familial, scolaire, sexuel, cyber, de rue… Rien d’autre ici qu’une fatigue par tourment, crispation, obsession. La démultiplication de tels lieux de fatigue peut conduire jusqu’au suicide (à France Télécom, par exemple), tout en renvoyant ainsi à la démultiplication de notre affirmation personnelle. L’inconfort, l’amertume, le malaise et la fatigue peuvent prendre un nom, celui de syndrome d’empêchement, celui même dont souffre une partie de la société contemporaine. Derrière l’imaginaire de l’épanouissement personnel, il y a bien l’existence d’un tel syndrome : tout dispositif d’empêchement devient intolérable. C’est pourquoi le confinement est si mal accepté : il touche à quelque chose de central dans notre comportement, la disponibilité de l’espace, du temps, des relations…

Ces fatigues nouvelles exigent une prise de conscience, en lieu et place de l’énervement qui a le plus souvent cours, pour aider à les rendre plus supportables, à négocier davantage entre soi et soi, entre l’autre et soi, etc. Nos fatigues devraient conduire davantage à des processus de compréhension et de compromis intimes qu’à des processus de crispation.

Propos recueillis par Jonathan Chalier

  • 1.Georges Vigarello, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2020. Voir aussi le compte rendu d’André Rauch dans Esprit, novembre 2020.
  • 2.Voir Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, Presses universitaires de France, 1988.
  • 3.Voir G. Vigarello, Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, xvie-xxe siècles, Paris, Seuil, 2014.
  • 4.Voir G. Vigarello, Le Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Le Félin, 2018.
  • 5.Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier [1981], Paris, Fayard, 2012.
  • 6.Voir Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris/La Haye, Mouton, 1974.
  • 7.J. Rancière, Gabriel Gauny, le philosophe plébéien [1983], Paris, La Fabrique, 2017.
  • 8.Voir Nicole Aubert (sous la dir. de), @ la recherche du temps. Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations, Toulouse, Érès, 2018.
  • 9.Voir Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

Georges Vigarello

Spécialiste de l'histoire de l'hygiène, de la santé, des pratiques corporelles et des représentations du corps.   L’ensemble du travail de Georges Vigarello porte sur l’histoire des représentations et pratiques du corps. Il obéit à un projet bien particulier : montrer combien ces représentations et pratiques révèlent, dans leurs trajets historiques, des changements majeurs de culture sinon de…

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.