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Au-delà d'­Ibn Khaldûn : la tragédie arabe n'­est pas fatale

mai 2016

#Divers

La tragédie syrienne est au centre d’une vaste recomposition du Moyen-Orient dont la violence peut se comprendre dans les termes de la psycho-politique khaldûnienne. Mais elle ne doit pas cacher, au sein même de ces sociétés effondrées, l’invention quotidienne d’une nouvelle citoyenneté démocratique.

Nous peinons à qualifier en termes humains et sociaux la douloureuse recomposition du Moyen-Orient, dont la tragédie syrienne est l’épicentre et résonne à travers le monde arabo-musulman jusqu’en Europe : quels espaces de liberté et de libre détermination pouvons-nous y distinguer, au-delà de l’effondrement de la vie sociale, du fractionnement de l’espace et de la brutalité du politique ?

De fait, cinq ans après l’éclosion des révoltes arabes, de vastes espaces de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – Libye, bande sahélienne, Croissant fertile – semblent durablement gagnés par la fragmentation, sans que l’on puisse entrevoir un terme à ce processus de délitement. Toute politique y semble contrainte par des lignes de fractures communautaires et par la violence milicienne, ou surplombée par les stratégies de survie de l’« État profond1 », également violentes. Les États voisins ou impliqués, inquiets des risques de désintégration, se retranchent dans des postures essentiellement sécuritaires. Ce durcissement occupe le devant de la scène et occulte les dynamiques sociales, individuelles et politiques qui étaient apparues à la faveur des contestations de 2011. Des populations brutalisées d’Afrique et du Moyen-Orient, les sociétés européennes ne voient guère que des masses indistinctes de réfugiés menaçant de se déverser sur leur territoire. Le sentiment dominant d’une fatalité anthropologique de l’enfermement identitaire, de la violence et de la discorde chez les « Arabo-musulmans » pèse sur ce qui tient lieu de débat. Notre lucidité est mise au défi par ce préjugé et par la réalité médiatisée, dont la conjonction paraît accablante.

Essayons donc de pousser notre regard au-delà de ces apparences, pour une ébauche de réflexion sur la contrainte et sur le possible, inspirée pour l’essentiel des bouleversements que subit la Syrie2 : y a-t-il des déterminants spécifiques à la surenchère qui oppose et lie à la fois le déchaînement de mouvements destructeurs et les réactions non moins violentes de l’ordre politique institué ? Et quelles forces animent les sociétés ainsi prises en étau, dont les pulsions civiques et les initiatives solidaires n’ont jamais complètement cédé face à la brutalité terroriste et milicienne ?

L’alliance explosive des solidarités primaires et du discours religieux

Rendons grâce en premier lieu à Ibn Khaldûn de nous éclairer, à sept siècles de distance, sur la nature et le ressort des mobilisations collectives pour le pouvoir, au moins sur un point : la puissance exceptionnelle que confère, en deçà de toute mobilisation institutionnelle, la conjonction de la solidarité organique primaire (‘asabyya) et d’un discours religieux d’exhortation et de prédication (da’wa). L’une et l’autre agissent comme les ressorts psychiques de mouvements collectifs armés capables, dans la vision cyclique khaldûnienne, de bouleverser des empires.

Les exemples abondent jusqu’à aujourd’hui dans cette partie du monde, qui a été le champ d’interprétation de Ibn Khaldûn, mais aussi ailleurs : le schéma de la bande solidaire liée par une symbolique identitaire propre et animée par une doctrine simple aux accents religieux s’est montré d’une redoutable efficacité, au-delà du contexte islamique3. Il est effectivement universel, avec la puissance que lui reconnaît l’intuition khaldûnienne, puissance à la fois destructrice et potentiellement régénératrice, là où les vecteurs classiques de l’énergie fondatrice et du rapport de force (État, armées, institutions politiques) font défaut. Tel est bien le cas aujourd’hui en Libye, en Syrie, en Irak ou en Afghanistan, où prévaut une économie de la violence marquée par la segmentation des territoires et une relative autonomie de groupes solidaires armés aux contours mouvants, piégeant parrains et tuteurs autant que manipulés par eux. Le corollaire en est l’affaiblissement et la crispation des États impliqués dans ces conflits, redéployés autour d’appareils sécuritaires en fonction d’intérêts souvent bien peu nationaux et trop souvent sectaires, communautaires ou de clientèles.

En mettant en lumière les facteurs psychiques qui créent de l’agrégation et de l’énergie (‘asabyya, da’wa, etc.), Ibn Khaldûn en fait le moteur central des processus de crise et de désintégration observés en son temps et qui font écho à ceux du présent. Il anticipe ainsi les bases d’une « psycho-politique4 » qui reste à approfondir et qui garde tout son sens aujourd’hui par la pertinence ramassée des notions et leur adéquation quasi organique à l’objet5. Ce faisant, il pose aussi une puissante détermination anthropologique. Qu’elle soit universelle ou spécifique, elle pèse lourdement sur tous ceux qui la subissent (les sédentaires désarmés de la civilisation urbaine) et les oppose à ceux qui les réactivent (les minorités violentes et solidaires en quête de pouvoir, de richesses ou d’ascendant).

Des sociétés fragmentées

Relisons aussi les anthropologues qui nous instruisent sur une spécificité de l’« arc de crises » arabo-musulman jusque dans ses marges africaines et asiatiques, des rivages de l’Atlantique aux montagnes d’Afghanistan. Là se maintient, toujours très prégnant, un puissant substrat d’organisation sociale, dite « segmentaire », c’est-à-dire « découpée » en unités tribales d’importance comparable qui coexistent, rivalisent et se neutralisent : la violence, toujours possible, omniprésente, en bruit de fond, y est généralement contenue par l’effet d’amortisseur et de cloisonnement de la segmentation. Le développement d’institutions d’État modernes y est allé de pair avec la transformation, mais jamais la destruction ni la pure assimilation, de la structure et de l’ethos clanique ou communautaire6.

Le débat sur la segmentarité nous rappelle que si celle-ci a constitué un terrain favorable à l’exercice d’une violence toujours limitée parce que fragmentée, mais menaçante car constamment redistribuée selon des alliances mouvantes, elle n’est pas exempte d’une complexité plus grande (hiérarchies, stratification, logiques de domination, régulation de conflits) que la mécanique schématique des oppositions et solidarités emboîtées peut le faire croire. La violence en particulier y a longtemps été régulée selon des mécanismes symboliques subtils : en terrain segmentaire et sous « l’ombre fraîche » de l’islam7, le tiers médiateur, jamais absent, a très longtemps fait partie du paysage8. Or la tragédie de ce temps, qu’ont illustrée jusqu’à la nausée les guerres civiles d’ex-Yougoslavie, d’Algérie, aujourd’hui de Syrie, c’est aussi la destruction et la délégitimation systématiques des médiations, qu’elles soient coutumières et de proximité ou appelées de l’extérieur.

Ibn Khaldûn, qui parle peu des fonctions de médiation, nous offre avec la ‘asabyya un élément essentiel d’appréhension de la violence en milieu segmentaire, et de la possible rupture d’équilibre de celui-ci. Ce qu’il laisse entendre, c’est que cet « esprit de corps » a du nerf, et que cet influx psychique collectif, quand il n’est pas authentiquement fondateur, peut indéfiniment nourrir l’engrenage du conflit, y compris avec l’adjuvant d’une prédication : celle-ci n’est pas toujours civilisatrice, ainsi que le manifeste Daech, et le nouveau pouvoir institué peut se révéler stérile, marqué du sceau de la pure segmentation, elle-même livrée, en l’absence de médiation, à sa mécanique infernale.

L’emballement de la violence

Les éclairages de l’anthropologie ne suffisent évidemment pas à rendre compte des terribles ruptures d’équilibre subies par les sociétés moyen-orientales en guerre ou sous état d’exception. Les déterminants les plus connus en sont les plus visibles, en premier lieu la géopolitique régionale.

Résultant du jeu de puissances rivales surplombant la fragmentation ambiante par la supériorité des moyens (États du Golfe) ou un niveau élevé de cohésion consolidée au fil d’une longue histoire impériale (Iran, Turquie), cette géopolitique avive plus qu’elle ne contient les poussées de violence locales (sans compter l’implication de puissances extérieures à la zone, qui ne peuvent ou ne veulent se donner les moyens d’interventions ciblées de nature à réduire les violences infligées aux populations)… À quoi s’ajoute le déploiement d’une ultraviolence pas foncièrement nouvelle, qui relève d’une ingénierie de la terreur tout à fait rationnelle et trouvant son origine, en ce qui concerne Daech, au cœur du régime de Saddam Hussein. Non spécifique à l’univers islamique, elle manifeste l’introduction d’une violence totalitaire moderne au sein de l’univers moyen-oriental « segmentaire ». Ibn Khaldûn nous livre la clé de son intensité plus que de sa nature : faisant fond sur le ressentiment d’une minorité sunnite humiliée, les « administrateurs de la terreur9 » mobilisent la ‘asabyya tribale sunnite, et la da’wa islamique radicale disponible tient lieu de guidance idéologique et de carcan symbolique pour le dressage des esprits. Enfin, l’urbicide sélectif et massif qui afflige la Syrie est un autre exemple de la démesure qui caractérise la désintégration en cours : seule la Seconde Guerre mondiale et les guerres d’ex-Yougoslavie offrent un équivalent européen à la destruction d’Alep, et Jean-Pierre Filiu nous rappelle justement qu’il faut remonter à Tamerlan pour retrouver une telle fureur destructrice dans le « pays de Sham10 ».

L’emballement proprement moderne des énergies de la ‘asabyya nous fait donc sortir du schéma khaldûnien classique de la régénération de la civilisation par une mobilisation fondatrice : face à l’ensauvagement du politique et du religieux, la démesure et le dévoiement doivent aussi entrer dans nos catégories de pensée. Et faut-il le rappeler, la terrifiante histoire des totalitarismes anciens et modernes, européens ou asiatiques, nous montre que cette hubris, y compris dans sa version « segmentaire11 », n’est pas spécifique à la culture arabe et au monde de l’islam.

La vitalité du politique malgré tout

N’oublions pas enfin ce qui est apparu il y cinq ans comme une forme de retour du politique au sein des sociétés : le surgissement d’une contestation largement urbaine non réductible à une catégorie sociale. En Syrie, les tentatives de gestion citoyenne de quartiers, municipalités ou zones insurgées s’associent avec des réseaux citoyens organisant, sous une répression implacable, autodéfense, acheminements de vivres, exfiltrations, hôpitaux de fortune, etc. Ces initiatives laminées par une violence impitoyable, menacées et concurrencées au niveau local par la terreur milicienne et les pratiques mafieuses, n’ont pas été partout ni complètement éradiquées. Elles continuent de témoigner, y compris sous le couvert de formations armées, de l’invention quotidienne d’une citoyenneté par le bas à la faveur de la fragmentation généralisée des espaces et des institutions.

Que les déterminations anthropologiques et géopolitiques évoquées plus haut s’ajoutent à la férocité des violences miliciennes ou institutionnelles, cela ne rend le refus persistant des populations que plus remarquable, quelles que soient ses modalités : résistance active ou passive, fuite vers des camps de réfugiés ou en quête d’un asile incertain. Les observateurs et témoins des sociétés arabes savent qu’elles ne se soumettent pas spontanément et comme par nature aux forces conjuguées du religieux radicalisé, de la terreur organisée, de l’urbicide d’État, de la dévastation du milieu segmentaire traditionnel, de la cohésion de clan poussée à l’extrême, de la géopolitique régionale.

Prenons garde à cet égard à une lecture définitivement pessimiste, donc conservatrice, des enseignements d’Ibn Khaldûn. Celui-ci nous permet de comprendre quelques traits décisifs de la réalité politique présente dans un contexte où se mêlent effondrement, radicalisation et stratégies de survie : les mobilisations d’énergie combattante par des manipulations intéressées, conservatrices et archaïsantes du fond anthropologique segmentaire et soi-disant islamique. Il y a donc bien aujourd’hui des usages conservateurs des soubassements psychiques de l’action collective mis en lumière il y fort longtemps par Ibn Khaldûn12. Mais ceux-ci n’épuisent pas le champ du réel, ni du possible : les opposants démocrates et « sécularistes » ne s’y trompent pas, qui ont tendance à connoter péjorativement la ‘asabyya à travers la critique des manipulations dont elle est l’objet.

La question est de savoir si les actuels phénomènes d’effondrement excluent ou simplement occultent dynamiques sociales et poussées révolutionnaires. Ils ont certes, aujourd’hui, une bien plus grande visibilité que ces dernières au moins par leurs effets, le plus manifeste étant l’exode des populations. Mais ils ne sauraient dissimuler à notre regard la persistance des résistances et du refus dont de multiples témoignages et engagements font état13. De nombreux signes dans les sociétés arabes montrent par ailleurs qu’il n’y a pas de fatalité au théologico-politique et à l’ensauvagement segmentaire14. Le retour réactif de mobilisations brutales, « tribales », dynastiques ou étatiques, pour faire front aux poussées de contestation populaire inédites de 2011 était prévisible, ainsi que la part que pouvaient y prendre les métamorphoses de l’islamisme, comme un épisode logique du bouleversement fondamental que connaît cette partie du monde15. Les fractures et déséquilibres que ces réactions ont précipités placent l’ensemble de la région dans une dynamique difficilement maîtrisable, indice que les formes de pouvoir étroitement autoritaires et répressives, même si elles sont encore appelées à durer, ne seront pas tenables à plus long terme.

Soyons donc attentifs aux revendications citoyennes de confrontation démocratique et de formules de pouvoir inclusives, aussi peu visibles soient-elles dans l’état actuel du rapport de force. Elles existent et sont l’expression de résistances, de sacrifices et de capacités de réinvention du politique bien réels. Notre responsabilité est, avant même toute empathie, de les considérer pleinement.

  • 1.

    L’« État profond » stricto sensu faisait référence aux modèles turc et égyptien, où services de sécurité, complexe militaro-industriel et magistrature s’associent dans un réseau opaque et structuré d’intérêts identifiés à l’intérêt national, indépendamment des procédures de représentation démocratique (et éventuellement contre elles). Les États syrien et irakien impliqués dans les actuelles guerres segmentaires du Croissant fertile paraissent en contraste moins intégrés, plus étroitement recentrés sur les appareils sécuritaires et très largement « communautarisés ».

  • 2.

    Réflexion qui s’inscrit dans les « perspectives khaldûniennes » ouvertes de longue date par Esprit. Voir en particulier Hamit Bozarslan, « Quand les sociétés s’effondrent. Perspectives khaldûniennes sur les conflits contemporains », Esprit, janvier 2016.

  • 3.

    Sur l’extension du modèle de la ‘asabyya à l’univers urbain et de la vision khaldûnienne au-delà du monde de l’islam, voir respectivement Michel Seurat et Gabriel Martinez-Gros, cités par H. Bozarslan, « Quand les sociétés s’effondrent », art. cité.

  • 4.

    Notion empruntée à Peter Sloterdijk, Temps et colère, Paris, Hachette, 2007.

  • 5.

    L’approfondissement à la fois anthropologique et linguistique des catégories khaldûniennes mettant en jeu les dispositions psychiques à l’exercice du pouvoir (‘asabyya, jah) est riche d’enseignement sur la densité sémantique de ces notions. Voir Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldoun revisité, Casablanca, Toubkal, 1999, et l’introduction à Ibn Khaldûn, le Livre des exemples, tomes I et II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002 et 2012.

  • 6.

    Maurice Godelier, les Tribus dans l’histoire et face aux États, Paris, Cnrs Éditions, 2010.

  • 7.

    Gabriel Bounoure, Fraîcheur de l’islam, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1995 : pour une évocation sensible, par un disciple de Louis Massignon, des vertus consolatrices et spirituelles de l’islam traditionnel.

  • 8.

    Ainsi que le montre l’imposante littérature anthropologique sur islam et segmentarité. Voir notamment les travaux d’Ernest Gellner, entre autres Muslim Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 et les Saints de l’Atlas [1969], Saint-Denis, Bouchene, 2003.

  • 9.

    « L’administration de la terreur » est le titre du texte de référence de Daech sur les modalités d’administration des territoires conquis.

  • 10.

    Jean-Pierre Filiu, les Arabes, leur destin et le nôtre, Paris, La Découverte, 2015.

  • 11.

    Voir Gabriel Martinez-Gros, « Le devenir tribal du monde. Réflexions à partir d’Ibn Khaldûn », Esprit, janvier 2012.

  • 12.

    Ceux-ci dans le monde contemporain arabo-islamique n’occupent qu’un champ limité mais souvent décisif de la réalité politique, celui de l’exercice du maintien au pouvoir ou de sa conquête : au Moyen-Orient et au Sahel, la formation et l’entraînement des gardes princières ou présidentielles et de certaines troupes d’élite a souvent à voir avec la mobilisation d’‘asabyya locales.

  • 13.

    Voir notamment Samar Yazbek, les Portes du néant, Paris, Stock, 2016.

  • 14.

    Indices parmi d’autres : les déclarations publiques d’athéisme et la vitalité d’une littérature, notamment féminine, aux accents très libres en Arabie saoudite et dans le Golfe.

  • 15.

    Voir les trois articles sur la vague des révoltes arabes dans Esprit, mai 2011.

Bruno Aubert

Diplomate et arabisant dans la tradition de l’orientalisme français (voir son article sur Louis Massignon), ambassadeur de France au Soudan, sa réflexion fait le lien entre la connaissance historique et culturelle de l’aire arabo-musulmane et l’analyse des soubresauts politiques contemporains.

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