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La pensée à l'écran : à propos de Hannah Arendt

Vous apprenez qu’un film sur Hannah Arendt va sortir et qu’il n’a rien d’un récit biographique global puisqu’il se concentre sur la période Eichmann, de 1961 à 1965 : les moments précédant le procès, le procès lui-même, et surtout les réactions aux textes publiés dans le New Yorker. Bien plus qu’une simple polémique, une « controverse ». Vous vous réjouissez : la période et le personnage méritent sans l’ombre d’un doute une mise en scène, des spectateurs, une publicité réelle. Vous vous inquiétez, tant les traces laissées par le cinéma peuvent être tenaces : que va-t-il nous offrir ? Quelle image durable, voire définitive, de la philosophe ? Quelle image de la philosophie ? Le film ne risque-t-il pas de figer une interprétation, nécessairement simplificatrice, des concepts majeurs de l’analyse arendtienne ? Que va devenir la banalité du mal ?

La pensée en question(s)

En fonction de l’importance que l’on accorde à toutes ces questions, le soulagement peut être immense : non seulement le film est passionnant et la pensée ne s’y trouve jamais ennuyeuse, mais il évite tous les écueils majeurs ; si nous n’avons aucune garantie que les analyses d’Arendt brilleront grâce à lui d’un éclat durable, il se garde bien d’ajouter de la caricature à la caricature et, fidèle en cela aux conceptions d’Arendt, il présente la pensée comme une puissance de questionnement bien plus que comme une faculté de systématisation. Penser, c’est essentiellement essayer de comprendre, c’est-à-dire ne jamais refuser les questions qui surgissent du sein de la réalité même.

Barbara Sukowa joue remarquablement bien. On peut déplorer le choix d’un physique très éloigné du visage d’Arendt tel que les photos nous le font connaître. Il n’en reste pas moins que les éléments proprement biographiques acquièrent de la vérité : le cercle d’amis, l’université (collègues et étudiants), les rapports avec Blücher, les liens mis à l’épreuve par la controverse (Jonas, Blumenfeld), la présence affectueuse de Mary McCarthy, les souvenirs de la relation avec le maître Heidegger, la présence discrète et protectrice de Jaspers, les lieux géographiques et historiques qui polarisent l’existence (New York, l’Allemagne et l’Europe, Israël), le passé d’apatride et le passage contraint d’une langue à l’autre.

S’inspirant de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, le film articule les éléments autour desquels s’est nouée la controverse. Il y a, d’une part, la notion de banalité du mal : Eichmann n’est ni un monstre ni un fanatique, mais un être totalement incapable de penser. L’enjeu majeur est celui de la responsabilité : Arendt a été accusée de décrire un personnage commun, de diluer sa responsabilité personnelle dans le système bureaucratique qui l’encadre. Il y a, d’autre part, le rôle des Conseils juifs dans l’ampleur de la déportation et de l’extermination, considéré par Arendt comme « le chapitre le plus sombre de cette si sombre histoire » : elle a été accusée de confondre victimes et bourreaux et de décrire ceux-là avec un vocabulaire qui n’est adapté qu’à ceux-ci. Il y a enfin le ton qu’elle emploie, parfois ironique, voire sarcastique, sur un sujet qui exige de toute évidence délicatesse et sérieux.

Le film met également en valeur certains aspects moins connus : les problèmes juridiques soulevés par le lieu et les conditions du procès, la méfiance et l’inquiétude d’Arendt face à l’atmosphère politique et militaire régnant en Israël, et surtout la cristallisation des attaques autour de l’absence de sensibilité de la philosophe. Si bien qu’on a parfois l’impression erronée que l’essentiel de l’histoire est une affaire de caractère, qu’en dernier recours, rien ne serait arrivé si Arendt n’avait pas été si obstinée et arrogante : si elle avait été plus prudente. Or l’important est ailleurs. Alors qu’Arendt s’est toujours définie comme une femme de pensée et non une femme d’action, elle est ici pour ainsi dire contrainte d’entrer dans le domaine de l’action parce que le public (ou un certain public) a fait de son livre une arme, ce qui n’avait jamais été son intention.

L’expérience du jugement

À l’image de la vie et des écrits d’Arendt, ce film prend le parti de la pensée. Mais qu’est-ce à dire exactement ? Arendt distingue une pluralité d’activités, dans lesquelles l’homme entre diversement en correspondance avec ses conditions fondamentales d’existence. Parmi elles se trouvent l’œuvre, l’action et la pensée. La compréhension, en tant que processus infini et évanescent, ne peut acquérir une durée, ne peut devenir un objet du monde et ainsi accéder à la publicité que grâce à l’œuvre : l’œuvre réifie la pensée en son usage public. L’action quant à elle s’inscrit dans un autre registre de publicité : l’espace fragile de la pluralité humaine, constitué des actes et des paroles, par lesquels l’individu prend le risque radical de la révélation. Il fait alors partie d’une communauté qui est essentiellement une communauté de spectateurs qui jugent, ou encore une communauté d’opinions. Or ce que montre l’expérience de la controverse, c’est la porosité des frontières : la femme de pensée peut se trouver inscrite dans une communauté d’opinions. Cette expérience est donc aussi celle de la diversité des risques que court le penseur lorsqu’il devient acteur d’une pensée publique.

C’est ainsi qu’elle devient encore l’expérience du jugement sous toutes ses formes, dans la mesure où il est empreint de questions essentielles : qui s’agit-il de juger lors du procès ? Le mal peut-il être compris comme un défaut de jugement ? Si oui, quel est le type de jugement qui fait défaut à Eichmann ? Quelle est par ailleurs la nature du jugement d’opinion dont Arendt et ses propos deviennent les cibles ? Les réponses sont à chercher dans le jugement politique. Celui-ci n’est ni le jugement de connaissance ni le jugement moral, mais ce jugement d’approbation et de désapprobation qu’Arendt décrit d’après le modèle du jugement esthétique kantien : une capacité et une pratique qui se fondent sur le sens commun par lequel nous appartenons tous au même monde, monde que nous regardons cependant toujours depuis notre propre point de vue. Les maximes du jugement politique sont les maximes du sens commun : parmi elles, la maxime de la « pensée élargie », d’après laquelle il s’agit de « penser à la place de tout autre ».

Le cas Eichmann nous dit, notamment, l’absence totale de mentalité élargie, l’absence totale d’imagination du semblable et la substitution symptomatique, à la langue, du cliché et du langage administratif. La controverse nous dit, quant à elle, l’extrême difficulté qu’il y a, du côté d’Arendt elle-même, et bien davantage du côté de ses adversaires qui étouffent sa pensée, à accéder à une pratique véritablement ouverte du jugement. Contrairement à ce que le film laisse parfois entendre, cette pratique n’exige pas une prise radicale de distance vis-à-vis de la sensibilité : à cet égard, Arendt partagerait sans doute l’avis de ses détracteurs, selon lequel le jugement sur le mal se détruit lui-même s’il abolit toute émotion. L’exigence est en revanche de se défaire de la complaisance, de la pure pitié ou même de l’amour qui, nécessairement sélectifs, deviennent, quant à eux, des entraves. Il est ainsi irrationnel d’aimer son peuple : on n’aime jamais légitimement que des personnes.

Revenir à l’événement

Le grand mérite du film est de redonner au procès Eichmann sa qualité d’événement : en tant qu’événement, il concerne tout le monde et jamais seulement un cercle de spécialistes, il crée une rupture par rapport aux manières habituelles de vivre et de penser, il exige la mise en route du processus de compréhension, il vient éclairer son propre passé.

Mais encore et surtout, le concept même de « banalité du mal » réapparaît dans sa nature événementielle. La contextualisation opérée par le film permet la redécouverte d’un concept qui avait fini par devenir lui-même banal, c’est-à-dire par se sédimenter en préjugé. Nous sommes en effet prompts à croire à présent, avant toute réflexion, comme allant de soi, que la responsabilité est soit nulle soit collective ; que nous sommes tous capables d’absence de pensée à partir du moment où nous sommes en présence d’une autorité supérieure et manipulatrice. C’est dire à quel point l’authentique jugement d’Arendt a été oublié : perdu, tordu, transformé, masqué. Nous avons fait de la banalité du mal un cliché psychologique, producteur paradoxal de bonne conscience. Le film, même si bien sûr il ne nous dispense pas d’opérer nous-mêmes la démarche, fournit l’occasion de rendre le concept à sa puissance propre, autrement dit au questionnement multiple qui est à sa source.

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    Hannah Arendt (sorti le 24 avril 2013 ; 1 h 53 min), réalisation Margarethe Von Trotta. Avec Barbara Sukowa, Axel Milberg, Janet McTeer…

Carole Widmaier

Professeure agrégée de philosophie à l’université de Franche-Comté, elle a notamment traduit et édité Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (Seuil,2016).

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