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Positions – Syrie : la fuite en avant peut-elle se poursuivre ?

mai 2012

#Divers

Par l’exercice de la brutalité contre les populations liées aux contestataires, et en jouant le risque de guerre civile, le clan Assad montre sa capacité à se maintenir : attiser les peurs, provoquer la confusion et gagner du temps sont les ingrédients de cette logique de survie par la terre brûlée, qui n’a pas encore épuisé tout son potentiel.

Entre la militarisation inéluctable du soulèvement et la diplomatie longtemps jugée inefficace des opposants de l’extérieur, les contestataires de l’intérieur, clandestins et méconnus par la communauté internationale, tentent de maintenir leurs capacités humaines et politiques.

La mission de Kofi Annan, envoyé spécial des Nations unies et de la Ligue arabe, a introduit l’idée qu’un dialogue entre les protagonistes devait être un élément décisif de résolution du conflit interne, et donc que la médiation pouvait être le paramètre central de la sortie de crise. Elle se heurte cependant aux dynamiques en cours sur le terrain, tant celle du soulèvement que celle de la répression.

Comme cela était prévisible, le rapport de force qui oppose le régime à la contestation, civile ou armée, montre la capacité du clan Assad à se maintenir, mais au prix d’une violence toujours plus brutale contre les populations et d’une diminution de son emprise territoriale.

La stratégie d’écrasement de la rébellion armée et de la contestation ville par ville, en ciblant les quartiers où elles s’étaient établies, constitue en première analyse un rétablissement de la situation en faveur du régime. Mais cette politique est ambivalente : la terreur à l’encontre des civils n’est pas de nature à susciter des ralliements positifs pour l’avenir ; les populations, quand elles le peuvent, fuient vers les frontières ; l’incitation pour les hommes à rejoindre les groupes de l’Armée syrienne libre (Asl) en est accélérée. Par ailleurs, les points d’affrontement se sont multipliés sur tout le territoire (à l’exception des zones alaouite et kurde), les corps intermédiaires tels que le Baath se sont révélés pour ce qu’ils étaient – des coquilles vides – et le régime ne contrôle plus la société que par la peur : les administrations sont attentistes, leurs échelons supérieurs paralysés par la crainte des représailles (tout comme une bonne partie de l’armée « conventionnelle »), les responsables des minorités religieuses sont tétanisés par la perspective d’un régime à dominante sunnite. L’assise du pouvoir à ce jour repose sur une sorte de coalition des peurs, qu’il s’emploie à attiser, et sur la solidarité des diverses clientèles agrégées autour du système répressif et des intérêts économiques du clan.

À long ou moyen terme, la dynamique globale sur le terrain semble défavorable au clan Assad : là où il maintient le rapport de force brut à son avantage, c’est au prix d’une rétraction croissante sur lui-même, et dans une logique de survie par la guerre civile, dont l’aboutissement extrême pourrait être la sanctuarisation du réduit alaouite.

Gagner du temps, à cet égard, est un élément décisif de cette stratégie de survie : les liens entretenus avec des interlocuteurs internationaux de premier plan (la Russie, la Chine, le dialogue – difficile – avec Kofi Annan) servent aussi à cela, ainsi que le misérable expédient que constitue l’annonce de réformes politiques de façade (nouvelle constitution, élections législatives). Être le point de fixation d’un rapport de force au niveau global (Russie, Chine et Iran contre Occidentaux et Arabes « conservateurs ») permet au régime de croire qu’il peut faire le gros dos et attendre des jours meilleurs, une fois le « juste » équilibre des forces rétabli.

Hors des ancrages objectifs que sont le soutien russe et l’alliance iranienne, quels sont les éléments rationnels qui déterminent la politique de Bachar Al-Assad ? On retrouve, comme un héritage du mode de gouvernement construit par le père, la capacité froide et détachée à moduler le niveau de violence et de cruauté quand le maintien au pouvoir est en jeu : à cet égard, on peut penser que le régime n’a pas épuisé son potentiel de brutalité, et qu’il n’y aura pas d’autre limite à celle-ci que l’épuisement et/ou un éventuel défaut de loyauté des troupes les plus fidèles.

Ce qui n’ouvre la voie qu’à des scénarios violents : écrasement « définitif » du soulèvement ; militarisation de la rébellion et effondrement militaire du régime ; coup d’État à l’intérieur de l’appareil sécuritaire ou de la communauté alaouite. L’installation du pays dans une guerre civile de plus ou moins haute intensité selon les multiples lignes de fracture politiques, ethniques et confessionnelles reste la toile de fond commune à ces scénarios. Elle dessine à elle seule une sorte de « scénario de la confusion » (ingérences, terrorisme, islamisme, milices confessionnelles ou tribales, etc.) probablement souhaité par un régime aux abois. Pour l’heure, la politique menée par le pouvoir de Damas relève de la fuite en avant dans la brutalité contre la société, typique du dévoiement extrême de la solidarité clanique ou mafieuse. Cette illusion, qui a été celle de Saddam Hussein, de croire que l’on peut rester maître chez soi contre son peuple et contre le monde en s’adossant à une large communauté d’affidés soudée par le sang (le lien communautaire) et le prix du sang (l’ampleur des crimes commis, empêchant tout retour vers l’exercice de la politique) augure dans le proche avenir de jours encore plus sombres pour la Syrie.

Face à cette réalité, les activistes de l’intérieur continuent, un an après le début de la révolte, de maintenir le mouvement, alors que les opposants de l’extérieur, divisés sur la conduite à tenir, apparaissent travaillés par des influences contradictoires.

Le Conseil national syrien (Cns), qui avait vocation à représenter à l’extérieur le mouvement de contestation actif sur le terrain, rassemble le plus gros effectif d’opposants en exil, de sensibilités diverses (des Frères musulmans à des démocrates laïcs et libéraux), mais est longtemps apparu comme frappé de paralysie par le grand écart auquel il est contraint. Il parvient difficilement à surmonter ses divisions et peine à acquérir la densité politique – en termes de cohérence et de représentativité – que requiert la gravité de la situation et à laquelle l’exhortent ses partenaires occidentaux. Pour pallier ce déficit, les responsables du Cns semblent s’épuiser en tractations au détriment de la relation avec les activistes de l’intérieur. Pour apparaître en phase avec ces derniers et avec les attentes des populations, ils multiplient les appels à l’intervention extérieure – humanitaire, politique ou militaire – parfois avec un effet de surenchère qu’aggravent la rivalité des ambitions personnelles et certains parrainages extérieurs. Ils se prononcent toutefois de manière unanime pour l’autoprotection du soulèvement, c’est-à-dire pour la livraison d’armements, de plus en plus souhaitée par les contestataires. Ils viennent de formaliser un dispositif de coordination avec l’Asl, et de tracer les contours d’une définition politique de la Syrie post-Assad, « État civil, pluraliste et démocratique », d’inspiration libérale et garantissant les droits des personnes et des collectifs (« groupes ») composant le pays (« Charte nationale pour la Syrie de demain », 27 mars, Istanbul).

En contrepoint, les autres opposants de l’extérieur, pour la plupart des « historiques » ou activistes proches du Conseil national pour la coordination démocratique (Cncd), craignant la guerre civile et refusant tout alignement sur des parrains extérieurs embarrassants, tentent difficilement de maintenir une ligne de contestation pacifique en fidélité au triple « non » de l’année 2011 (non à la violence, non à la confessionnalisation, non à l’intervention extérieure).

Parallèlement, une dynamique de militarisation, sous-estimée au cours des derniers mois, s’est emparée du terrain de la contestation et des segments de la population les plus exposés. Le moteur en est évident : la nécessité de protéger les civils d’une répression barbare, et de tenir le rapport de force sur le terrain face à un pouvoir capable de toutes les atrocités pour survivre. Cette dynamique touche désormais plusieurs milliers d’hommes, en majorité des civils désireux de s’armer pour protéger familles et quartiers, et entourer de dispositifs d’alerte les manifestations de protestation, mais aussi une forte minorité de militaires de tous grades ayant fait défection. Des groupes armés islamistes sur le modèle de ceux ayant opéré en Libye – mis en exergue par la propagande du régime – sont d’ores et déjà une réalité, mais ils demeurent dans le tableau d’ensemble très marginaux ; nul doute que la livraison d’armes par les pays du Golfe leur profitera aussi, si ce n’est déjà le cas. La militarisation en cours du soulèvement apparaît donc assez largement en continuité naturelle avec le mouvement de contestation civile. Elle ne marquera une rupture avec celui-ci que si le pays bascule dans une guerre civile intercommunautaire, interconfessionnelle, milicienne et « dépolitisée » à travers laquelle le clan Assad pourrait tirer son épingle du jeu. Seul le maintien des capacités humaines et politiques de la contestation de l’intérieur (les réseaux des « coordinations ») pourra désormais éviter ce scénario.

Ces deux réalités – hétérogénéité des opposants de l’extérieur et dynamique de militarisation – focalisent l’attention des partenaires internationaux, au détriment du mouvement de contestation politique (jusqu’alors assez largement pacifique) de l’intérieur. Depuis désormais un an, et à rebours des pronostics faciles sur son « essoufflement », celui-ci oppose pourtant à une répression sans pitié une étonnante capacité de mobilisation, d’endurance et de résistance. Ses militants et ses responsables, organisés dans les réseaux des « coordinations » (tansiqyat) et astreints aux contraintes de la clandestinité, préparent les manifestations, assurent le lien entre les différentes cellules, animent des réseaux d’entraide, convertissent des appartements en centres de soins clandestins, contribuent à l’évacuation de journalistes étrangers, prennent en charge l’acheminement de médicaments, coordonnent leur action avec celle des éléments armés se réclamant de l’Asl.

Les activistes civils de l’intérieur sont donc pris en étau, sur le terrain, entre une répression féroce et la militarisation de l’opposition au régime, et au plan politique entre la « diplomatie » du Cns et les offres intéressées de parrains régionaux (Qatar et Arabie Saoudite), qui pourraient faire dériver le conflit politique vers la guerre confessionnelle. Ils restent pourtant, à ce jour, les principaux acteurs de la revendication de liberté qui traverse la société syrienne et de la contestation qui depuis un an a placé un régime féroce sur la défensive.

C’est à travers eux que se jouent les promesses et l’épreuve de vérité des « printemps arabes », plus difficiles et incertaines qu’en 2011 : image peut-être de ce qu’ils auraient été si au Caire l’armée n’avait pas décidé de prendre acte du mouvement populaire en sacrifiant Moubarak, si à Tunis l’éloignement rocambolesque du chef de l’État n’avait couronné de manière inattendue et grâce à la retenue de l’armée la contestation de la rue, si Benghazi n’avait pu être protégée par une coalition internationale.