
Contre Pygmalion
L’histoire de nos représentations collectives est, pour beaucoup, celle de personnages féminins vus à travers le prisme du désir des hommes. Et si une voie de résolution passait par la déconstruction de ce monopole séculaire, et par la promotion, en art comme au sein des procédures judiciaires, d’un regard féminin ?
Il y a peu, j’ai demandé à une classe de sixième de lire une adaptation de l’histoire de Pygmalion, tirée des Métamorphoses d’Ovide. Pygmalion est un artiste chypriote, célibataire endurci, qui crée une statue de femme en ivoire et en tombe amoureux. Le jour de la fête de Vénus, il fait le souhait d’avoir une épouse à l’image de sa statue. À son retour, tandis qu’il embrasse et caresse, comme de coutume, la statue d’ivoire, le sculpteur a la surprise de sentir ses mains et sa bouche s’enfoncer dans une chair vivante. La statue a pris vie : elle rougit sous les baisers, ouvre les yeux, voit celui qui l’aime. Cinq garçons de la classe lèvent la main et expriment un certain enthousiasme pour le récit, parce qu’il « se finit bien » : un homme qui ne croyait pas à l’amour trouve le bonheur auprès d’une femme. Nous sommes d’accord sur cette logique inhérente au récit. Contrairement à leur habitude, les filles de la classe ne se sont pas exprimées. Je les interpelle : « Et vous, vous en pensez quoi ? » Elles se regardent, un peu interdites. Une élève réagit : « Ça ne se fait pas. » À ma demande, elle développe : le fait que Pygmalion estime qu’aucune vraie femme ne soit assez bien pour lui au point de s’en fabriquer une la heurte. Il est vrai que le récit, dans la version originale, commence par : « Pygmalion, pour avoir vu les femmes mener une existence criminelle, plein d’horreur pour les vices que la nature leur a donnés en grand nombre, vivait sans épouse1. » L’élève a donc bien saisi l’esprit du texte. Une autre intervient alors : « Madame, quand il l’embrasse, elle est toute nue ? » Nous retournons au texte : oui, c’est le cas ; nouvelle gêne. Je demande, car je sens que c’est de là que provient le malaise : « Est-elle d’accord ? » Un élève cite le texte : « elle rougit ». Est-ce de honte ou de plaisir ? Le texte ne le dit pas. Comme je conclus qu’on ne peut pas savoir si elle est d’accord et que c’est un problème, une élève infléchit mon propos de façon très pertinente : « Madame, elle ne peut pas être d’accord. » Elle explique : la jeune femme vient de prendre vie, elle ne sait pas encore ce qu’est le monde ni la vie, elle ne connaît pas Pygmalion, « celui qui l’aime ». La statue devenue femme n’a pas pu choisir si Pygmalion pourrait être celui qu’elle aime. Nous faisons le rapprochement avec le baiser des princes à la Belle au bois dormant et à Blanche-Neige endormie. Une fois le sujet lancé, les élèves, les filles en particulier, ne cessent de vouloir ajouter, commenter. Il est question, pêle-mêle, des femmes en politique, dans le sport, de ce que ces toutes jeunes filles perçoivent des injustices qu’on leur fait déjà et de celles qu’elles anticipent.
Dans ma tête aussi, les associations se multiplient. Je pense à plusieurs débats récents sur la moralité de textes littéraires où des femmes sont dessaisies du droit à refuser l’intrusion érotique d’un homme2. Ainsi, ces représentations de femmes que l’on embrasse sans leur consentement ou que l’on enlève (entre autres Hélène de Sparte) sont légion dans les récits mythiques, les contes, histoires fondatrices de notre culture. Faut-il arrêter de les enseigner, les interdire ? Les interroger, plutôt. Je dis aux élèves que les représentations culturelles ne doivent pas susciter la déférence, mais le questionnement. Je lis plus tard que, en réaction au témoignage d’Adèle Haenel dans Mediapart3, Christophe Ruggia rejette les accusations d’attouchements sexuels : « J’ai commis l’erreur de jouer les Pygmalion avec les malentendus et les entraves qu’une telle posture suscite. Emprise du metteur en scène à l’égard de l’actrice qu’il avait dirigée et avec laquelle il rêvait de tourner à nouveau4. » Le choix de la référence montre assez combien le réalisateur n’a pas questionné ces représentations, reconduisant la violence présente dans le mythe. Car il est bien question, dans le texte latin, d’attouchements sexuels accomplis sous emprise. D’après ce que dit Adèle Haenel sur Mediapart, Christophe Ruggia s’est raconté à lui-même le mensonge d’une histoire d’amour partagée avec elle. Cette absence de discernement, qu’elle soit de l’ordre de la mauvaise foi ou bien du déni, s’appuie sur ces représentations non interrogées. Là encore, la question du consentement ne s’est pas posée, et les dommages sont terribles.
Voir et donner à voir
Comme le dit encore Adèle Haenel, la question des représentations excède celle de la monstruosité individuelle ; elle est collective. Pour que l’on puisse enfin se rendre compte, collectivement, de cette violence, il suffit de déplacer le point de vue. Que vit la statue devenue femme ?
Certaines œuvres montrent le viol du point de vue de la victime : la série Unbelievable, le film d’Andréa Bescond Les Chatouilles, le roman d’Adélaïde Bon, La Petite Fille sur la banquise5. On pense aussi au témoignage de Vanessa Springora dans Le Consentement6 sur l’abus de faiblesse subi. Ces représentations sont salutaires pour prévenir les agressions et accompagner les victimes. En parallèle, il faut interroger les représentations qui restent en surface de la conscience des femmes, oubliant leur statut de sujets, d’individus sentant et pensant, désirant. La représentation, courante en art et dans les médias, de la femme uniquement comme personnage tiers au héros et comme objet d’amour ou de désir, support de fantasmes, crée une béance symbolique dans l’identification pour la conscience féminine spectatrice. En conséquence, dans le monde réel, la femme ne peut souvent avoir conscience de soi qu’à travers l’image qui se dessine d’elle dans l’esprit et le regard des hommes. C’est une aliénation : pour exister, elle a besoin d’être vue, désirée et aimée comme le sont les femmes par les héros de fiction ; elle subordonne son désir et son existence au désir d’autrui.
Luc Besson aurait déclaré à Karine Isambert, jeune actrice dont il feuilletait alors le book pour un rôle : « Une actrice, il faut avoir envie de la baiser », puis « j’ai besoin de tomber amoureux de mon actrice7 ». La jeune femme a alors 22 ans, et Besson pense qu’elle en a 17 – car l’agence de mannequins qui l’emploie ment sur son âge, comme c’est l’usage, dit-elle. Les représentations médiatiques, publicitaires et cinématographiques font la promotion de l’extrême jeunesse des femmes, qui devient un critère du désirable. Or cet âge s’associe à la situation de difficulté et de dépendance économique et sociale, à la plus grande vulnérabilité, à l’inexpérience dans la vie affective et à la facilité d’emprise, conditions qui permettent l’agression et la prédation. Par ailleurs, ce goût est promu à l’exclusion et au détriment des autres âges. Les actrices disent assez qu’elles ne trouvent plus de rôle central passé un certain âge, pourtant pas si avancé, alors que la maturité peut donner lieu à des personnages intéressants et représentatifs du réel. La femme autonome, libre de ses choix et de ses goûts, qui peut dire ses exigences, n’intéresse pas ; elle fait peur, comme les « vraies » femmes pour Pygmalion. Ainsi, le propos de Yann Moix n’est que la répétition médiatique d’un lieu commun créé et entretenu par les représentations8. Pour arrêter cet engrenage, qui participe aux violences faites aux femmes, il faudra se libérer du monopole du male gaze.
Le regard désirant féminin au cinéma, le female gaze, reste à construire, à inventer ou à identifier.
Le male gaze, c’est le regard masculin hétérosexuel posé sur les femmes, qui érotise leur corps. Cette façon de voir et de donner à voir les femmes doit être mise à distance, interrogée, comme les textes fondateurs. Pour cela, on peut notamment souhaiter la multiplication des œuvres d’artistes féminines. Comment les femmes s’expriment-elles en art ? Quels sont les enjeux politiques de cette expression ? Le film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, avec Adèle Haenel, met en scène le regard qu’une peintresse pose sur son modèle féminin. L’amour qui naît entre les deux femmes instaure une relation qui se veut égalitaire et réciproque : plus de distinction entre la muse et l’artiste, toutes deux coopèrent à la création de l’œuvre d’art. Ironie de la situation, dans le contexte très patriarcal du xviiie siècle, le tableau est destiné au regard de l’homme auquel on veut donner la jeune femme en mariage. Au moment où l’artiste peint son décolleté, la modèle ironise : « Vous vous préoccupez de faire plaisir à mon futur époux. » « Je connais le male gaze par cœur, dit Sciamma, j’ai été définie, j’ai été émue par le male gaze, j’ai été excitée par le male gaze9. » Le regard désirant féminin au cinéma, le female gaze, reste à construire, à inventer ou à identifier.
Encore faut-il que la représentation du monde à travers le regard féminin soit jugée intéressante par le public. Je pense à Berthe Morisot, exposée il y a peu au Musée d’Orsay. Cette peintresse impressionniste de la fin du xixe siècle représente des intérieurs, des femmes assises dont le regard se porte vers une fenêtre, sa fille, son époux jouant avec elle, des promenades dans des jardins et des bonnes occupées aux tâches domestiques. Les critiques – masculins, à l’époque – y ont vu, non sans un certain dédain, des sujets purement féminins. La noblesse qu’elle donne à ces sujets m’interpelle. Elle ne renonce pas à peindre à cause de l’étroitesse que sa condition impose à son champ ; elle montre l’intérêt de ce qu’elle perçoit dans cette vie domestique et privée. Elle évoque la profondeur de la pensée des femmes peintes, cantonnées à l’intérieur ou au jardin, met en valeur le travail des femmes employées à la maison en les prenant pour sujets de portraits, et donne de son mari l’image d’un père attentif pour sa fille. Dans Sisyphe est une femme, réédition actualisée de son essai La Marche du cavalier, Geneviève Brisac s’intéresse aux thématiques des romans féminins – les lieux, notamment, parmi lesquels le parc ou le jardin d’enfants, fréquentés assidûment par les mères. Elle témoigne que certains de ses amis masculins disent s’ennuyer à la lecture de tels romans : « Dès qu’ils lisent ces syllabes : mère, enfant, jardins, rues des villes, ils poussent les hauts cris, lancent des anathèmes, dont les moins vindicatifs sont “ringardise” et “ennui mortel”10. » Pourtant, ce que l’on voit dans un parc ou à la maison a une portée aussi universelle que ce qui se joue sur un grand champ de bataille, sujet « noble » de tant d’œuvres masculines.
Les fictions, en représentant essentiellement comme héros triomphants des personnages masculins, ont laissé aux femmes peu de choix : il faut à ces dernières s’identifier à un homme ou bien être frustrées du plaisir procuré par la fiction. En plus de laisser de côté nos préjugés sur les thématiques abordées, peut-être les spectateurs hommes devront-ils à cet égard adopter la même souplesse, la même fluidité dans leur identification de genre que les femmes, afin de suivre les aventures de nouvelles héroïnes.
Dire et être entendue
S’il y a des thèmes plus féminins, la condition des femmes n’induit-elle pas aussi des modes d’écriture, un « style » féminin ? Geneviève Brisac rapporte que Vladimir Nabokov, l’auteur de Lolita, invité à donner une conférence sur Jane Austen par la Cornell University, avait refusé sans ambages, arguant qu’il avait « des préjugés contre toutes les femmes écrivains » et proposant de parler de Stevenson à la place. Devant l’insistance de l’université, Nabokov étudia les romans d’Austen et y remarqua plusieurs traits d’écriture, auxquels il donna les noms de « fossette d’ironie » pour le regard distancié et narquois, et de « marche du cavalier ». Ce second trait, qui tire son nom du jeu d’échecs, consiste à s’avancer puis à se tenir en retrait, afin de regarder la scène de l’extérieur et de se voir soi-même agir. Je vois dans l’humour une propension à s’excuser de prendre la parole comme autrice, et dans l’ironie narquoise la réponse d’une conscience impuissante face à une situation sociale qui lui fait violence. Je vois dans le pas de côté une propension à se décaler par rapport aux situations, parce que la place de la femme dans la société du temps est d’être en permanence en dehors de l’action, cantonnée à une position d’observatrice. C’est aussi le symptôme de cette objectivation de soi, du dédoublement de la conscience féminine en spectatrice de soi-même, conséquence du statut d’autre et d’objet.
Dans son essai Une chambre à soi, Virginia Woolf fait le constat que le ressentiment et la colère ternissent la qualité stylistique et la vision artistique de plusieurs autrices, Lady Winchelsea et Charlotte Brontë notamment11. Le dépit et l’aigreur que fait naître la condition féminine des autrices empêchent, selon elle, l’expression libre de leur génie. Il faudrait pouvoir s’oublier pour écrire, mais cela implique de pouvoir s’incarner comme sujet premier, se considérer comme un être humain universel et avoir la liberté de ses déplacements, de sa parole et de ses actes.
Geneviève Brisac note aussi que les écrivaines évitent les périodes oratoires emphatiques et générales, se sentant sans doute moins légitimes. La question de la légitimité pèse non seulement sur la qualité de l’œuvre produite, grevant la confiance de l’artiste en ses capacités, mais aussi sur sa réception. Je me dis que, quand bien même une artiste d’aujourd’hui serait détachée de tout ressentiment lié à sa condition, la réception genrée infléchit souvent l’œuvre pour la ramener à l’expression d’une minorité. Les salons ont qualifié la peinture de Berthe Morisot de « délicate » et « charmante », alors qu’elle était si puissamment novatrice dans sa forme et porteuse des révolutions de l’histoire de la peinture. Il y a quelque chose de violent et d’audacieux dans le choix de laisser la toile apparente, l’inachèvement du work in progress ; et ses tableaux du port de l’île de Wight annoncent l’abstraction.
Dans sa Rhétorique, Aristote explique que la bonne image que l’auditeur a de l’orateur est un argument à part entière pour emporter l’adhésion, qu’il appelle « argument éthique ». Or les représentations sexistes en rendent l’usage bien plus difficile à une femme. C’est le cas en art comme en politique.
On s’aperçoit qu’être une femme, c’est devoir prendre sur soi, au quotidien, face à des actes et à des propos discriminatoires et sexistes. C’est devoir vivre, parfois en couple, avec des personnes qui ne se représentent pas l’oppression, la minimisent ou la nient. C’est même intégrer ces situations d’oppression dans les conduites ordinaires sans plus de questionnement12. C’est ce « prendre sur soi » qui craque. Les femmes qui prennent la parole le disent : elles en ont assez. Elles sont nombreuses à le faire et ne craignent plus d’être accusées d’hystérie, d’excès d’humeur, d’être appelées « attachiantes » ou « féminazies », car elles se mettent à exister indépendamment de la conscience masculine.
Il s’agit d’oser dire, mais surtout d’avoir les moyens de le faire, parmi lesquels celui d’être écoutée. Nous assistons actuellement non seulement à une libération de la parole, mais avant tout à une libération de l’écoute, par la levée progressive du soupçon qui pèse sur les témoignages de victimes et la parole féministe. Preuve de cette double libération, la démocratisation de termes comme « culture du viol » ou « féminicide », en plus de la valorisation du mot « féministe ». Nommer permet de penser le vécu. La langue est aussi en voie de se reféminiser, pour rendre les femmes plus présentes, visibles sur le plan symbolique13.
Rendre justice
Sur le plan judiciaire, il est besoin de réviser les procédures concernant les violences sexistes et sexuelles. Adèle Haenel avait d’abord souhaité ne pas porter plainte, par méfiance d’un système de justice jugé trop inefficace. Cela tient au déficit de crédit porté à la parole. Lors d’une plainte pour agression sexuelle, la victime est souvent déboutée faute de preuves et faute de témoins pour accréditer son témoignage. Cela signifie que les modalités d’enquête doivent changer pour chercher autant à accréditer la plainte qu’à la disqualifier. Il faudra aussi faciliter les démarches pour les femmes en situation d’infériorité sociale par rapport à leur agresseur.
Et si les décisions de justice, qu’elles condamnent ou non, ne faisaient que perpétuer l’ordre social historiquement inscrit dans les institutions ? Cette hypothèse me vient en pensant aux condamnations du xviie siècle pour les enlèvements de femmes non mariées. À l’époque, on appelle « rapt » ou « enlèvement » le fait de partir avec une femme contre l’avis de son père, et ce quel que soit l’avis de la femme en question. Lors des procès, trois cas de figure se présentaient : si l’enleveur était d’une condition inférieure au père de la jeune femme, il était la plupart du temps condamné à mort. Si leurs conditions étaient équivalentes, il était condamné à une lourde rétribution. S’il était de condition supérieure, il était souvent acquitté14. Aujourd’hui, quand une femme attaque en justice un homme puissant, elle est souvent accusée de mentir par intérêt. En revanche, si l’accusé est d’un rang social inférieur à celui de la femme agressée, ou bien d’une origine considérée comme une « menace » à l’ordre établi, ne sera-t-il pas d’emblée tenu coupable par l’opinion ? Si un homme puissant a plus de facilité à accomplir des violences sexuelles impunément, ce que l’on protège alors, c’est la domination économique et sociale. L’agression de jeunes filles et de femmes appartenant à des milieux favorisés serait alors condamnée comme une atteinte aux hommes de leur entourage. L’ordre social est mis en danger par certains viols, tandis qu’il en permet et en couvre d’autres. Il a fallu que Dominique Strauss-Kahn agisse aux États-Unis pour être condamné.
Le réflexe de protéger de toute condamnation les artistes célébrés est un exemple de l’impunité systématique des hommes en situation de domination symbolique. Qu’on pense à ceux qui soutiennent le fait que Polanski se dérobe à la justice. Qu’on pense à la complaisance du monde de la culture à l’égard de Gabriel Matzneff ou de David Hamilton pendant des dizaines d’années, alors que leur œuvre révélait un érotisme problématique. C’est qu’il peut être d’usage que l’agression entre dans le processus de création. Il y a peu, Emilia Clarke témoignait avoir découvert les scènes de nu imposées lors du tournage de la série Game of Thrones après qu’elle eut accepté le rôle, lors de la lecture du script, et s’être alors dit : « Il était là, le piège ! » Si les actrices sont soumises à des réalisateurs parfois violents, c’est que le monde du cinéma fonctionne de façon dangereuse. Et si le succès des films tient à cette érotisation imposée, cela ne fait qu’accroître l’image d’une société complice dans son ensemble d’un système prédateur pour les femmes.
L’omniprésence de ces images, dont la production même relève parfois de la maltraitance, normalise le viol et le rend invisible. Or il ne faut pas négliger la propension humaine à vivre sa vie personnelle, notamment sur le plan affectif, selon les représentations. « On ne serait pas amoureux si on n’avait pas entendu parler d’amour », dit La Rochefoucauld. Interroger les représentations, dénoncer le monopole des modèles qui rendent la violence invisible et choisir au contraire de la révéler, laisser la parole aux femmes dans tous les champs publics, voilà qui permettra à chacune de pouvoir penser et dire : je ne veux pas n’être qu’un objet, je ne veux pas être la statue, je ne veux pas être la princesse embrassée malgré elle.
- 1.Ovide, Métamorphoses, livre X, 255-268.
- 2.Voir l’ensemble des échanges houleux d’universitaires à propos du sonnet XX des Amours, dans lequel Ronsard érotise l’acte sexuel commis par surprise, ou encore la lettre ouverte des candidates à l’agrégation de lettres modernes de 2018, réagissant au recueil de Chénier au programme, dans lequel une scène de viol fait l’objet d’une églogue : « L’affaire Chénier », malaises.hypotheses.org, 7 juillet 2019.
- 3.Marine Turchi, « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou » [en ligne], Mediapart, 3 novembre 2019.
- 4.« Témoignage d’Adèle Haenel : la réponse de Christophe Ruggia » [en ligne], Mediapart, 6 novembre 2019.
- 5.Unbelievable, série créée par Susannah Grant, Ayelet Waldman et Michael Chabon, Netflix, 2019 ; Les Chatouilles, d’Andréa Bescond et Éric Métayer, France, 2018 ; Adélaïde Bon, La Petite Fille sur la banquise, Paris, Grasset, 2018.
- 6.Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020 ; voir mon compte rendu dans Esprit, octobre 2020.
- 7.« Affaire Besson : le témoignage de Karine Isambert » [vidéo en ligne], Mediapart, 19 décembre 2018.
- 8.Dans Marie Claire (4 janvier 2019), Yann Moix déclare qu’il est « incapable d’aimer une femme de 50 ans », soit de son âge, et « un corps de femme de 25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du tout ».
- 9.“Céline Sciamma and Adèle Haenel on Portrait of a Lady on Fire” [vidéo en ligne], entretien avec Gerhard Busch, Vpro Cinema, 24 mai 2019.
- 10.Geneviève Brisac, Sisyphe est une femme. La Marche du cavalier, Paris, Éditions de l’Olivier, 2019, p. 60.
- 11.Virginia Woolf, Une chambre à soi [1929], trad. par Clara Malraux, Paris, 10/18, 2001.
- 12.Le regard éclairé de certaines œuvres peut les mettre au jour de façon frappante, comme la web-série Martin, sexe faible (Juliette Tresanini et Paul Lapierre, France Télévisions, 2015-…), qui inverse les situations de genre dans des situations du quotidien.
- 13.Voir Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014. L’autrice montre que les noms « financière », « officière », « tapicière », « peintresse », « philosophesse »… étaient employés avant le xviie siècle, quand certains grammairiens ont fait le choix de masculiniser la langue, rendant ainsi invisibles les personnes de sexe féminin.
- 14.Voir Danielle Haase-Dubosc, Ravie et enlevée. De l’enlèvement des femmes comme stratégie matrimoniale au xviie siècle, Paris, Albin Michel, 1999.