Le dopage et les limites du corps
Esprit – Lance Armstrong, avant d’admettre en janvier 2013 avoir pris des substances illicites, a été dépossédé par l’Union cycliste internationale de ses titres de vainqueur du Tour de France et a été exclu du cyclisme mondial. Cette condamnation n’en est-elle pas également une pour le milieu du cyclisme lui-même, qu’il s’agisse des organisations de régulation ou de la presse sportive, qui a refusé de lever un voile depuis longtemps devenu transparent ? Qui est le plus responsable, des institutions, de la presse, des équipes ou de leurs coureurs ?
Georges Vigarello – Difficile bien sûr de dire qui est « le plus responsable ». Ce qui est certain c’est que la tolérance des institutions sportives est avérée dans le cas d’Armstrong : des preuves de dopage à son sujet ont été apportées dès 1999, confirmées par des analyses du laboratoire antidopage de ChâtenayMalabry en 2005, alors que l’Union cycliste internationale en charge des règlements n’a jamais réagi. De même, aucune réaction de la part des commentateurs du Tour de France par exemple, qui ont systématiquement dressé l’image du héros ou de « l’extraterrestre », selon la vulgate toujours plus actuelle évoquant le champion d’exception. Une explication peut rendre compte de ces résistances. C’est elle qu’il faut retenir. C’est elle surtout qui montre combien l’institution sportive et les médias qui l’« orchestrent » défendent un mythe : celui d’un sport installé en contre-société idéale de la nôtre.
L’image est précise et socialement efficace : modèle de perfection proclamée, fondé sur le principe démocratique (tout le monde peut « participer ») et méritocratique (la distinction s’obtient par le travail et le talent), possédant ses héros, ses notables, ses experts, ses juges, le sport projette un idéal performant à l’aide d’un univers ludique et « décalé ». Mythe important parce qu’il donne du sens au jeu, fait rêver, permet de construire des histoires, nourrit l’imaginaire. Rien d’autre que le feuilleton populaire d’aujourd’hui. Ce que confirme d’ailleurs la manière dont les « grands » sportifs s’imposent régulièrement en tête des personnes préférées des Français.
Trois principes se croisent et dominent cette contre-société, décisifs pour la représentation que le sport se donne à lui-même et qu’il donne de lui-même : l’égalité, le mérite, la loyauté. Dernier point, central d’ailleurs, il ajoute la morale et l’intégrité postulées des acteurs. L’idéal démocratique s’érige ainsi en principe sacré. Quelques fanatiques de l’olympisme y ont même vu un recours moral dans nos sociétés areligieuses dessinant le sport en « base de toutes les religions ». Une évidence s’ensuit : tout accroc, toute transgression, toute dérive, deviennent insupportables pour les acteurs eux-mêmes, comme pour ceux qui font exister le mythe et en tirent bénéfice (social, médiatique, financier). D’où leur tentative de masquage, d’euphémisation, d’effacement. Il serait trop long d’expliquer comment le sport, en intégrant le jeu dans l’imaginaire de nos sociétés, l’intègre aussi dans ses modes de communication, ses valorisations, son économie, ses marchés : il devient dès lors un phénomène trop immergé pour être bousculé ou contesté.
Conséquence : soit le dopé ne peut exister, soit il perd toute identité, traître, paria, ignoré comme insupportable tricheur. La question de sa « protection » se pose alors, et quelquefois même s’impose, surtout lorsque le « transgressif » est un champion hors norme dont la chute assombrirait son sport.
Reste, et c’est une autre question marquante, que le cyclisme comporte aujourd’hui nombre de transgressifs avérés. L’image même de ce sport est atteinte : certains sponsors refusent d’investir, certaines télévisions refusent de transmettre. Ce sport pourrait-il un jour disparaître des écrans ?
Il y a une forme de paradoxe à condamner le dopage, tout en exigeant des sportifs des performances toujours plus extraordinaires. Le corps des athlètes a d’ailleurs subi des transformations radicales ces dernières années ; ce corps doit-il à toute force être ramené à ses limites, alors même que ce sont celles qu’on lui demande de franchir ?
Il y a d’abord un autre paradoxe, insurmontable, celui de l’invisibilité du dopage. Le public a un regard brouillé face à la vision d’un corps magnifique, mais dopé, dont rien ne montre l’inévitable dégradation. La performance serait même d’autant plus magique que les organes sont plus menacés. Comment imaginer la perfection habitée par la destruction ? Comment certifier ? D’où cette sourde difficulté à condamner.
Mais il est vrai aussi qu’existe un autre paradoxe : celui venu de la légitimité accordée à l’« excès » sportif. Comment concilier le fait de s’engager systématiquement plus loin dans la performance et celui de se maintenir systématiquement dans la mesure du « normal » ? Ce qui explique d’ailleurs une tradition aussi forte qu’oubliée : les livres « classiques » de santé ont toujours condamné l’effort « excessif ». Ce sont les sportifs qui, à la fin du xixe siècle, ont recouru à la notion d’excès, portés sans doute par la culture voulue « performante » de leur (notre) temps : cette « tendance à l’excès » est même « la première raison d’être du sport », selon Pierre de Coubertin. D’où l’inévitable existence de blessures, d’épuisements, de « ruptures », en dehors même des pratiques dopantes.
Une seule réponse demeure, quoi qu’il en soit, elle est étroite, même si les progrès de l’entraînement se donnent comme autant de « freins » à de tels dangers. Elle consiste à reconnaître que la pratique sportive relève de la santé publique, aussi bien dans ses effets possibles sur l’entretien et l’amélioration de la santé que dans ses effets possibles sur l’intégrité menacée des corps. Évoquer la « santé publique » c’est alors évoquer la « puissance publique » et sa responsabilité. C’est aussi évoquer une attente inévitable : celle d’un engagement visible et constant de la part de cette puissance publique, son exercice d’un contrôle précis, vérifiable, concerté, appliqué en dehors même des institutions sportives, jugées trop tolérantes envers les « transgressions ». Le problème se complique une fois reconnue la nécessité d’accords internationaux (sur le dopage par exemple) aussi urgents que nombreux. Voie étroite sans doute, voie unique pourtant, à moins d’exclure le sport de nos sociétés.
Dans quelle mesure assiste-t-on aujourd’hui, dans le sport de haut niveau, mais aussi amateur, à une dissociation entre sport et santé ? En effet, la pratique du sport devrait tendre à la préservation du corps, or, on a de plus en plus l’impression que les athlètes cherchent un dépassement d’eux-mêmes qui ne tient plus compte des équilibres de la santé.
Il faut redire combien l’excès porte en lui-même ces risques et ces dangers. Les sportifs d’aujourd’hui n’ont pas inventé le dopage, les blessures et les accidents. Le reportage d’Albert Londres sur les « géants de la route » en 1924 est à lui seul édifiant. Un changement majeur en revanche a eu lieu dans les années 1980. Il est double : l’appréciation plus précise des effets dévastateurs du dopage, l’organisation plus savante et plus sophistiqué de ce même dopage. Ce dernier s’est même imposé en dysfonctionnement majeur : recours pour le sportif à des produits largement inédits, hormones de synthèse, anabolisants musculaires, excitants nerveux ; risques tout aussi inédits de maladies au long cours, cancers, affections cardio-pulmonaires, déséquilibres hormonaux ; atteintes d’une population où se mêlent champions novices et champions confirmés. Rien d’autre qu’un des versants les plus inquiétants de la pratique, non parce qu’il dévoile quelque triche et porte atteinte à l’égalité entre concurrents, mais parce qu’il porte atteinte à l’intégrité du corps, profilant la maladie là même où devrait triompher la santé. Versant inquiétant encore parce qu’il prolonge cette certitude banalisée dans notre culture d’un corps jugé indéfiniment malléable, susceptible de réaménagements toujours plus diversifiés, ceux promis par la médecine ou la chimie.
C’est bien contre cet état de fait que la responsabilité collective et publique s’est accrue comme jamais.
- *.
Voir son dernier livre, la Silhouette du xviiie siècle à nos jours. Naissance d’un défi, Paris, Le Seuil, 2012.