
Dogmes et impensés
Insuffisamment pluridisciplinaire et peu ouverte à des voix dissidentes, la commission d'économistes réunie par le président de la République pour penser les enjeux du climat, des inégalités et de la démographie de l'après-Covid a peu de chances d’ouvrir des voies réellement innovantes.
Emmanuel Macron pense-t-il réellement que la commission de vingt-six économistes qu’il vient d’installer, dirigée par Jean Tirole et Olivier Blanchard, va nous aider à « repenser nos dogmes économiques » ? Ses membres appartiennent presque tous au courant dominant de la science économique et, pour la plupart de ceux que l’on connaît, ils ne se sont guère signalés jusqu’ici par leur capacité à penser en dehors de ce cadre intellectuel. Par ce choix sans audace, le président de la République montre où se situe pour lui le lieu de la raison, malgré les critiques de plus en plus nombreuses adressées à un mode de pensée qui s’est révélé incapable d’anticiper les impasses sociales et écologiques où nous sommes engagés. Du point de vue du simple bon sens, prétendre traiter de sujets tels que le climat, les inégalités et la démographie – les trois thèmes de réflexion fixés à la commission – dans un entre-soi disciplinaire est une aberration.
Certaines absences sont pour le moins surprenantes : beaucoup se sont étonnés de celle d’Esther Duflo, récente Prix Nobel pour ses travaux novateurs sur les inégalités et l’économie du développement, mais celle du britannique Tim Jackson, auteur d’un fameux et brillant rapport sur la « prospérité sans croissance1 » pour le gouvernement britannique, est encore plus dommageable. Et l’on ne parle même pas des climatologues, écologues, sociologues et philosophes qui ont autant de choses à dire que les économistes sur les sujets dévolus à la commission et sans l’apport desquels il lui sera bien difficile d’innover. Ajoutons que, sur le sujet du changement climatique, rien n’est dit sur la manière dont la commission devra ou non tenir compte des recommandations de la Convention citoyenne pour le climat, à qui le chef de l’État avait demandé en janvier dernier de « prendre des options fortes » pour « forcer la main au système ».
Par son contexte et son format, cette initiative présidentielle rappelle le précédent de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, créée par Nicolas Sarkozy après la crise financière de 2008 et dans la dynamique d’adhésion à l’idée de développement durable enclenchée en 2007 par le Grenelle de l’environnement. L’ancien président avait lui aussi réuni un groupe d’économistes prestigieux (dont cinq Prix Nobel !) pour mener une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives ». À travers la question de la mesure de la richesse, il s’agissait déjà d’élargir le cadre de la pensée et de la politique économique, dans un contexte de crise financière et de prise de conscience des enjeux écologiques. Composée pour l’essentiel d’économistes au pedigree académique irréprochable, la commission Stiglitz était néanmoins plus ouverte à la pluridisciplinarité et à la dissidence que la commission Tirole. En étaient membres le politologue Robert Putnam et des chercheurs connus pour leurs travaux militants dans le domaine des indicateurs alternatifs au Pib, Jean Gadrey et Enrico Giovannini, sans oublier Amartya Sen, grande figure de l’hétérodoxie malgré son prix Nobel.
La commission Stiglitz était plus ouverte à la pluridisciplinarité et à la dissidence que la commission Tirole.
Les discussions au sein de la commission ont, semble-t-il, été vives autour de la question centrale des limites de l’équivalence monétaire, et c’est sur ce point que le rapport remis fin 2009 marque une réelle percée. Pour simplifier, le débat opposait les partisans d’une mesure purement monétaire de la richesse et de la performance économique à ceux pour qui les indicateurs économiques habituels demandent à être complétés par des indicateurs non monétaires de bien-être social (espérance de vie, qualité de la vie, sentiment de sécurité, éducation, cohésion sociale…) et de soutenabilité environnementale (empreinte carbone, mesure de la biodiversité…). L’enjeu concret était notamment de savoir si « l’épargne nette ajustée » – taux d’épargne d’un pays corrigé par la valorisation monétaire de différentes formes de capital productif, humain et environnemental – pouvait tenir lieu d’indicateur de soutenabilité.
L’acquis décisif du travail de la commission, trop peu souligné par les observateurs, est d’avoir clairement tranché contre les tenants du tout-monétaire. Parmi différentes recommandations portant notamment sur la nécessité de mieux mesurer le patrimoine, le niveau de vie et les inégalités, le rapport final contient deux affirmations qui valent reconnaissance des limites d’une vision purement monétaire de la richesse : la première est qu’il est « souvent difficile d’attribuer à l’environnement naturel une valeur monétaire : des ensembles distincts d’indicateurs physiques seront donc nécessaires pour en suivre l’évolution » ; la seconde est que « le bien-être présent dépend à la fois des ressources économiques comme les revenus et des caractéristiques non économiques de la vie des gens : ce qu’ils font et ce qu’ils peuvent faire, leur appréciation de leur vie, leur environnement naturel ». Dès lors qu’il est admis que le bien-être et le patrimoine réel ne sont pas réductibles à des sommes de valeurs marchandes, c’est toute une manière autoréférentielle de raisonner sur les faits économiques qui se trouve potentiellement délégitimée.
Le discours prononcé par Nicolas Sarkozy à l’occasion de la remise du rapport s’ouvrait par une déclaration flamboyante qu’il vaut la peine de citer : « Nous ne changerons pas nos comportements si nous ne changeons pas la mesure de nos performances. Et nos comportements doivent absolument changer. Si nous ne voulons pas que notre avenir, l’avenir de nos enfants, l’avenir des générations futures soit semé de catastrophes financières, économiques, sociales, écologiques et, par conséquent, humaines, nous devons changer nos manières de vivre, de consommer, de produire. Nous devons changer les critères de nos organisations sociales, de nos politiques publiques. Une formidable révolution nous attend. Chacun d’entre nous désormais le pressent. Cette révolution ne s’accomplira pleinement que si elle est d’abord une révolution dans les esprits. Que si elle est d’abord une révolution intellectuelle, morale, culturelle. Que si elle est d’abord une révolution dans les façons de penser, dans les mentalités, dans les valeurs. » Las, quelques mois plus tard, le même Nicolas Sarkozy déclarait (au Salon de l’agriculture) : « L’écologie, ça commence à bien faire », ce qui fut immédiatement compris par tous comme une manière peu amène de siffler la fin de la récréation.
Le rapport Stiglitz ne resta cependant pas sans suite : l’Insee s’en est inspiré pour développer de nouveaux indicateurs de qualité de la vie et de développement durable, qui n’eurent toutefois guère d’effet sur le débat public. Il fallut attendre la loi du 13 avril 2015 (dite loi Éva Sas) pour qu’une tentative soit faite de donner un rôle politique effectif aux indicateurs non monétaires. Dans son article unique, cette loi oblige le gouvernement à remettre chaque année au Parlement « un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et l’année en cours et de celles envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut. Ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement ». Mise en œuvre de façon minimale en 2015 et 2016, la loi a été bel et bien enterrée en 2017 par le gouvernement Philippe sans que personne ne s’en émeuve.
La perspective d’une croissance sans fin ne peut plus tenir lieu de récit du futur.
Si la nouvelle commission veut se mettre à la hauteur d’une situation historique inédite où la perspective d’une croissance sans fin ne peut plus tenir lieu de récit du futur, elle ne peut faire moins que reprendre ce chantier là où il a été laissé, en commençant par s’interroger sur les raisons de son abandon. Celles-ci n’ont à vrai dire rien de très mystérieux. Remettre en cause la mesure de la richesse et de la performance – d’un pays mais aussi des entreprises si l’on prend au sérieux l’invitation de la loi Pacte de mai 2019 à leur donner une « raison d’être » autre que le profit – ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un projet politique visant à « découpler » le bien-être de la croissance. Ce qui veut dire concrètement : réduire les besoins monétaires, promouvoir les activités non monétaires et les fonctionnements coopératifs et créer un cadre pour développer des formes de coordination autres que le marché. Nos économistes peuvent-ils concevoir cela ?
- 1. Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2017.