Quand la crise devient la norme
Repère
Quand la crise devient la norme
À propos de…
• Myriam Revault d’Allonnes, la Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2012, 197 p., 19, 50 €.
La crise est un fait, le fait majeur de notre temps : objet de multiples analyses rationnelles, support de notre impuissance et de notre angoisse, élément de langage. La crise semble dire notre réalité, mais l’usage constant du terme produit nécessairement des généralisations abusives et risque de venir obscurcir cela même qu’il a vocation à décrire. La crise, qui se définit comme une situation d’exception, en est venue paradoxalement à désigner la norme de notre état.
Se dessine ici une urgence philosophique à laquelle Myriam Revault d’Allonnes fait droit dans ce livre : il faut interroger radicalement le concept et chercher ce que ses usages inédits viennent dire de notre rapport spécifiquement contemporain au monde ; comprendre le statut actuel de la crise, dans ses dimensions anthropologique, ontologique, épistémologique, affective ; élaborer le nouveau rapport au temps que d’un même geste elle exprime et produit ; saisir ce à quoi la réalité de la crise nous contraint, pour la pensée et pour l’action.
La notion même de crise a subi des mutations décisives. Tandis que la désignation d’une crise prend toujours place dans un domaine déterminé de l’existence, la crise est devenue une réalité générale. Tandis que le terme grec de krisis nommait le moment du jugement et de la décision, la crise actuelle dit essentiellement l’impuissance, l’incertitude et l’indécision. Pour comprendre ce retournement du concept et de la réalité, Myriam Revault d’Allonnes vient saisir la signification de la modernité dans son épaisseur d’époque, modernité dont nous rejetons les principes explicites et dont nous sommes pourtant les héritiers.
La situation contemporaine de « crise sans fin » doit en effet être appréhendée dans son rapport fondamentalement ambivalent, voire équivoque, au projet moderne. Nous ne partageons plus la croyance moderne dans le progrès : ce qui a longtemps constitué la représentation rationnelle apte à donner à l’action son sens semble avoir été définitivement relégué au rang de fiction ; le progrès n’est plus l’image efficiente de notre existence collective. L’intention de maîtrise rationnelle du réel ayant pris progressivement les traits du fantasme au point de mettre en crise la nature même de la raison, nous ne souscrivons plus non plus au geste moderne d’autofondation rationnelle et d’auto-institution politique.
Mais cette rupture consciente avec la modernité ne pourrait avoir lieu sans la présence impensée de son héritage. En effet, le propre de la modernité est qu’elle est la seule époque à s’être pensée comme telle : or la réflexivité de la position moderne conduit inévitablement à la « dissolution des repères de la certitude », selon l’expression de Claude Lefort. La crise sans fin constitue alors l’épreuve d’un doute qui a perdu son statut d’outil pour la certitude.
Au fond, nous héritons de la question moderne du sens de l’Histoire, mais le sens lui-même est perdu : c’est pourquoi notre inquiétude est existentielle. Elle prend place dans la faille qui a surgi entre notre espace d’expérience et notre horizon d’attente, et qui se matérialise dans un régime de temporalité inédit. Contre l’hypothèse présentiste, selon laquelle le présent n’a plus d’autre horizon existentiel que lui-même, Myriam Revault d’Allonnes formule une autre hypothèse, bien plus féconde : le rapport entre expérience et attente est méta-historique. Notre expérience paradoxale de l’accélération/pétrification relève de la détemporalisation. Sommes-nous enfermés dans une nouvelle cage d’acier, comparable à celle de la rationalisation capitaliste dans laquelle nous avait trouvés Max Weber ?
C’est que la détemporalisation a produit un retournement radical de la crise, comme réalité et comme concept.
L’idée de « crise permanente » s’énonce désormais comme une sorte d’oxymore qui nécessite une véritable réorientation du regard. Une crise permanente est-elle encore une crise ? Peut-on envisager la possibilité que la crise soit devenue le nouveau « singulier-collectif » de notre temps ?
À cette question l’auteur répond par une thèse forte, déclinable en quatre positions.
Il s’agit de prendre acte de la faille entre espace d’expérience et horizon d’attente, tout en assumant l’exigence proprement humaine et politique du monde commun. Cela veut dire ne jamais céder à la tentation de la fuite ou de l’exil, sous aucune de ses formes : ne pas sombrer dans le regret ou la nostalgie de ce passé révolu qui nous a conduits à la crise ; ne pas se réfugier dans la tour d’ivoire, qui fait de la pensée un exercice solitaire dans lequel la raison ne rencontre qu’elle-même. Assumer le monde, cela signifie aussi faire la critique des modalités de notre inscription en son sein : critique de notre complaisance dans l’impuissance, critique de notre confiance dans le savoir des experts comme une forme spécifique de croyance. C’est que la pensée ne consiste pas à offrir à toute décision ou toute action un fondement prétendument certain. Elle a vocation à rendre le monde habitable. Elle doit donc être attentive à tous les signes de la résistance, aux modes d’intervention qui manifestent la capacité d’innovation des hommes dès lors qu’ils agissent ensemble, qui montrent que l’essence de la pensée n’est pas la maîtrise mais la compréhension, et que le propre de l’action n’est pas de lutter contre la nécessité mais de reconnaître la contingence.
Il s’agit donc de penser l’incertitude comme notre condition, c’est-à-dire de prendre en charge la puissance conditionnante de la crise. La crise existe. Face à ce fait, deux écueils sont à éviter : nous laisser déterminer par elle ; refuser d’être concernés par elle et nous exiler du monde. La crise est apte à reconfigurer nos rapports. Il y a une faille. À nous de choisir notre manière de nous y installer. Le choix de Myriam Revault d’Allonnes, et qui doit être le nôtre, est de ne pas s’y enfermer comme dans une cage en faisant de nos capacités de penser et d’agir de simples outils d’adaptation, mais d’y habiter comme dans une brèche.
Faire le choix de la brèche, c’est refuser de se noyer dans l’impuissance ; c’est plutôt faire de l’incertitude une expérience, une nouvelle expérience existentielle :
Prendre acte d’un non-savoir – dont il faut souligner qu’il est le propre de l’expérience démocratique – et se demander comment il se confronte aujourd’hui aux nouvelles formes de dissolution de la certitude, ce serait passer d’une crise de certitude à une expérience d’incertitude.
La venue à l’existence commune de l’incertitude en tant qu’expérience suppose une activité rationnelle d’un genre particulier, qui mobilise notre capacité d’imaginer : la métaphore. Réinvestissant la métaphore de la navigatio vitae qui traverse la philosophie occidentale, Myriam Revault d’Allonnes décrit ainsi notre situation :
Faute de pouvoir ramener le bateau en cale sèche pour le réparer, nous devons le faire en pleine mer. […] Toute la question est de savoir si nous sommes voués à dériver comme le malheureux naufragé qui s’accroche à sa planche ou à son radeau ou bien si nous pouvons transformer cette errance sur la mer de la vie en une autre situation existentielle : celle qui consiste à accepter de naviguer dans l’incertitude et l’inachèvement, d’y construire et d’y réparer des bateaux.
À la question de départ, qui portait sur la nature même de la crise derrière les risques d’obscurcissement et de confusion, voici la réponse : la crise n’est pas à proprement parler un concept, mais une métaphore, « une métaphore absolue de l’époque contemporaine », de cette époque qui, plus encore que toute autre, « hérite de problèmes qu’il lui appartient d’inventer ».
Carole Widmaier
Librairie
Étienne Tassin, Le Maléfice de la vie à plusieurs, Montrouge, Bayard, 2012, 319 p., 23 €
« Tout ce que les hommes entreprennent pour aménager collectivement leur vie sociale, et qui prend ordinairement le nom de politique, rate. » Cette ouverture provocante laisse perplexe : à quoi bon, dès lors, la politique ? Ce livre n’exposerait-il qu’un constat désabusé, proche du discours cynique de plus en plus répandu dans notre société ? Son projet se laisse en fait éclairer par le titre, qui cite la préface d’Humanisme et terreur, de Merleau-Ponty, paru en 1947 ; explorer ce que les Grecs avaient déjà soupçonné, à savoir que « la condition humaine […] serait […] de telle sorte qu’il n’y ait pas de bonne solution ». Comment en effet expliquer que jamais les succès remportés en faveur de l’émancipation n’adviennent par l’action réformatrice d’une politique démocratique ? Que, pire, cette action transmute plutôt l’aspiration à l’émancipation en administration, en domination, voire en terreur, qu’elle semble signer la dissolution du politique dans le technocratique, ou dans la défense d’intérêts privés ? Voilà le « maléfice » que cherche à penser Étienne Tassin : quelles que soient les intentions, même bonnes, des gouvernants, il est impossible – et non accidentel – qu’ils fassent « bien », qu’ils parviennent effectivement à transformer et à améliorer la société (souvent c’est même lorsque les hommes veulent éviter le pire qu’ils le font advenir) ; c’est donc comme si ce « mal faire », apparemment si contraire à l’ambition de l’action politique, était un sort jeté par une puissance malveillante, contre lequel l’homme serait impuissant. Seulement, c’est la « condition humaine » elle-même qui nous réduit à l’impuissance.
Spécialiste d’Arendt, Étienne Tassin n’entend pourtant pas disqualifier l’action politique : il s’agit d’« affronter le maléfice », plutôt que de désespérer. Or, pour ce faire, il est nécessaire de dénoncer l’illusion dominante d’une possible « bonne gouvernance », dont les modalités seraient à chercher dans la subordination de la souveraineté aux procédures de délibération et de prise de décision publiques. Si la « foi au politique » est bien ce qui pousse les hommes à agir pour plus d’égalité, de liberté et de justice, la « croyance au pouvoir » et à sa puissance de réformer la société relève, elle, d’une illusion : l’illusion d’une maîtrise de la vie collective par le gouvernement, alors qu’il n’en est que l’émanation. Celle-ci conduit les hommes à mettre son échec sur le compte des circonstances – erreurs, manque de moyens, crise, etc. Or cette croyance, forcément déçue, risque de conduire au désespoir et à l’inaction. En effet, l’action politique est vouée à l’échec, martèle Étienne Tassin : les conséquences de l’action collective ne sont jamais celles qui étaient escomptées. Il faut donc penser le politique « par-delà l’échec et la réussite », le considérer avant tout au niveau des « acteurs politiques » et des significations de leur expérience. Dans ce cadre, les « sans » (sans-abri, sans droit, sans État, sans foi ni loi, etc.), acteurs anonymes, sans cesse en mouvement, sans contrôle du rôle qu’ils jouent dans la société, et du coup incontrôlables, sont les acteurs politiques par excellence, révélateurs des fissures inévitables de la bonne gouvernance.
Ce sont les Grecs qui, pour Étienne Tassin, nous enseignent cette conception tragique de l’action politique, à rebours des théories modernes de la souveraineté. Le demos, institué, n’a en effet de légitimité ni divine ni naturelle, il n’a ni science ni compétence pour décider : dans l’acte de la décision politique, il assume les limites de son savoir, l’incertitude de son acte et de ses conséquences. Étienne Tassin nous propose ainsi de cheminer en compagnie des Grecs. Avec Oreste, on mesure l’impossibilité pour une démocratie de rendre la justice : c’est le tribunal des hommes qui la fait, en ignorant ce qu’elle est. Avec Caton d’Utique, on interroge le sens politique de l’action révolutionnaire – où la cause vaincue ne signifie pas pour autant un échec. Avec Gygès, on revient sur l’étrange situation de pouvoir et de dépossession des « invisibles », les « disparus » du régime libéral. Nous ne citons là que quelques-unes de ces figures mythiques et de leurs vis-à-vis anonymes, qui mettent au jour l’ambivalence fondamentale du politique, et engagent ainsi à « une réforme de l’entendement » pour le penser.
Laure-Marie Schaer
Jürgen Habermas, La Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, collection « Nrf essais », 2012, 240 p., 18, 90 €
Composé de trois parties d’ampleur inégale – « L’Europe de la République fédérale », « Sur la constitution de l’Europe », « L’utopie réaliste des droits de l’homme » –, cet essai est en pleine actualité. On y retrouve en effet trois préoccupations de l’auteur : l’analyse politique de son pays, l’Allemagne fédérale ; la contribution à un statut politique de l’Union européenne ; la question des droits de l’homme comme rencontre entre éthique et politique.
Dans la préface à l’édition française, il se prononce pour un renforcement de l’Union européenne par une coordination des politiques fiscale et économique, sans pour autant juger nécessaire le passage à l’Europe fédérale, et il critique fortement sa chancelière pour son égoïsme national. Dans la première partie, il dénonce donc la conception autocentrée que l’Allemagne réunifiée a d’elle-même, et aborde les conséquences politiques de la monnaie unique. L’absence d’unification politique de l’Union aboutit au fait que la Commission va désormais contrôler les budgets des États membres sans avoir la légitimation du Parlement européen. Dans cette situation, l’Allemagne fait preuve d’arrogance et le gouvernement Merkel dérive vers la post-truth democracy, pour reprendre la formule du New York Times au lendemain de la réélection de George W. Bush. Il entend par là le fait de surfer sur l’opinion en mettant de côté tout débat argumenté, en se passant, autrement dit, de l’agir communicationnel qui lui est cher.
La deuxième partie insiste sur la dimension politique des choix qui se posent à l’Europe. Il faut en effet une compétence de niveau politique pour harmoniser les économies nationales. Pour avancer dans cette voie, il faut un partage du pouvoir législatif de la part des États membres et une responsabilité de la Commission devant le Conseil et le Parlement. Toutes les difficultés ne sont pas résolues pour autant puisque les traités parlent d’un côté des États membres et de l’autre des citoyens de l’Union. Le plus cohérent est de ne concevoir comme seuls sujets de légitimation que les individus, qui sont à la fois citoyens d’un État et citoyens de l’Union. Chaque citoyen européen est dans une certaine mesure confronté à lui-même en tant que citoyen d’un peuple national déjà constitué. Cette dualité se manifeste par rapport au modèle fédéral américain : alors qu’il suffit d’une majorité qualifiée pour les amendements à la constitution des États-Unis, la révision des traités européens exige l’unanimité. Habermas opte sur ce point pour le statu quo : il légitime la souveraineté partagée entre les institutions européennes et l’État national ; il refuse donc la création d’une Europe fédérale. Le dualisme qu’il approuve est transposé au plan mondial dans la suite de cette deuxième partie. Il prône en effet la réorganisation de l’Onu en une communauté d’États et de citoyens. L’Assemblée générale serait ainsi constituée de représentants des États et des citoyens. Cette assemblée aurait compétence pour désigner le Conseil de sécurité et procéder à la mise en place des cours internationales. Habermas reconnaît qu’il n’y a pas de culture politique commune au plan mondial pour que de telles propositions puissent devenir effectives… Il ajoute qu’elles ne concernent que les questions de sécurité. Pour le reste, le déficit de légitimité est encore plus grand.
La troisième partie traite du rapport entre éthique et politique par une réflexion sur l’idée de dignité humaine. Ce concept de dignité n’apparaît dans les textes juridiques (Déclaration universelle des droits de l’homme et Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne) qu’après les totalitarismes. Il a le mérite de relier la morale et le droit ; il se trouve que les droits de l’homme relèvent de ces deux dimensions. Mais la dignité dont il est question dépend de l’idée de droits subjectifs et non plus des sociétés hiérarchiques. La valorisation de l’individu a contribué au concept de dignité mais l’idée chrétienne de « personne » a joué également un rôle considérable. C’est la raison pour laquelle, contre le positivisme juridique, Habermas rappelle que les droits de l’homme ne peuvent être réduits à l’appartenance à une communauté politique. Ils sont plus que les droits du citoyen. Cette troisième partie constitue l’apport le plus précieux de l’ouvrage pour le public français. On trouve en effet dans notre pays de nombreux groupes de pression qui voudraient réduire la dignité humaine à l’idée que chacun s’en fait. Le sage qui vit sur les bords du lac de Starnberg nous propose de nous élever quelque peu. Nous en avons besoin.
Jacques Rollet
Françoise Héritier, Le Sel de la vie : lettre à un ami, Paris, Odile Jacob, 2012, 91 p., 7 €
Le succès inattendu de ce petit livre témoigne d’un engouement de fond. Il s’agit d’une liste : l’auteur jette en vrac sur la page des perceptions ressouvenues, assez vivantes pour être écrites, assez brèves et discontinues pour échapper à toute obligation de contextualisation biographique. Ce livre se lit d’un seul trait, mais on peut aussi y piocher. Il s’agit, dans la grande tradition des Notes de chevet de Sei Shonagon (xe siècle japonais), ou celle des lettres de Madame de Sévigné, de toucher avec précision l’événement intérieur que produit une perception, une interaction, une occurrence, au cœur de la vie la plus quotidienne. À chaque fois en très peu de mots, la grande anthropologue invite avec une formidable hospitalité, pleine de tact, grâce à sa manière d’écrire, le lecteur dans sa chambre de réflexivité propre. Il y partage alors de cette épreuve énigmatique liée au simple fait d’être réveillé, lorsque l’écho de ce qui arrive fait vibrer l’espace intérieur.
Il y a quelque chose du geste du semeur dans cette manière d’écrire : un geste ample, généreux, qui ne calcule pas quand il envoie sur la page la grande gerbe en bouquet de ces souvenirs, précis, ténus, aléatoires, précieux. Chacune des séquences est assez intense et anodine à la fois pour ne jamais franchir les limites d’une délicate discrétion tout en offrant le don de sa surprise jubilatoire, tellement proche que c’en est troublant. Ce qui brille dans l’éclat du souvenir cité, c’est le miroir du « je » illuminé en face du signe. La lecture hachée de ces séquences discontinues, qui s’ouvrent à chaque fois sur leur lumière propre, devient frénétique : rien n’est acquis et le compteur est à chaque nouvelle occurrence remis à zéro, on ne se lasse pas de ce qui comble à chaque fois. Au contraire, une addiction d’un genre spécial naît, l’addiction à la prochaine séquence. Le charme du vrac est absolu : nulle perte de temps, nulle précaution, et on veut tout de suite piocher de quoi assouvir à nouveau la soif de l’éclat de la pensée dans l’écrin du souvenir.
On va très vite et en même temps on s’immobilise à chaque fois. Nul cadre chronologique ou logique ne vient déranger une lecture prédatrice et sans frein : trois lignes, quatre mots, comblent une lecture en manque dès que se pose le point à la ligne. Encore, encore ! Ce livre est un panier, une prairie, une nappe où sont renversées des choses qui miroitent, sans aucune cause finale autre que leur propre proposition : les reflets de ce qui a fait briller le regard de l’auteur une fois, pour les beaux yeux d’un lecteur prédateur. L’humour latent, pétri de gentillesse et de dérision retournée contre la moindre possibilité d’une quelconque complaisance masque le geste du don. Un geste imprégné d’une telle simplicité que toute curiosité oblique du lecteur est empêchée. On s’en fiche, du récit de vie de l’auteur, on s’en fiche d’une image finale possible du puzzle, de la mosaïque identificatrice. Ce dont on est assoiffé, c’est du souvenir suivant.
Mais ici, l’auteur est anthropologue, et cela interroge le statut de ce qui est offert dans ce texte… Pourquoi ce succès, alors que le livre parle de quelque chose que l’on connaît si bien, mais que l’on a du mal à désigner d’un seul mot, à savoir cette réflexivité permanente liée à l’éveil, que l’on appelle « la vie » ? Sauf en temps de délire déjanté, ou d’extrême douleur, ou de lourd sommeil « d’égorgé », ou bien encore en cas de mort, la liberté d’éprouver quelque chose semble liée au simple fait d’ouvrir les yeux, et ne tient pas au tragique ou au fondamental de « la vie », mais au fait d’être ici, tout simplement, encore « en vie ». Cela, personne ne peut vous le prendre, la liberté d’éprouver quelque chose à chaque pas que l’on fait. Une liberté hors de toute biographie comme de toute tactique instrumentale. Une liberté sans emblème, et qui loge dans la possibilité d’un éclat dans le regard humain en face de quelque chose du monde réel. Aux trois champs de la vie – le premier étant de naître, le second de mourir et le troisième de faire lien biographique entre les deux – ce livre ajoute un quatrième, qui enveloppe de sa liberté propre la soif de vivre dès le réveil.
Véronique Nahoum-Grappe
Claire Keegan, À travers les champs bleus, Paris, Sabine Wespieser, 2012, 256 p., 22 €
Publié en anglais en 2007, ce second recueil de nouvelles met en scène une Irlande rurale et fait dialoguer en un style minimaliste les exigences d’une terre rude et les aspirations éphémères de ses habitants. Immergés dans la tradition orale et puisant dans les légendes et mythes de l’Irlande, les huit récits parlent de résignation, de violence, d’amour contrarié, de religion et témoignent, chacun à leur manière, de la beauté envoûtante de la nature et de la puissance magique des mots.
Claire Keegan est née en 1968 dans une ferme du comté de Wicklow, dernier enfant d’une famille nombreuse catholique. Après des études d’anglais et de science politique à l’université Loyola de La Nouvelle-Orléans, elle revient en Irlande en 1992 et finit par s’installer à la campagne dans le comté de Wexford, enseignant parfois, écrivant surtout. En trois livres, elle impose son art de la nouvelle, s’inscrivant dans la lignée de William Trevor pour l’acuité de sa perception des faiblesses humaines et la fluidité de leur transcription ou de John Mc -Gahern pour son lien avec le monde rural (dans la nouvelle intitulée « Renoncement », elle reprend même, avec l’image des oranges, une anecdote de McGahern sur son père, ayant dévoré deux douzaines d’oranges sur un banc juste avant de se marier, s’accordant un plaisir coûteux en anticipation d’une existence qui n’en connaîtrait plus).
Dans À travers les champs bleus, Claire Keegan renoue avec certains traits emblématiques de l’art de la nouvelle irlandaise, mais en resserrant le cadre où se déroule l’action, en réduisant encore le décor qui enveloppe les personnages, en jouant sur une écriture à la fois ramassée et suggestive, elle raconte autrement les communautés rurales, leurs conditions de vie, leurs frustrations, leurs rêves aussi.
Une solitude douloureuse imbibe chaque récit, tant une histoire de vie dans ce paysage rugueux ne se construit que dans une confrontation vaine avec des éléments hostiles, que ce soient des compagnons de route, parfois imposés, souvent mal choisis, ou un environnement peu propice à l’épanouissement.
Les relations humaines tournent autour d’hommes maladroitement ou inutilement dominateurs, de femmes au caractère fort et indépendant que les circonstances contraignent à la soumission et au renoncement, de prêtres tourmentés par leurs vœux, d’enfants victimes de sévices. Chacun semble lutter tout en se montrant résigné, d’où un climat de mystère et de noirceur.
Un sentiment d’intemporalité contraste avec le rythme imposé par les éléments naturels – l’eau et le feu sont des acteurs à part entière – et le caractère répétitif du travail de la terre. Les mêmes séquences se retrouvent, les animaux, les champs dont on doit s’occuper, les traites qu’on ne peut ignorer, les enfants qu’il faut nourrir, la religion qui vient s’interposer. Une certaine frilosité règne, rendant tout mouvement laborieux et figeant les êtres dans une attente menaçante.
Une sensation imperceptible de détachement imprègne ces textes où l’exil intérieur, qu’il aide le protagoniste à s’extraire d’une réalité usante ou qu’il se traduise par une velléité de départ, résonne aussi en écho à la difficulté de raconter l’Irlande dans cette langue étrangère que reste l’anglais. Les héros sont comme maintenus à distance, rarement mentionnés par leur nom ou prénom, interpellés par des pronoms – tu, il, elle –, ou par des qualificatifs – la femme, le prêtre, l’homme, le père.
Claire Keegan excelle à distiller avec une émotion faite de sensualité son attachement pour ces gestes au quotidien qui ponctuent la lenteur des jours, pour ces animaux fidèles, qui, à l’image de leurs maîtres, errent tristement, pour ces lieux qui irradient à travers des odeurs, des couleurs. Le coloris bleu est dans le titre du recueil mais aussi dans nombre de nouvelles : il y a le bleu d’un chemisier dans « La fille du forestier », le bleu des parasols, des carreaux dans « Près du bord de l’eau », le bleu des yeux dans « Renoncement », le bleu des lèvres dans « La nuit des sorbiers ». Dans « Chevaux noirs », les rêves du héros Brady et sa vision du cheval noir de la femme qui l’a quitté enveloppent avec volupté des pages qui ne parlent que de pluie, de beuveries, d’isolement, d’incompréhension.
Sans porter le moindre jugement et en privilégiant un ton neutre, Claire Keegan rend palpable la puissance dramatique de chaque séquence évoquée. La dureté des thèmes abordés – des amours contrariées avec des hommes d’Église à la prégnance des préjugés en passant par l’inceste ou la trahison –, s’inscrit comme une fatalité.
L’auteur joue sur l’ambiguïté pour insuffler à ces nouvelles une dimension de conte. Le poids des superstitions, le recours à des pratiques mystérieuses complètent l’illusion d’un univers immuable en dépit de l’invitation à fuir au cœur de chaque récit. L’instant fugace où le héros, avec modestie et pudeur, se redresse est rendu avec force. Le doute, quant à l’issue du changement, est tout aussi évident.
Dans « La nuit des sorbiers », introduit par quelques lignes d’un conte de fées irlandais, Margaret, qui revient vivre dans la maison léguée par son cousin, un amour de jeunesse devenu prêtre dont elle a perdu l’enfant, croit fermement aux signes, ne rallume jamais un feu, ne jette pas de cendres un lundi, consulte une voyante, soulage les maux des paroissiens, a un autre enfant avec son voisin. Puis, un jour, sans un mot d’explication, elle grimpe dans une barque avec son fils et s’en va aussi simplement qu’elle est venue. Peu importe l’issue incertaine de ce voyage : la structure narrative, le phrasé poétique, la luminosité de chaque image, tout conforte le caractère inéluctable des événements.
Un calme surprenant habite ces nouvelles qui, chacune à leur manière, exhalent la beauté de l’Irlande, la terre que l’auteur aime sans jamais en imposer sa vision à un lecteur qui reste libre de prolonger le récit en s’appropriant tout ce qui est laissé en pointillés. Claire Keegan l’invite à trouver ses propres mots car, comme le suggère le premier texte du recueil, « Une mort lente et douloureuse », la vie est dans l’écriture tout comme, pour le prêtre de la nouvelle « À travers les champs bleus », « Dieu est la nature ».
Sylvie Bressler
Salman Rushdie, Joseph Anton, une autobiographie, Trad. Gérard Meudal Paris, Plon, 2012, 730 p., 24 €
Imparfait, agaçant, et captivant. Au long de ce récit autobiographique, Salman Rushdie raconte les treize années passées sous l’emprise de la fatwa, de février 1989 jusqu’à fin 2001. On se souvient qu’en 1989, quelques mois après la sortie des Versets sataniques, l’ayatollah Khomeiny vieillissant avait jugé le roman blasphématoire et condamné à mort son auteur ; Téhéran exhortait la communauté musulmane à la vengeance et offrait en échange de l’assassinat de Rushdie une généreuse récompense. On ignorait la suite, c’est-à-dire la vie sous protection policière rapprochée, tellement rapprochée que son bénéficiaire se sent bien vite captif, surveillé, coupé du monde. Sa maison londonienne lui est interdite ; ses visites à son fils, alors âgé de neuf ans, sont comptées. Voilà le romancier obligé de changer régulièrement de résidence, de rouler en voiture blindée et d’accueillir jour et nuit quatre ou cinq hommes en armes. Salman Rushdie doit même renoncer à son nom quand Scotland Yard lui demande d’adopter un pseudonyme, de préférence à consonance anglaise. Puisqu’il le faut, ce sera « Joseph Anton », en hommage à Conrad et Tchekhov. Est-ce pour rendre compte d’une telle aliénation que Rushdie a choisi dans ce récit de parler de lui-même, bizarrement, à la troisième personne ?
Il essayait de s’habituer à ce qu’il avait inventé. Il avait passé sa vie à donner des noms à des personnages imaginaires. À présent, en se renommant lui-même, il s’était lui aussi transformé en personnage de fiction.
Un personnage malvenu que la police réduit à « Joe ». Rushdie déteste se cacher derrière un nom d’emprunt, mais se cramponne « comme à une bouée de sauvetage » à cette phrase de Conrad, dans le Nègre du « Narcisse » : « Je dois vivre jusqu’à ce que je meure. »
Vivre devient justement une affaire compliquée. Lorsque chaque sortie doit être négociée avec les hommes de la Special Branch, comment ne pas se contenter de survivre ?
Il avait été invité à diverses émissions de télévision […], mais il n’était pas autorisé à s’y rendre. On lui avait demandé de s’exprimer devant un groupe de la Chambre des communes, mais la police ne voulait pas l’emmener au palais de Westminster.
Comment l’écrivain pourra-t-il publier, lorsqu’il faut en même temps se cacher ?
C’est ce qu’explique Joseph Anton, avec un souci d’exhaustivité excessif. L’auteur des Enfants de minuit a-t-il voulu conjurer la hantise de sa propre disparition par une profusion démesurée de détails ? Du journal qu’il tenait alors, il semble avoir voulu tout garder, sans choisir ni styliser. Résultat, ce récit énorme (et trop hâtivement traduit) regorge de noms propres, au point qu’on renonce parfois à comprendre qui est qui. Certains de ces noms, pourtant, sont célèbres : avec le temps, l’écrivain menacé a pu aménager son régime de protection, voyager. Outre les éditeurs, journalistes, agents littéraires britanniques et américains, policiers, officiers de Scotland Yard, on croise au fil des pages des hommes politiques de premier plan (notamment Tony Blair, Jacques Chirac, Václav Havel), de grands écrivains (Susan Sontag, Gabriel García Márquez, Harold Pinter, Martin Amis, Günter Grass, entre autres) et même des stars (Bono, Madonna). On apprend qu’Harold Pinter s’emporte facilement, que la fille de Jack Lang a succombé au charme du romancier indien. Les amateurs d’anecdotes apprécieront. Les autres s’interrogeront : si le lauréat du prestigieux Booker Prize pratique le name dropping à outrance, est-ce pour se rassurer ? À l’évidence, l’auteur règle ses comptes avec les uns et les autres. Les revirements d’une épouse, la lâcheté d’un politique, la malveillance d’une critique littéraire, les diatribes d’un leader musulman, la tribune hostile d’un éditorialiste ou d’un intellectuel… Rushdie ne laisse, littéralement, rien passer.
Ne rien laisser passer : sans doute est-ce là, justement, le secret de ce livre, de quoi procèdent à la fois une folle profusion d’informations et une exceptionnelle vitalité. Attaqué sur le plan politique, littéraire, intellectuel, moral, physiquement menacé, Rushdie a mené au cours de ces années de relative réclusion un combat permanent, infatigable. Il a créé un collectif, Article 19, en faveur de la liberté d’expression, pour faire pression sur les politiques. Il a contacté députés, ministres, chefs d’État, faisant valoir (à juste titre) que la cause qu’il incarne est cruciale en démocratie. Rappelons que les Versets sataniques sont un beau roman, baroque et complexe, que seuls ceux qui ne l’ont pas lu peuvent réduire à une insulte. Comme le jeune Asad, ex-chef de la société islamique de Coventry, qui, une dizaine d’années après le début de la fatwa, confie à Rushdie avoir changé d’avis :
Il n’y a pas longtemps, s’écria-t-il, j’ai lu votre livre et je n’ai pas compris pourquoi on en avait fait toute une histoire !
Face aux philistins, Rushdie a toujours refusé de céder. Pour faire éditer en poche les Versets sataniques, pour écrire malgré le confinement (Haroun et la mer des histoires, le Dernier Soupir du Maure, la Terre sous ses pieds), surmonter les peurs de ses éditeurs et publier à nouveau, acheter une maison, sortir, parler en public, emprunter les avions de telle compagnie aérienne… le romancier s’est battu sur tous les fronts, attentif à tous les détails, soucieux jusqu’à l’obsession de défendre sa liberté d’écrire, sa liberté de vivre. Cette autobiographie de la fatwa est en réalité la chronique d’une dispute, au sens ancien du terme. Une dispute entre ceux qui (comme John Le Carré, Roald Dahl et bien d’autres) estiment que le « fauteur de trouble » devrait présenter ses excuses ou du moins « faire profil bas » pour avoir « porté atteinte à une grande religion », et d’autre part, ceux qui comme Rushdie (et Martin Amis, Harold Pinter, Susan Sontag, Günter Grass, notamment) estiment qu’est en jeu un principe fondamental avec lequel il ne faut en aucun cas transiger. Rushdie ne doute pas du droit au doute, et il a raison. N’oublions pas que le traducteur japonais des Versets sataniques a été assassiné, son traducteur italien et son éditeur norvégien grièvement blessés, et que la récompense offerte pour le meurtre du romancier a été augmentée de 500 000 dollars en septembre dernier : il faut lire Joseph Anton, parce que ce témoignage alerte (comme on est « en alerte ») montre, de façon concrète et quotidienne, comment ne pas tolérer l’intolérance. Hargneux parfois, excellent tacticien, énergique, courageux toujours, Rushdie nous apprend par l’exemple comment défendre les valeurs auxquelles nous pensons tenir.
Ève Charrin
William Boyd, L’Attente de l’aube, Paris, Le Seuil, 2012, 412 p., 22 €
Par une magnifique journée de l’été 1913, Lysander Rief passe devant l’opéra de Vienne afin de se rendre à son premier rendez-vous chez le Dr Bensimon, psychanalyste anglais installé dans ce qui est encore la capitale de l’Empire austro-hongrois. Acteur britannique d’à peine trente ans, il a décidé de passer quelques mois seul à Vienne afin de régler, grâce au Dr Bensimon, un problème d’ordre intime qui l’empêche d’épouser sa fiancée. Dans la salle d’attente, il fait la connaissance d’une jeune femme plus ou moins hystérique, Hettie Bull, sous le charme de laquelle il tombe immédiatement. Après cette première rencontre, d’autres suivront qui permettront à Lysander de régler son problème et à Hettie de tomber enceinte.
Mais celle-ci, pour des raisons qui ne seront dévoilées que plus tard, accuse Lysander de viol. Incarcéré en attendant son jugement, il est exfiltré d’Autriche grâce à l’aide de deux « diplomates » britanniques. Au terme d’un périple qui le fait passer par Trieste, il se retrouve à Londres et c’est là que la déclaration de guerre le trouve. Il est alors contacté par les autorités militaires pour effectuer une mission d’espionnage à Genève, où l’on pense que ses talents d’acteur feront merveille. Il s’agit d’une mission particulièrement risquée car il lui faudra traverser la ligne de front. Il ne peut cependant s’y dérober en raison des services que lui a rendus l’administration britannique.
L’État-major est persuadé qu’une taupe travaillant pour les Allemands est infiltrée au plus haut niveau de l’État et renseigne l’ennemi sur les opérations prévues. Lysander doit donc aller à Genève rencontrer un agent des services secrets anglais. Celui-ci le conduira à un membre du consulat allemand qui reçoit les messages codés, à charge ensuite pour Lysander de faire révéler à ce dernier le mode de chiffrement et l’identité du traître qui opère à Londres. S’ensuit une intrigue palpitante où Lysander va découvrir beaucoup de choses sur lui-même, notamment son aptitude à torturer…
Dans ce onzième roman, William Boyd nous décrit avec un immense talent la Vienne d’avant la chute de l’Empire. Un empire où, comme l’écrivait Joseph Roth, la mort croise déjà ses doigts décharnés au-dessus des verres posés sur les tables des casernes. Il nous fait pénétrer dans ce laboratoire de la modernité où les logiciens du Cercle de Vienne croisent les artistes de la Sécession, où se côtoient Roth, Schnitzler, Zweig, Klimt, Kokoschka, Mahler, Freud, Wittgenstein… Mais aussi où l’on peut rencontrer, en cette année 1913, Hitler, Trotski et Staline. William Boyd fait preuve de tout autant de maestria pour nous dépeindre la vie à Londres durant la Grande Guerre, une guerre au terme de laquelle l’Empire britannique demeurera intact alors que la Kakanie de Musil ne sera plus qu’un souvenir.
Et dans cette Europe qui est en train d’enterrer dans la boue des tranchées l’espoir dans le progrès qui avait aimanté les consciences du xixe siècle, Boyd nous campe des personnages qui s’interrogent sur le statut de la réalité et nous livre, par là même, une méditation sur la fragilité des apparences. Avec Lysander Rief, il nous dépeint un homme qui tente désespérément de se persuader que les choses ne se sont pas vraiment passées comme elles se sont passées, qui a tendance à confondre le réel et son interprétation. En traversant la ligne de front, Lysander aperçoit deux Allemands dans un trou et lance une grenade qui les déchiquette. De retour à la vie civile, il parvient, grâce à une technique d’autopersuasion que lui a enseignée le Dr Bensimon, à vivre avec une version des événements dans laquelle les deux soldats s’enfuient de la sape avant que la grenade n’explose.
Tous deux sont légèrement blessés mais ils parviennent à regagner les lignes allemandes. Plus je me concentre sur cette histoire et en fabrique tous les détails, plus sa plausibilité me séduit.
Mais l’Attente de l’aube – qui débute sous le soleil radieux d’un après-midi viennois et s’achève dans une nuit pluvieuse de Londres – n’a rien d’une digression psychologisante. C’est, comme Une vie aux aguets1, un extraordinaire roman d’espionnage où le lecteur est entraîné dans le sillage d’un homme qui se complaît dans « le confort douteux de l’ombre », qui aime à se réfugier dans les marges fangeuses de la vie sociale. Romancier réaliste, comme il se définit lui-même, Boyd2 s’inscrit dans une tradition littéraire toute britannique où l’espionnage constitue un thème de prédilection, un prisme majeur à partir duquel interroger la condition humaine. Une tradition dont certains des plus éminents représentants, de Somerset Maugham3 à John Le Carré en passant par Graham Greene, ont même travaillé pour les services secrets de sa Gracieuse Majesté.
Jean-Paul Maréchal
Roger Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2011, 375 p., 15, 90 €
L’Angleterre élisabéthaine eut Shakespeare ; l’Espagne du Siècle d’or eut Cervantès. Ces deux auteurs, devenus canoniques, ont contribué à façonner la littérature européenne de ces quatre derniers siècles tout autant que les identités linguistiques nationales. Comment alors résister à l’appel du chaînon manquant qui relierait le dramaturge anglais et le romancier espagnol, morts la même année (1616) ? L’historien Roger Chartier entraîne son lecteur à la poursuite de ce lien dans un essai dont le point de départ est inexistant : une pièce réputée perdue.
Peut-être écrite par Shakespeare et Fletcher au début des années 1610, la pièce Cardenio n’existe qu’à travers son titre, inscrit au registre officiel de publication par le libraire Humphrey Moseley, qui en détenait les droits en 1653 : “The History of Cardenio, by M. Fletcher & Shakespeare.” Elle serait tirée de l’un des récits enchâssés qui émaillent le Don Quichotte de Cervantès, l’histoire de Cardenio et de ses amours contrariées. Parce qu’il n’existe pas sous forme de livre, Cardenio devient pour Roger Chartier le symbole du pouvoir de circulation et de transmission de tous les livres, trait d’union entre l’Angleterre et l’Espagne via la France, mais aussi relais temporel d’une période à l’autre, changeant au gré des époques.
La réflexion s’ouvre et se clôt sur un questionnement concernant la figure de l’auteur, replacé dans le contexte des analyses de Michel Foucault sur la prolifération et la raréfaction des discours et centré sur la tension entre pratiques collaboratives d’écriture et processus de canonisation individuelle. À l’ouverture et à la clôture, le lecteur trouve également Jorge Luis Borges,
auteur qui rend indiscernables les frontières entre citations authentiques, pastiches et créations originales (p. 13-14).
La tâche de l’historien du livre qu’est Roger Chartier consiste à démêler les pastiches des créations originales, comme en miroir de l’opération imaginative qui caractérise les écrits de Borges :
L’écriture qui invente des textes qui jamais n’existèrent, mais qui auraient pu être écrits, a son contraire : le constat désolé et impuissant devant la perte irrémédiable d’œuvres disparues à jamais (p. 14).
Partant d’un titre mentionné dans un inventaire – « ce titre sans texte » (p. 155) –, l’historien suit la fortune de Cardenio entre le continent et l’Angleterre, de la fin du xvie siècle au milieu du xviiie siècle.
R. Chartier retrace le parcours de ce Cardenio fantôme en situant le texte manquant dans un contexte littéraire et politique précisément documenté, en Angleterre, en Espagne et en France (les citations sont données dans la langue d’origine et accompagnées de traductions). Les enjeux soulevés par cette œuvre sans livre au début du xviie siècle concernent la traduction, par laquelle les aventures de don Quichotte sont connues du public anglais dès 1611, mais aussi la présence de personnages stéréotypés associés à l’Espagne sur les scènes de théâtre, tel Armado, le fanfaron ridicule de Peines d’amour perdues de Shakespeare (chapitre i).
La transposition d’un épisode narratif, fortement marqué par l’entrelacement des aventures caractéristique du Quichotte, en une pièce de théâtre pose un certain nombre de problèmes aux adaptateurs potentiels, dont R. Chartier étudie avec minutie les stratégies. Dans son adaptation, publiée en 1618 mais sans doute jouée pour la première fois une dizaine d’années auparavant, Guillén de Castro l’Espagnol fait de don Quichotte un gracioso comique (chapitre ii), tandis qu’en 1628, les Folies de Cardenio du Français Pichou portent la marque de l’esthétique macabre baroque (chapitre iii).
Après un retour au début du xviie siècle pour rappeler les tentatives de conciliation menées entre l’Angleterre et l’Espagne, le chapitre iv, situé à Londres dans les années 1650, établit le « contexte quichottesque » (p. 148) dans lequel Moseley revendique la possession d’un exemplaire de The History of Cardenio, qu’il ne fera jamais publier.
Les chapitres v et vii, consacrés à l’édition de Double Falshood, or the Distrest Lovers (1728) par Lewis Theobald, qui attribue le texte à Shakespeare, sont entrecoupés d’un retour en arrière sur les représentations iconographiques de l’épisode dans les éditions du xviie siècle (l’index des noms en fin d’ouvrage révèle ici son utilité). Dans cet excursus agrémenté de reproductions des gravures étudiées, l’analyse des relations d’influence se limite à des suppositions et n’aide pas vraiment à mieux comprendre la version de 1728. Ici, ce n’est pas la datation d’un éventuel original qui intéresse véritablement l’historien, mais la réception de Shakespeare et de Cervantès au xviiie siècle en Angleterre, exemple de « la mobilité perpétuée des œuvres » (p. 157).
Le raisonnement circulaire ne permet pas de conclure sur l’authenticité d’une pièce intitulée Cardenio écrite par Shakespeare et Fletcher, dont R. Chartier postule l’existence pour en prouver l’existence. Si R. Chartier ne s’appesantit guère sur les questions d’authenticité, c’est parce que Cardenio représente, de son propre aveu, un « cas limite », « presque une expérience de laboratoire » (p. 288). Encadrée par une introduction et un épilogue remarquablement problématisés, l’« expérience de laboratoire » donne lieu à une analyse magistrale de la création littéraire, dans sa pratique et surtout dans les mythes de sa réception.
Laetitia Sansonetti
Piotr Kuberski, Le Christianisme et la crémation, Préface de François Boespflug, Paris, Le Cerf, 2012, 500 p., 39 €
La crémation des corps à la place de l’inhumation en terre n’est pas une mode passagère, mais une tendance profonde de nos sociétés. Encore minoritaire, elle progresse à un rythme tel que dans deux décennies ou moins ce sera le mode de funérailles préférentiel en France et dans d’autres pays européens. Le vaste dossier historique, géographique, anthropologique, symbolique… sur la crémation que propose ce livre permet de comprendre les raisons profondes, les conflits anciens et les enjeux actuels de cette pratique, où le feu se trouve en concurrence avec la terre (et parfois, dans d’autres aires culturelles, l’air ou l’eau). Même si aujourd’hui encore le judaïsme maintient une tradition d’opposition à la crémation, peut-être plus encore après la Shoah (mais elle gagne du terrain aussi en Israël), la Bible n’offre pas d’appui net et exclusif, doctrinal ou autre, à l’inhumation dans la terre : c’est tout simplement la pratique funéraire absolument dominante au Proche-Orient. Dans la tradition chrétienne, même jusqu’à nos jours où la crémation est admise, la tradition est confortée par l’idée qu’il faut marquer une préférence pour l’inhumation parce que c’est « la manière dont le Christ lui-même a été enseveli ». L’auteur explique très bien quelques points essentiels : la montée de la crémation s’accélère dans les temps modernes essentiellement par souci d’hygiène (la décomposition de la chair et ses inconvénients – l’odeur de la putréfaction… – sont de plus en plus mal supportés). Dans l’Église catholique existent des opinions différentes ; mais si la crémation n’est opposée à aucun dogme, pas non plus à la résurrection des morts, l’Église durcit son opposition à sa pratique au cours du xixe siècle jusqu’à l’interdire officiellement, avant tout parce qu’elle est défendue, comme une machine de guerre anticléricale et antireligieuse, par les rationalistes et les francs-maçons. L’interdiction est levée en 1963, lors du concile Vatican II.
Quant au triomphe actuel de la crémation, il est en parfaite congruence avec quelques impératifs sociaux bien connus : rapidité, propreté, préoccupations écologiques et économiques, horreur de la putréfaction, expulsion de la pensée de la mort et du deuil, « orientalisation des croyances ». L’auteur souligne in fine la difficulté d’adapter les rites et le langage religieux chrétiens, marqués depuis toujours par l’inhumation, aux funérailles crématistes. Il en résulte insatisfactions et malaises chez les croyants, mais il aurait pu ajouter que beaucoup de non-croyants, en cette période de transition, ne s’y retrouvent pas non plus, malgré les efforts des pompes funèbres pour donner un peu d’expression symbolique à la cérémonie des adieux avant l’incinération. Mais peut-être est-ce la mort comme telle, corps étranger dans notre culture, hors système pour ainsi dire, qui est devenue « ingérable » et n’a plus de symbolique possible.
Jean-Louis Schlegel
Brèves
Jean-Luc Gréau, La Grande Récession (depuis 2005), Paris, Gallimard, coll. « Folio Actuel inédit », 2012, 256 p., 8, 60 €
Ancien économiste du Medef, collaborateur régulier de la revue Le Débat, dont il reprend ses articles dans ce livre (mais peut-on parler de livre inédit puisque les articles ne le sont pas !), Jean-Luc Gréau est l’un des analystes les plus rigoureux de la crise que nous connaissons selon lui depuis 2005. On n’est pas obligé de partager tous les points forts de son analyse – les obstacles auxquels se heurtent l’Europe, les États-Unis et désormais le reste du monde sont « le déclin possible de l’investissement en Chine, la moindre possibilité d’obtenir le désendettement public et privé des économies américaine et européenne et le démembrement envisageable de l’euro » – qui débouchent sur l’annonce d’une nouvelle dépression dans le sillage de la Grande Récession. On reconnaîtra cependant à cet analyste que ses prévisions se sont en gros réalisées depuis des années, que sa critique radicale du capitalisme financier est carrée (voilà une pensée issue du Medef aux accents radicaux), et que son analyse de l’évolution de l’euro « en détresse » mérite réponse. Mais surtout, il ne voit pas, comme les analystes du néolibéralisme à la petite semaine, dans celui-ci une dérégulation, une désorganisation du marché mais un type de régulation du marché d’un nouveau genre. Et plus encore, il n’hésite pas à viser le rôle des États, qui sont des acteurs à part entière de la mondialisation économique. En cela, décrire le nouveau type d’organisation économique mondialisé est une invitation à penser les alliances nouées entre le politique et l’économique. D’où le pessimisme du livre, qui ne cède pas pourtant pas à un anticapitalisme radical comme un autre collaborateur du Débat, l’anthropologue économiste Paul Jorion.
O. M.
Guillaume Poitrinal, Plus vite ! La France malade de son temps, Paris, Grasset, 2012, 182 p., 10 €
Le président François Hollande aurait lu cet ouvrage durant ses vacances estivales à Brégançon. Qu’en aura-t-il retenu ! Une réflexion sur la vitesse qui oppose la rapidité indissociable de la mondialisation et des nouvelles technologies, et la lenteur politique française. Le constat, qui s’appuie sur des exemples qui font ou ont fait « la une » de l’actualité, quand ils ne concernent pas les réalisations d’Unibail, dont le principal responsable est l’auteur (une entreprise discrète du Cac 40, nous dit-on !), ne surprendra pas grand monde ; on ne peut que souscrire aux remarques sur la lenteur des décisions concernant les Halles ou le Grand Paris. Mais l’auteur, qui préconise une vitesse mesurée plus qu’une décélération, se contente d’évoquer des opérations commerciales d’envergure sans toujours s’interroger sur la place de ces « morceaux de villes » qui sont réalisés dans les agglomérations urbaines. À la critique légitime de l’action de l’État, à la législation abusive, il réplique en valorisant l’efficacité de l’entrepreneur, mais il ne préconise pas de réformes politiques précises, à commencer par celle des collectivités territoriales qu’il appelle de ses vœux. Par ailleurs, les comparaisons en termes de vitesse de décision regardent souvent du côté des pays émergents et bien sûr de la Chine, mais l’auteur oublie de rappeler qu’Unibail n’intervient pas hors d’Europe en raison des obstacles liés à un type de développement qui n’est pas sans défaut (la rapidité n’est pas une qualité très démocratique). En cela, c’est un livre bien français, où l’État et le marché se regardent comme des chiens de faïence. Mais des choses sont peut-être en train de changer, si on s’en tient aux récentes annonces gouvernementales !
O. M.
Jean-Louis Violeau, Les Architectes et mai 81, Paris, Éditions Recherches, 2011, 304 p., 30 €
Ce livre s’efforce de saisir ce qui s’est passé dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme durant une longue période, celle de la gauche au pouvoir entre 1981 et 1995, qui correspond à un angle mort historique. Angle mort historique, car bien des espoirs ont été déçus, bien des ambitions détournées durant ces années. Alors qu’il s’agissait de mettre un terme au divorce de l’architecte avec son temps, de redonner un rôle collectif à une profession atomisée, cloisonnée et se tenant à distance des habitants, un projet majeur de mai 1981, celui des fameux Ateliers publics d’architecture et d’urbanisme (Apur), est vite apparu à gauche comme un rendez-vous manqué supplémentaire. À défaut de renouer avec ceux pour lesquels on construit, l’État est devenu le partenaire privilégié, le seul décideur avec lequel envisager des opérations et ériger des monuments : Roland Castro et Michel Cantal-Dupart ont ainsi été les acteurs d’une politique décidée au plus haut niveau de l’État sous l’égide du président. Une politique qui se distinguait de l’objectif antérieur des Ateliers publics. Une politique de « coups » qui a donné lieu à celle des Grands Travaux, celle des « Paris de Mitterrand » (titre d’un livre de référence de François Chaslin) mais aussi aux interventions de Banlieues 1989. L’État constructeur se voulait aussi un État social soucieux des banlieues, bref c’était encore une affaire d’État. Mitterrand avait prévenu dans un article du Monde en novembre 1977 : « La théorie de la ville socialiste que nous allons mettre en place sera visible seulement après la fin de ce siècle et ce n’est pas vous qui la verrez. Vous êtes une génération sacrifiée. » À l’occasion des concours liés au Grand Paris, on a vu revenir au premier plan sous l’égide de Nicolas Sarkozy des protagonistes des réformes de 1968 (les maos de l’époque) et de 1981 ; il n’est pas sûr que cela soit le signe d’un profond changement de situation. L’État est toujours à la manœuvre, même s’il se retire des financements et freine les Grands Travaux.
O. M.
Nicolas Werth, La Route de la Kolyma, Paris, Belin, 2012, 240 p., 20 €
Le livre s’ouvre et se termine sur une description de la baie de Nagaiev, en Sibérie orientale, proche de celle que Chalamov a évoquée dans ses Récits de la Kolyma. « La plage de galets gris était déserte, des nuages bas, déchiquetés, planaient dans les trouées entre les monts rocheux qui encadraient la baie » : tels sont donc les mots de Nicolas Werth, l’un des meilleurs historiens de l’Union soviétique. Au terme de ce livre de voyage sur la route de la Kolyma, celle des camps où un adulte soviétique sur dix a été enfermé et condamné à la plus haute des solitudes entre le début des années 1930 et le début des années 1950, il médite ainsi sur cette baie pour comprendre où arrivaient ces futurs morts-vivants. Mais ce livre est d’abord une interrogation sur les raisons pour lesquelles nombre d’entre eux sont restés, une fois libérés, dans ces villages du bout du monde. N. Werth est surtout frappé par la sérénité de la plupart des survivants rencontrés, chez lesquels il ne perçoit pas les signes du désarroi d’avoir survécu « qui taraudaient tant de survivants des camps nazis ». Si les années ont passé, il semble que « l’expérience du camp s’est dissoute dans leur vie faite de dureté, de luttes, de privation, de quelques joies aussi ». L’historien, qui a passé des années dans les archives bureaucratiques et déshumanisées de l’administration du goulag, a retrouvé ici la valeur inestimable du témoignage. Le paysage de la baie est une ligne d’horizon grâce à laquelle des gens ont encore envie de parler et de vivre dans un monde qu’ils n’ont pas quitté et dont ils font mémoire avec « noblesse ». Ce dernier terme qualifie aussi ce livre.
O. M.
Marie-Hélène Lafon, Les Pays, Paris, Buchet-Chastel, 2012, 208 p., 15 €
Ce bel ouvrage qui se présente comme un roman est composé de trois chapitres : le premier et le dernier racontent un voyage à Paris depuis le Cantal, la région natale de l’auteur, le deuxième une histoire d’éducation à Paris. Le premier voyage remonte à l’enfance, quand Claire monte à la capitale avec son père « paysan » et son frère, chez des amis qui habitent à Gentilly près d’une porte de Paris, cette ville sans entrée ni sortie dont elle ne voit pas les limites. Le roman d’éducation est celle d’une étudiante acharnée qui apprend le grec mieux que tous les autres en raison d’une ténacité toute paysanne : si l’on retrouve l’état d’esprit de la « forme d’une ville » de Julien Gracq, celui de la ville considérée comme une éducatrice avec ses universités et ses musées, on voit également défiler un nombre de personnes qui font des salles d’études un concentré du pays des années 1970 (le bibliothécaire qui rêve de retourner dans sa campagne, l’étudiant écrivain qui lit tout, les adeptes de Roland Barthes qui désarçonnent Claire, des familles qui aiment Bach ou la Callas, des aristocrates normands sortis de Stendhal…). Le dernier voyage est celui que le père entreprend chaque année chez sa fille qui l’accueille dans un appartement où il n’y a que des livres. L’énergie de ce livre, celle que traduit la maîtrise de la langue française de cette amoureuse des langues, repose sur l’incapacité de Claire à renoncer à la campagne, à se couper de ses origines, tout en valorisant le fait de vivre dans la ville, dans les livres et les musées. Elle a appris la liberté de lire et de connaître, d’être seule aussi, c’est l’essentiel, mais cela ne la conduit ni à idéaliser la ville ni à rompre avec sa campagne. On ne fait que passer de l’une à l’autre, semble-t-elle dire, en citant le peintre Eugène Delacroix en exergue : « Nous ne possédons réellement rien : tout nous traverse. »
O. M.
Jean-François Billeter, Un paradigme, Paris, Allia, 2012, 128 p., 6, 20 €
Spécialiste de Zhuang Zi et de la philosophie chinoise, Jean-François Billeter nous invite dans ce petit ouvrage à une réflexion féconde et profonde, à un « changement de paradigme ». Le mot est à la mode, mais il est ici employé au sens plein. En effet, il s’agit de changer la manière dont nous pensons, agissons, dont nous concevons le rapport entre notre corps et notre esprit. Pour Billeter, il ne faut plus voir l’esprit comme ce qui fait agir le corps, mais le corps comme ce qui fait advenir l’action, la pensée, et la transcendance. Il n’est pas question ici de revenir au dualisme, fût-il inversé, mais de concevoir le corps comme une activité : « L’esprit ne descend plus sur nous, mais se forme en nous, de bas en haut. La dimension d’inconnu est au fond du corps et de son activité, elle n’est plus quelque part au-dessus » (p. 77). Il n’y a donc plus de transcendance, mais simplement moi, avec ma part de mystère, d’inconnu que j’ignore moi-même, et qu’il me faut laisser advenir. À travers les notions d’activité et d’intégration, associées au travail du corps, l’auteur nous invite à repenser la manière dont les idées nous viennent, la souffrance psychique, la religion ou le rapport au temps. Ce qui « prend » le lecteur dans ce livre, c’est la manière dont Jean-François Billeter décrit la naissance en nous de gestes (verser du vin dans un verre), d’idées (« L’idée vient en parlant », comme l’écrit Kleist), d’actions (Que vais-je faire aujourd’hui ?), d’une manière si précise qu’elle amène vraiment à s’interroger sur cet « avènement » de la pensée, comme production de l’activité du corps.
A. B.
Bernadette Rigal-Cellard, La Religion des mormons, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités », 2012, 350 p., 15 €
Alain Gillette, Les Mormons. De la théocratie à Internet, Paris, Desclée de Brouwer, 2012, 402 p., 27 €
Ces deux ouvrages – mais bien d’autres ont été publiés sur le sujet à la faveur de l’élection américaine – retracent l’histoire de cette religion made in Usa, et son évolution depuis le « père fondateur » Joseph Smith jusqu’à l’incarnation de l’homme d’affaires américain qu’est aujourd’hui Mitt Romney. Le livre de Bernadette Rigal-Cellard est plus historique, plus centré aussi sur la dimension religieuse du mormonisme, là où celui d’Alain Gillette, plus critique, rend compte de la puissance de l’Église mormone, de son rayonnement international (rappelons que le premier temple mormon de France doit voir le jour au Chesnay, dans les Yvelines, et que ce projet suscite force controverses) et de sa gestion entrepreneuriale. Ce qui frappe, c’est le paradoxe profond d’une religion qui, d’une part, reste vue comme une hérésie par de nombreux chrétiens, et demeure mystérieuse et suspecte pour beaucoup d’Américains, et d’autre part exalte l’esprit américain : les fondateurs du mormonisme étaient en effet des pionniers, qui ont conquis les terres arides de l’Utah après avoir été chassés, entre autres, de l’État de New York, et nombre de grands hommes d’affaires américains (comme le directeur de la chaîne d’hôtels Marriott) sont aujourd’hui des mormons, pour lesquels l’initiative individuelle et la réussite (des hommes tout du moins…) sont des éléments essentiels de leur foi comme de leur appartenance nationale.
A. B.
Angelo Rinaldi, Le Roman sans peine. Chroniques littéraires, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2012, 326 p., 20 €
La critique littéraire existe encore, mais souvent sans éclat, aseptisée, neutralisée, probablement, entre autres, par un système médiatique où toute pièce reçoit sa monnaie. Qui a envie de retrouver et la critique et la littérature ne regrettera pas de lire les chroniques d’Angelo Rinaldi dans Le Figaro littéraire entre 2003 et 2005. Elles nous donnent bien des regrets pour les nombreux livres dont le critique éclaire magnifiquement les raisons que nous aurions eues de les acheter – et que nous avons ratés faute de lire régulièrement un journal qui n’est pourtant pas tous les jours sans mérites. Espérons seulement que le style souverain du critique, qui nous donne tant de plaisir (le mot d’un « sémioticien » que Rinaldi n’aime guère) ou de bonheur (comme le dit la quatrième de couverture), n’éclipsera pas celles et ceux dont il parle si bien. Il y a certes les victimes de Rinaldi, et il arrive qu’on y compte une connaissance, un auteur à notre goût. Rendons à l’exécuteur cette justice : vérification faite, il livre toujours les raisons de ses éreintages, pratiqués presque à regret et assortis de conseils pour mieux faire. Piètre consolation pour ceux qui n’ont pas réussi l’épreuve du feu, mais les éditeurs au moins savent que le pire destin d’un livre, ce n’est pas une « mauvaise critique », mais le silence qui le précipite dès sa parution dans l’enfer sans fond des livres mort-nés. Pourquoi « le roman sans peine » comme titre ? Je ne sais, car sous la plume du critique tous les genres trouvent grâce, au sens littéral de l’expression, et avec eux la magie de la langue française.
J.-L. S.
En écho
HERMÈS, LES FRONTIÈRES ET LES MURS – Ce numéro fort riche (no 63, Cnrs Éditions), car nourri de nombreux exemples et d’études originales, part de ce constat paradoxal : « Alors que partout on vante l’interconnexion comme principe de base de la mondialisation, alors que partout nous constatons l’importance des faits de mobilité et que les déplacements généralisés, caractérisés par la recherche permanente de vitesse, semblent promouvoir des territoires uniformisés, les murs et les frontières croissent et se multiplient, à toutes les échelles. » Plus l’emporte l’idée que nous vivons dans un monde ouvert car virtuel et sans frontières, plus la déterritorialisation virtuelle s’impose, plus il y a des territoires « purs et durs » organisés autour de murs. C’est ce qu’on appelle la « wallification », qui est l’autre face de la mondialisation. Si les deux coordinateurs de ce numéro, Michel Lussault et Thierry Paquot, évoquent à ce propos d’autres domaines que celui de l’urbain, ils n’en repèrent pas moins un nombre surprenant de frontières inattendues (alors même que les frontières traditionnelles ne disparaissent pas en raison de l’augmentation du nombre des États). Ce qui rend d’autant plus actuelle la pensée de G. Simmel pour qui « l’homme est un être-frontière qui n’a pas de frontière ». Belle expression, mais aujourd’hui prédominent la limite et la séparation d’un côté, la cité virtuelle de l’autre.
CONTROVERSE, DISPUTE ET DÉLIBÉRATION – L’originalité de la dernière livraison de Raisons politiques (août 2012, n° 47, Presses de Sciences Po) est de se pencher sur la notion de controverse, qui est distinguée de celles de délibération et de dispute. Alors que la notion de délibération est l’occasion de réflexions souvent formelles (dans le sillage de J. Rawls et J. Habermas) sur la démocratie, et que celle de dispute renvoie à des rapports de force et de domination, la controverse permet de ne pas céder à une opposition excessive entre consensus et dissensus. Si la démocratie renvoie à l’idée d’un « consensus conflictuel » (Ricœur), la controverse rappelle aux partisans du consensus que le dissensus n’est jamais loin (des articles portent sur les controverses relatives au travail en 1848, sur une comparaison entre controverses savantes et débats militants, sur le rôle du Parlement comme espace de résolution des controverses). Dans la rubrique Varia, l’article de Stephen Macedo – « L’éducation civique libérale et le fondamentalisme religieux : l’affaire Dieu contre John Rawls » – mérite l’attention. Il en ressort que « le libéralisme politique décourage l’investissement complet du capital moral dans le secteur politique, et que c’est pour le mieux ». En effet, le libéralisme politique ne peut s’accommoder de minorités qui refusent le pluralisme et la tolérance.
LA MUE DE DROIT SOCIAL – Alors que Droit social (2012, no 11), revue de référence dans le domaine du droit du travail et de la protection sociale, qui a rejoint les éditions Dalloz, adopte un format plus lisible et plus moderne et propose de nouvelles rubriques (une tribune, des études portant sur des sujets capitaux abordés en profondeur et une présentation de l’actualité présidentielle), Christophe Radé, le directeur, rassure les lecteurs pour lesquels l’invocation de la modernité n’est pas un argument suffisant : la mue formelle n’affectera en rien les valeurs qui ont sous-tendu la revue tout au long de son histoire, depuis plus de soixante ans. Ce qui ne laisse pas indifférent, à un moment politique et historique où les débats sur le droit du travail et la démocratie sociale vont être au premier plan.
Avis
Les 80 ans d’Esprit (1932-2012) : pour marquer cet événement, nous organisons une journée publique de débats samedi 8 décembre à la mairie du 3e arrondissement de Paris. Ce sera pour nous l’occasion de nous projeter dans les difficultés du présent en donnant la parole aussi bien à des acteurs qu’à des analystes. Le rôle d’une revue intellectuelle comme Esprit n’est en effet pas seulement de porter un regard sur le présent mais de comprendre les forces qui agissent aujourd’hui. On s’interrogera donc sur la démocratie et la place de l’État, sur les difficultés de la pensée économique, sur la prise en compte des enjeux de long terme dans les décisions du présent. Mais le diagnostic qu’on pourra porter sur ces sujets doit se compléter de réflexions sur le lien entre pensée et action aujourd’hui, sur les manières de délibérer, de représenter, de décider qui transforment aussi le rôle et la place d’une revue généraliste. Informations : a.beja@esprit.presse.fr
La revue se transforme : 80 ans, c’est un âge vénérable, mais il ne s’agit pas pour nous de durer pour durer. Nous voulons encore apprendre, grandir, pour tâcher de tenir le pas du monde, de le ralentir, de le devancer, parfois. Pour ce faire, il nous faut, sans changer ce que nous sommes, nous diversifier, multiplier notre présence. Nous vous proposerons dès janvier 2013 une nouvelle couverture, qui sera l’aboutissement des changements effectués cette année (une revue plus maniable, plus lisible). Nous lançons également de nouveaux formats, en plus du site internet (www.esprit.presse.fr). Nous sommes ainsi présents sur la plate-forme Cairn depuis le mois de septembre, et proposons un format pour tablettes et liseuses à partir de décembre 2012, qui sera téléchargeable sur toutes les librairies en ligne.
Esprit a sa place dans le monde qui vient, nous en sommes convaincus. Face aux paroles d’experts, souvent déconnectées du politique, nous voulons être un lieu de réflexion ouvert, dans le style comme dans le fond, un lieu de croisements des pensées, mais qui n’oublie pas le monde, et qui se rend donc accessible.
En cette période de fin d’année propice aux réabonnements, nous remercions nos abonnés de leur fidélité. C’est grâce à votre soutien que la revue Esprit peut poursuivre sa vocation en toute indépendance. Dans cette période d’incertitudes économiques, l’abonnement reste la clé de notre équilibre financier. Merci donc de renouveler votre abonnement, d’en offrir un à vos proches pour leur faire découvrir la revue, de demander aux bibliothèques ou aux institutions avec lesquelles vous travaillez de s’abonner à Esprit. Par notre site internet, diverses formules sont possibles, y compris l’abonnement dématérialisé en ligne ou sur les nouveaux supports de lecture (tablettes…).
Dans les mois qui viennent, la revue restera fidèle à sa démarche, au-delà des changements de présentation. Notre numéro de janvier reviendra sur quelques grandes figures de la philosophie du xxe siècle et leurs rapports à la question religieuse (Heidegger, Wittgenstein, Habermas, Ricœur…). Nous interrogerons ensuite la pertinence de l’idée d’État aujourd’hui, confrontée, pas seulement sur le terrain économique, à la montée de phénomènes qui remettent en cause un rôle d’intervention imaginé au xixe siècle. Par la suite, la France périurbaine, qui fut au centre de polémiques durant la dernière campagne présidentielle, retiendra notre attention. Pourquoi reste-t-elle méconnue ? Estelle une terre de conquête politique pour les extrêmes ?
- 1.
William Boyd, Une vie aux aguets, Paris, Le Seuil, 2007.
- 2.
On apprenait au printemps dernier que James Bond allait reprendre vie sous la plume de William Boyd, par ailleurs ami de Daniel Craig. L’agent 007 va-t-il acquérir un surcroît d’intériorité ?
- 3.
On lira le recueil intitulé Agents secrets dans la Grande Guerre, Paris, Omnibus, 2005, qui contient notamment un texte de Somerset Maugham.