Bled number one, de Rabah Ameur Zaïmeche
Expulsé de France, le héros de Bled Number One, le deuxième long-métrage de Rabah Ameur Zaïmeche, arrive au village dès l’ouverture de la fiction. Dans les derniers plans du précédent film, Wesh, Wesh… il était poursuivi par un policier et visé par un coup de feu. Bled Number One peut donc, comme le film l’affiche, se situer « avant ou après » Wesh, Wesh… La précision est d’importance : elle introduit la possibilité d’un dyptique dont les volets seraient interchangeables. Autant dire que le personnage de Kamel (interprété dans ces deux films par le réalisateur lui-même) qui, dans Wesh, Wesh… vivote reclus dans la cité de Montfermeil sous le coup de la double peine, pourrait être à nouveau revenu du bled : Rabah Ameur Zaïmeche ouvrirait ainsi le cycle infernal d’allées et venues d’un personnage beur errant entre la France et l’Algérie, installant une instabilité constitutive, liée à l’impossibilité pour le héros de trouver sa place dans aucune des deux sociétés. La fiction mettrait alors en scène une des apories de notre société, la question de la biculturalité des personnes immigrées en provenance des anciennes colonies françaises. À ceci près que Bled Number One est un film et pas un dossier et que, de ce fait, sa force de questionnement est différente.
Un homme jeune arrive donc au bled. Il revient de France d’où il a été expulsé après avoir purgé une peine de prison pour des motifs qui ne seront pas évoqués. Entouré par sa famille, il est chaleureusement accueilli dans le village. Il participe à la vie des hommes du bled, à leurs longues discussions, à leurs distractions, aux rituels sociaux ancestraux, avec une tranquille écoute, le plus souvent passive, « avec hébétude » dit le cinéaste quand il évoque son personnage. Arrive à son tour une cousine, qui a fui le domicile conjugal avec son enfant pour échapper à la brutalité d’un mari qui n’accepte pas ses aspirations à une autre vie. Chanter, dit-elle. Autant le retour de Kamel, dit « Kamel la France », ne perturbe pas la communauté villageoise, autant l’irruption d’une femme rebelle provoque des réactions de violent rejet, jouant ainsi un rôle de révélateur des tensions entre les Algériens qui aspirent à une vie tournée vers la modernité et ceux qui, conscients de la force des traditions, les protègent, le tout compliqué par les incursions d’un groupe de jeunes islamistes violents proférant anathèmes et menaces. Du coup, le héros sort de sa léthargie et le film suit ces deux personnages, ce couple de cousins amoureux voués à une tendresse sensuelle mais à l’avenir barré.
Ainsi résumé, le film semble avancer dans une histoire d’amours contrariées pour laquelle la différence des cultures jouerait le rôle de la haine clanique dans Roméo et Juliette. Or, il n’en est rien.
Bled Number One progresse par à-coups, par séquences qui donnent, à première vue, l’impression de s’empiler plus que de se succéder dans l’ordre fluide qu’exige un récit fondé sur la causalité traditionnelle. Ici, de grands blocs : arrivée de Kamel, acclimation au village, irruption de Louisa et de son enfant, rituel de la Zerda, incidents avec les jeunes islamistes, constitution de la milice pour défendre le village, puis les séquences que l’on ne racontera pas ici avec le mari de Louisa et le sort qui est réservé à cette femme et à son enfant. Une telle construction évoque celle d’une chronique soumise à la seule juxtaposition des éléments. Le film, pourtant, n’exclut pas l’innervation par une causalité mais elle reste implicite.
La sensation de fragmentation vient d’ailleurs. Certes, les faits s’enchaînent sans liaison explicite d’une séquence à l’autre, mais il ne s’agit pas de simples ellipses : la tonalité change brusquement, déstabilisant le spectateur qui s’était installé dans un climat déterminé. Ainsi, la description minutieuse, quasi documentaire, de rites ancestraux de communion et de partage peut voisiner avec des séquences d’un grand lyrisme. Une séquence digne du cinéma de recherche anthropologique consacrée aux pratiques locales, la Zerda1, précède ainsi une séquence de bain de mer érotisé et pudique. À chaque fois, les deux héros sont dans l’image, mais pas à la même place. Dans la séquence du sacrifice rituel, Louisa et Kamel en traversant le plan, discrètement, l’ancrent dans la fiction et l’empêchent de dériver de manière erratique vers le seul cinéma documentaire. A contrario, dans la séquence de bain de mer, l’aspect documentaire passe en arrière-plan pour toutefois rester en filigrane : c’est parce qu’un guérisseur a prescrit de désenvoûter Louisa en l’immergeant sept fois dans les vagues que les héros se retrouvent dans une eau lustrale qui plaque les vêtements sur leurs poitrines dans une sensualité transgressive – puisque les deux héros sont parents, cousins2. D’un côté, l’héritage de Rossellini plongeant Ingrid Bergman dans la brutalité de la pêche au thon (Stromboli), de l’autre, la sensualité éclatante de certains Renoir (l’ivresse de l’eau et de la nature dans le Déjeuner sur l’herbe par exemple). Le cinéaste ne se prive d’aucune des tonalités qui lui importent, rejouant à nouveau le documentaire dans une séquence tournée dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Constantine, ou s’autorisant tout d’un coup des plans larges de paysages magnifiés par le format rectangulaire (1, 85) qui fait oublier la DV – si tant est qu’à ce stade du film, on se préoccupe encore du format du film.
On pourrait rajouter une autre variation, celle du cinéma engagé, aussi bien sur le plan féministe que sur celui de la liberté de penser et de croire. Ces deux derniers exemples permettent de mieux appréhender les conséquences de la construction en grands blocs apparemment disparates : un même motif les traverse, celui des coups portés sur plus faible que soi, ceux que les jeunes prosélytes énervés donnent à Bouzid pour le « corriger » de sa consommation d’alcool, ceux que le même Bouzid inflige à Louisa pour la ramener dans le droit chemin de la morale traditionnelle, celle qui veut que la femme obéisse à son mari et reste au foyer. La chaîne de la coercition, évidente dans le film, laisse à penser que le cinéaste dissèque ainsi le mécanisme de la reproduction de la violence. Et il y a de cela. Rabah Ameur Zaïmeche n’a pas fait pour rien des études de sociologie et d’anthropologie.
Soit. Mais, coutumes rituelles archaïques, circulation de la violence, bref, traitement documentaire ne peuvent faire oublier la force des moments lyriques du film, ceux dans lesquels cette analyse est sublimée par les séquences élégiaques qui les jouxtent, celles par exemple où Louisa chante, celles où la présence de l’amour, des paysages apaise le film.
Chanter, disait-elle. En tout cas, c’est l’explication qui est donnée au début du film, en passant, à l’abandon du domicile conjugal par Louisa. Très vite, à tel point que l’on peut ne pas y accorder d’importance. Mais à la moitié du film, lorsque cet argument a été oublié, le cinéaste fait un cadeau au spectateur : dans une très belle scène d’amour où tout n’est que litote, Louisa chante un standard de jazz pour son cousin, dans un lieu élevé et retiré qui les protège, le mausolée où se passent, par ailleurs, les regroupements rituels du village. Et surtout, elle chante bien. On tient là un aspect de la méthode de travail du cinéaste : à l’origine, dans le scénario accepté, à l’unanimité, par la commission de l’avance sur recettes, Louisa devait faire preuve de sa maîtrise mentale par une démonstration mathématique au tableau lors de la séquence de l’hôpital psychiatrique. L’actrice pressentie, Meriem Serbah étant aussi chanteuse de jazz, Rabah Ameur Zaïmeche s’empare de ce talent pour l’importer par deux fois dans le film, la première dans la séquence intimiste dans le mausolée, la seconde dans ce qui est, pour moi, le moment le plus fort du film, la séquence tournée dans les murs de l’hôpital psychiatrique de Constantine. Louisa y donne un concert, pour les patients : Hush now, don’t explain… dans la filiation de la grande Billie Holiday.
Cette dernière séquence réunit en elle tous les matériaux utilisés dans le reste du film : le dispositif documentaire, la fiction en tant qu’elle facilite l’expression lyrique, le soubassement engagé. Comme l’a fait, avant lui, Malek Bensmaïl dans ce même hôpital pour son film Aliénations, Rabah Ameur Zaïmeche tourne intra-muros, dans les deux départements, femme et homme. Il retient ce qui se passe chez les femmes puisque, dans la fiction, Louisa, à nouveau en fugue, a tenté de se suicider et que des passants l’ont conduite dans le seul lieu susceptible de l’accueillir. Il tourne donc avec sa comédienne et les patientes réunies dans le même espace. Le spectateur ne s’y trompe pas : les femmes qui interpellent la caméra en criant « Vive la France ! » versus celles qui scandent « Vive l’Algérie ! » ne sont pas des actrices. Interrogé à ce sujet, le cinéaste les décrit comme des femmes répudiées pour la plupart, qui ont trouvé là un refuge – l’autre branche de l’alternative semblant être la prostitution –, plutôt que comme des aliénées.
En contrepoint de l’énergie des patientes, Louisa apporte toute l’élégance héritée des chanteuses black, et le spectateur de se dire que, oui, ce personnage a du talent (et Meriem Serbah donc), oui, elle a raison de s’être enfuie, oui, elle va le payer très cher. Mais le raisonnement ne vient pas de manière cérébrale, il passe à travers l’émotion du chant et celle qui se dégage également de la mise en scène travaillée autour du spectacle que donne Louisa3. La coexistence dans le plan d’une réalité dure et d’une fiction presque glamour saisit. Du coup, la métaphore qui présente l’asile psychiatrique comme un Fort Alamo, refuge face à la folie extérieure qui l’environne, est moins pesante. Elle est donnée à ressentir, comme le fait par exemple l’irruption exceptionnelle de la langue arabe dans la bouche de Louisa qui jusque-là ne parlait ostensiblement que le français. « Hallina ! » crie-t-elle aux passants qui s’emparent d’elle pour l’interner. « Laissez-moi ! » Devant la violence qui dure, l’autre langue resurgit, et le spectateur est associé un instant à ce qu’est la biculturalité4. On en vient alors à s’interroger sur ce que recherche le cinéaste à travers l’utilisation des plans-séquences. À force d’attendre, d’épuiser son perchman sur des prises qui vont parfois jusqu’à plus de 60 minutes (!), Rabah Ameur Zaïmeche débusque le réel, et capte des moments précieux, par exemple celui où une patiente de l’HP crie à l’équipe et au spectateur sa reconnaissance d’être filmée comme un sujet… Et dans le plan suivant, on renoue avec la fiction et le combat féministe : Louisa donne enfin un concert. Absence de charge contre l’enfermement répressif, observation attentive des personnes qui habitent ce lieu, autant d’éléments de méthode qui cohabitent bien avec la fiction et autorisent l’irruption de l’espoir, celui qui naît du travail d’écoute et d’analyse efficace de la psychiatre face au désespoir de Louisa.
Peut-être in fine le personnage interprété par le cinéaste lui-même fait-il, par sa présence – trop ? – constante à l’écran le lien entre documentaire, fiction, film élégiaque et film engagé ? En témoigne la séquence la plus provocatrice du film, celle où un guitariste emplit le paysage des environs de Toulouj des sonorités dérangeantes d’une guitare électrique inattendue. Musique dans les collines vides, puis découverte inexpliquée d’un musicien (Rodolphe Burger) dans le même plan et enfin de celle du cinéaste. Pas de nécessité causale. L’hétérogénéité du plan rappelle ici l’utilisation magistrale de la musique de Martin Wheeler par deux cinéastes âpres eux aussi, Claire Simon et Arnaud Des Pallières5. En tout cas, son irréductibilité interdit de colmater le récit : la faille reste béante, dérangeante, le cinéaste inventant ici, après la Zerda, son propre rituel, celui qui vivifie la terre qu’il aime – aussi – par la modernité d’une musique occidentale sophistiquée et surtout par l’instauration d’un pendant contemporain au rite archaïque.
Peut-être y a-t-il dans ce plan ovni6, justement parce qu’il ne trouve aucune justification causale narrative, une ébauche de dépassement dialectique à l’aporie de la biculturalité : après tout, la causalité se fonde sur la notion de permanence et encourt toujours le risque de figer la pensée. En dynamiter les clichés permet aussi de se remettre en mouvement, d’inventer d’autres formes de la culture, de s’approprier à la fois l’archaïque et la modernité, mais aussi la sublimation par l’art, l’écoute des hommes, l’amour des femmes et celui des enfants, bref s’autoriser et l’intelligence de l’analyse, et la tendresse.
- 1.
Il s’agit de tuer un taureau de manière rituelle, donc de le sacrifier pour le bien d’une communauté : la viande en est partagée en lots attribués de manière aléatoire à toutes les familles du village. Les trois plans qui décrivent l’abattage du bœuf suivent le flot de sang qui inonde la terre, le cinéaste insistant ainsi sur les liens archaïques qui unissent cette communauté à son sol. La production a offert le taureau mais a fixé la date et prévu un deuxième animal pour une autre prise si besoin était. Documentaire et fiction, encore. Interrogé sur les possibles ambiguïtés d’un rite qui imbibe la terre du sang versé, le cinéaste rétorque que, pour lui, le véritable scandale est celui de l’abattage des animaux en secret, dans des lieux industriels.
- 2.
En même temps, et c’est toute la force du film, par cette transgression, le couple retrouve malgré lui l’usage archaïque presque endogamique qui, à garder les femmes au sein du clan, vise à empêcher la dispersion des terres.
- 3.
Des plans comme celui qui est décrit donneraient raison à Jean Douchet lorsqu’il affirme de manière péremptoire : « Tous les grands cinéastes sont forcément du côté des femmes ! Chaplin, Renoir, Mizoguchi… » Espérons que Rabah Ameur Zaïmeche continue de suivre cette lignée. Un détail : dans les bureaux de sa production, deux affiches de cinéma, Husbands de Cassavetes et L’homme qui aimait les femmes de Truffaut.
- 4.
On pense au documentaire que la cinéaste israélienne Nurith Aviv a consacré au bilinguisme en Israël, D’une langue l’autre, qui évoque le côté charnel des langues.
- 5.
Pour, respectivement, Ça brûle et Adieu.
- 6.
Cela étant, n’exagérons rien, par exemple, et pour des raisons différentes, Jean-Luc Godard avait fait apparaître un orchestre de manière non narrative dans Sauve qui peut (la vie).