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Daech : le dévoiement

décembre 2016

#Divers

Les tenants du parler-vrai ont raison d’affirmer un rapport du terrorisme islamiste à la religion : il n’est pourtant pas celui d’une continuité, mais d’un dévoiement et d’une sinistre caricature.

De quoi peut-on discuter aujourd’hui à propos de l’islam ? Comment penser l’islam au temps du terrorisme «  islamique  » ? Comment approcher le religieux lorsque le thème de la «  radicalisation  » occupe le cœur du débat ? Lorsque celui-ci dérive vers la polémique sur le caractère religieux ou non du terrorisme «  djihadiste  » ? «  Cela n’est pas l’islam  », nous disent de bonne foi et non sans raison les honnêtes citoyens musulmans révulsés par l’horreur. «  Ne nous voilons pas la face, c’est bien d’islam dont il s’agit  », affirment pour leur part les tenants du «  parler-vrai  », prenant au mot les djihadistes.

Dans ce heurt des sensibilités, chacun a ses raisons, qui ne sont pas sans fondements. La réaction des croyants sincères a pour elle la vérité du ressenti : il y a dans la politique de la terreur, avec son cortège de cruautés, l’évidence d’une contravention radicale à toute forme d’éthique et de spiritualité, et nous savons que quatorze siècles de tradition musulmane ont façonné une éthique du respect et une spiritualité exigeante. Pour autant, cette terreur n’est pas sans rapport avec l’islam : elle est perpétrée en son nom ; ses protagonistes «  parlent musulman  » avec l’excès typique du «  surmusulman  » si bien décrit par Fethi Benslama1 ; le lexique islamique y est sollicité, certes abusivement et non sans distorsion ni appauvrissement : les notions liées à la loi, au pouvoir ou à la guerre, que la tradition codifiait et utilisait avec précaution (charia, califat, djihad), sont réexhumées aux fins de simplification idéologique et de dressage des esprits typiques des totalitarismes modernes. D’un côté donc, rupture et opposition : l’islam est innocent de la violence anomique qui sévit en son nom, un peu comme l’Évangile est innocent de l’Inquisition ou du massacre des Albigeois ; même si la Révélation porte en elle une violence de protestation prophétique, susceptible d’être caricaturée, elle est supposée être canalisée et désamorcée dans le sacrifice rituel, communautaire ou de rachat universel. De l’autre côté, continuité : les thèmes de la communauté (oumma) et de la soumission à un ordre divin (islam) encadrent la mobilisation et nourrissent la propagande d’un projet politique total et exclusiviste, à la fois délirant dans sa visée et rationnel dans ses méthodes. Et peu importe qu’une métaphysique de la justice et de la miséricorde ait laissé la place à une apocalypse de massacres et d’effroi, que l’imprécation sectaire se soit substituée à l’invocation spirituelle de la maison commune des croyants : la profession de foi est la même, et les mots pour la signifier n’ont, semble-t-il, pas changé.

Les clercs de l’islam classique, attentifs aux déviations doctrinales de leur religion, ont développé un corpus à certains égards comparable à l’hérésiographie chrétienne médiévale, héritière des querelles christologiques de l’Antiquité tardive. Les variations souvent incongrues qui émaillent l’histoire de l’islam depuis ses origines ont sédimenté au fil des âges un terreau intellectuel et symbolique riche et contradictoire, qu’ils se sont efforcés de qualifier. Les innovations rituelles ou théosophiques y apparaissent très souvent couplées à des querelles sur la légitimité de l’autorité spirituelle et ses liens avec le pouvoir temporel (notamment s’agissant des nuances du chiisme, des kharijites, des qarmates). Les considérations politiques n’y sont donc jamais totalement absentes et peuvent même être centrales. Elles pouvaient l’être au point de radicaliser le jugement de l’orthodoxie à l’égard des «  hérétiques  ». Lorsque ceux-ci se distinguaient avant tout par leurs écarts vis-à-vis du corpus dogmatique liant la communauté, ils étaient rangés dans la catégorie des «  égarés  », sans être radicalement exclus. Lorsqu’ils sacrifiaient à l’absolu de la pulsion de pouvoir, ou lorsqu’ils en étaient les victimes stigmatisées, ils pouvaient être assimilés au djihad hérétique «  sous l’étendard de Satan  ». Ce qui nous rapproche de l’anathème et de l’excommunication (takfir), attitudes qui sont au fondement du radicalisme terroriste contemporain : on anathémise massivement les populations musulmanes, au nom d’un idéal étroit de pureté communautaire qui dynamise l’esprit de domination ou de revanche ; on leur mène une guerre totale, de manière indiscriminée, à laquelle seule la modestie des moyens peut poser une limite. S’agit-il encore de religion ?

Les docteurs de l’islam médiéval ont envoyé bien des déviants dans la cohorte des «  sectes aberrantes  » pour moins que cela. Ce qui est en cause aujourd’hui à travers des phénomènes du type de Daech va en effet bien au-delà de l’hérésie et se juge autant à ses fruits qu’à ses symptômes : des conversions soudaines qui relèvent plus de la colère et de la frustration que du spirituel ; une charge de ressentiment parée d’oripeaux eschatologiques conférant au mouvement une forte puissance de fragmentation de l’environnement, social ou politique ; une capacité à dévorer les ressources de la tradition, comme les «  modernisateurs  » qui les ont précédés (les dictatures progressistes et «  laïques  ») ont ravagé le potentiel d’émancipation de la modernité. Ce n’est pas la première fois que la puissance de séduction d’un appareil symbolique religieux habille une entreprise politique meurtrière, en rehaussant à leurs propres yeux la médiocrité des assassins. Rappelons-nous le témoignage révolté de Bernanos en ses Grands Cimetières sous la lune : les agissements des tueurs de Daech sont islamiques comme étaient catholiques les courageuses équipées des nervis franquistes liquidant, en 1937, dans les campagnes de Majorque, au nom du Christ Roi, des familles de paysans prétendument communistes, avec la bénédiction de l’épiscopat. Ce rapport à la religion peut être nommé : le dévoiement, qui ouvre la voie aux manipulations les plus infâmes. Et le moment alors n’est jamais très loin où le religieux ainsi mis au pas et retourné se voit subverti et dépassé par sa contrefaçon nihiliste, encore plus efficace : la mystique raciale des tueurs nazis a relégué aux arrière-gardes des meurtres de masse le «  catholicisme  » politique des phalanges franquistes.

Ainsi les tenants du parler-vrai n’ont pas tout à fait tort : il y a un rapport étroit entre l’islam et Daech, entre l’islam et Al-Qaida,  etc. Mais ce n’est pas celui que la plupart d’entre eux croient. Il s’agit d’un rapport radical de retournement, de fausse affirmation de la chose en son contraire même. Ce retournement est aisément reconnaissable : l’usage grimaçant des mots de la tradition par le djihadiste contemporain fait insulte non seulement à la dévotion traditionnelle et aux élaborations théosophiques de l’islam, mais aussi et surtout à l’humanité et à la décence des musulmans. Cette caricature sinistre du religieux est aussi ancienne que la religion elle-même. Elle ouvre à une carence de l’être que nous ne savons plus nommer, comme si elle n’était qu’une allégorie politique, comme si elle n’avait pas l’épaisseur de la réalité et de la souffrance. Le basculement dans le dévoiement est comme la séduction du mal : il peut intervenir en proximité étroite de la promesse du salut ou de l’émancipation, ainsi que le montre la dérive rapide des «  grandes  » révolutions (et que le suggèrent sur un autre plan maints épisodes évangéliques, dont celui de la Tentation au désert). Nous sommes ici au-delà de la classique instrumentalisation politique du religieux, au-delà du théologico-politique qui amalgame autorité et pouvoir au nom de l’ordre et de la cohésion. Peut-être touchons-nous là aussi une sorte d’état limite de la fureur communautaire, au-delà du religieux, comme les totalitarismes du xxe siècle en offrent des précédents : au-delà de l’ordre qui discipline les corps et les esprits, au-delà de la secte qui radicalise la coupure à l’égard du reste du monde. Une pure pulsion de pouvoir ou de ressentiment, portée par une technique de prédication totalitaire aux accents faussement religieux, qui veut tout dévorer, et qui, ne pouvant intégrer, ne peut que fragmenter.

  • 1.

    Fethi Benslama, l’Idéal et la Cruauté, Fécamp, Lignes, 2015 et «  Préface  », la Guerre des subjectivités en islam, Fécamp, Lignes, 2014.

Bruno Aubert

Diplomate et arabisant dans la tradition de l’orientalisme français (voir son article sur Louis Massignon), ambassadeur de France au Soudan, sa réflexion fait le lien entre la connaissance historique et culturelle de l’aire arabo-musulmane et l’analyse des soubresauts politiques contemporains.

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