La transmission au défi du numérique
Le jeune court plus vite, mais le vieux connaît le chemin[1].
Ce que l’on appelle « la révolution numérique » fait désormais l’objet, de la part des responsables politiques du monde éducatif, de la plus vive sollicitude. Longtemps, et alors même que notre environnement quotidien lui était déjà largement subordonné, l’École s’est tenue à l’écart de l’objet informatique, malgré quelques initiatives, vite laissées en friche. La transmission, finalité de l’institution, qui consiste à présenter « notre monde » aux nouvelles générations, était déjà pourtant largement en crise : crise des humanités, présentisme, atrophie de la mémoire, désintérêt pour la lecture. Le moins que l’on puisse dire est que l’École, durant ces années, n’a pas contribué à intégrer dans la culture générale une révolution numérique dont elle fait volontiers aujourd’hui son slogan salvateur[2]. C’est une étourderie dont il faut mesurer aujourd’hui les conséquences : elle n’a pas pensé la transition, aidée il est vrai dans ce lâcher-prise par une société médiatique plus soucieuse de lui opposer une table concurrente des valeurs ou de faire chorus avec une contre-culture adolescente dont le recours massif et comme instinctif aux dispositifs numériques est inversement proportionnel à la réelle maîtrise de leur fonctionnement. Le résultat est cette koinè, ce technicisme ambiant, préparé d’ailleurs de longue date par le formalisme desséchant et réducteur que les épigones de la modernité ont imposé dans les apprentissages littéraires. Aussi bien, ce que nous promet la conversion d’une école qui deviendrait « un laboratoire d’humanisme digital », au nom d’une transmission armée des nouvelles technologies, et qui – continuité oblige ? – revendique hardiment l’appellation « humanités numériques », doit-il requérir toute notre attention. Car manque encore dans cette nouvelle culture de l’écran, et tout particulièrement dans la vitrine de l’enseignement à distance, « la perception d’une chose dont nous sommes convaincus [3] »… Face aux injonctions, devenues insistantes, et parce que, dans tous les cas, « le simple bon sens informatique » interdit de reconduire ce qui ne serait qu’une molle et intempestive querelle des Anciens et des Modernes, il est urgent de prendre quelque distance. Au moment où « le rituel scolaire émigre vers les paillettes de la Star Academy [4] », que faire pour entretenir au sein de la Net Generation la convoitise d’un savoir rationnel, ambitieux et critique, à même de relier – de « coudre » dirait Michel Serres – le plus ancien au nouveau ?
Penser la transition
Le fils n’est plus « dans la main » de son père…
Chaque génération nouvelle grandit au milieu d’un monde ancien, soulignait Hannah Arendt ; et l’on se souvient que Michel Serres mettait au compte de responsables élevés à l’ancienne leur incapacité à prendre la mesure des réformes nécessaires, celles que réclamaient à ses yeux les mutations dont sa Petite Poucette fait délicieusement les frais[5]. Notre ancien monde a subi de plein fouet, mais non sans complaisance, un effondrement de son cadre symbolique marqué au sceau d’un effacement des frontières générationnelles. Quatre générations parfois qui peuvent se côtoyer au sein d’un même présent. Nombreux sont ceux qui peuvent dire, avec le romancier Pierre Bergounioux : « J’ai vu dans mon enfance les bœufs virgiliens [6]. » Cette immersion dans la longue durée n’empêche nullement la « vieille génération » de profiter de la mise à disposition de la Toile planétaire des savoirs. Pour autant, ce vacillement du principe généalogique et des montages symboliques intégrateurs auquel travaille l’anthropologue et psychanalyste Pierre Legendre, le souci, intimidé, de ne pas se couper d’une jeunesse que les médias présentent volontiers comme experte dans le maniement des nouvelles technologies, poussent désormais les figures d’autorité à accepter une asymétrie, voire une inversion, dans les processus de la transmission ; celle-ci se fait de moins en moins pyramidale. Non seulement « on apprend » en grappillant sur le Net, mais il y a une vraie jubilation à se procurer les dernières prothèses technologiques, depuis en particulier qu’a eu lieu ce que François Bon appelle à juste titre « la radicale nouveauté », soit le « téléphone comme ordinateur de poche », ce merveilleux outil multitâches et/ou multiplaisirs : l’ivresse est indiscutable de « cette navigation au long cours dans des archipels textuels aux rivages mouvants [7] », où l’on peut effectivement passer de la communication la plus basique à l’arborescence complexe des hyperliens.
Or, ce monde « sans Autre », mais non sans « amis », on fait volontiers comme si son fonctionnement allait de soi, alors que « la chose stupéfiante, avertit Paul Mathias, reste l’écart vertigineux entre l’ignorance et l’usage banalisé [8] » – hiatus d’autant plus inquiétant que cette ignorance est celle des processus algorithmiques, cette raison computationnelle, pensée aveugle, hétéronome à nos propres visées sémantiques : « C’est un peu comme si savoir exigeait qu’on ne sût pas pourquoi ni comment l’on sait. » On ne saurait aller davantage à l’encontre de l’invitation décisive de Montaigne en direction du maître et de son élève : « Qu’il sache qu’il sait ! » C’est dire si l’École devrait jouer ici son rôle de médiateur en clarifiant, à l’usage des nouveaux arrivants, seulement familiers pour la majorité d’entre eux avec les interfaces graphiques de leur écran, l’opacité complexe de la boîte noire ; non seulement s’inquiéter de l’illettrisme électronique, mais se soucier de faire de l’informatique à l’école une discipline, ou pour le moins un « objet construit », dont l’apprentissage devrait s’imposer à toutes les filières ; un apprentissage du numérique qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne doit pas nécessairement passer par le numérique et peut s’inscrire pleinement dans la graphosphère. D’autant qu’à notre échelle biographique, placés au sein de la transition, « nous devons apprendre le vocabulaire des supports neufs, si embryonnaires et si maladroits soient-ils, pour donner à ce que nous devons aux livres une chance de sauver la lecture dense, multiple, transmissible dans le nouvel univers [9] ». Constatons d’ailleurs que ce sont souvent les « lettrés », la génération élevée dans et par « la raison graphique », qui parlent du numérique avec le plus de décontraction et jouent avec lui, non sans coquetterie parfois, entre fascination et distance, au jeu du « je t’aime, moi non plus »… C’est donc une première inconséquence que celle qui consiste à entretenir ou, pour le moins, à autoriser l’indifférence aux arcanes d’un outil qui est censé transformer notre rapport à la transmission et au savoir. Dans Petite Poucette, Michel Serres dit s’émerveiller de retrouver en un simple clic le vers de Virgile qui lui trotte dans la tête, mais si sa petite « mutante » porte désormais sa tête « jetée devant elle », encore ne faut-il pas qu’elle puise à l’aveuglette dans l’océan de signes de cette boîte noire, mais, pour le dire avec l’humour du philosophe Denis Kambouchner, parodiant le langage des jeunes, qu’elle veuille bien aussi « se prendre la tête ». En effet – et l’on retrouve la problématique du Ménon de Platon –, comment chercher et trouver ce qu’on ignore, et si on le trouve, comment le reconnaître si on n’a pas précédemment connu ce qu’on ne sait pas trouver[10] ?
Il est une autre inconséquence, à laquelle conduit une culture numérique paresseuse, qui guette des contemporains mal informés sur les enjeux philosophiques et éthiques de pareilles mutations. L’essayiste Marthe Robert, toujours alertée sur les risques et pathologies d’une modernité dont elle a largement contribué à décrypter les séductions et les impasses, a médité sur le malaise propre aux époques dites de transition et sur « l’obscurité qui suit toute rupture avec les contraintes héritées, intellectuelles ou morales, surtout quand il s’agit de mutations auxquelles l’inconscient individuel ou l’organisme social n’est pas habitué ». Elle a pointé cet effrayant paradoxe : notre grammaire psychique élémentaire, archaïque, toujours en retard sur les avancées fulgurantes de la modernité, conjugue volontiers le futur au passé et, au lieu d’arracher à l’ancien le secret de sa longue durée, au lieu de penser, peser – même etymon ! – le coût symbolique des changements, elle s’enlise dans des formes de croyance, survivances archaïques de vieilles peurs, « qui peuvent pactiser avec les forces rétrogrades latentes de toute société [11] ». C’est la source, pour bien des adolescents, de scénarios aussi indigents que violents, disponibles avec le gadget électronique le plus sophistiqué, et d’un « irrationnel mystique » dont on sait qu’il peut aller de pair, chez certains gourous de la Silicon Valley, avec une intelligence inventive hors pair. Plus que jamais, « l’homme neuronal », comme l’a bien vu Jean-Pierre Changeux, et face aux « ordinateurs neuronaux », a besoin d’« élargir son cerveau à l’humain », voire au « filtre de la norme » rationnelle et éthique, pour conjurer les risques d’arriération qui menacent l’animal humain[12]. C’est dire combien serait nécessaire, pour éviter tout rejet intempestif des révolutions en cours, une initiation aussi ambitieuse que possible – toutes filières confondues – à toutes les grandes mutations scientifiques, dont les plus récentes, ces « métamorphoses de l’intelligence » dont parle Catherine Malabou[13]. Mais c’est dire aussi que les médiations symboliques restent fondamentales. L’École de demain, dans laquelle, nous dit-on, le numérique « doit s’infiltrer partout », est-elle à même de les préserver et, au besoin, de réinventer un modèle de l’humain qui, en même temps qu’il se saisit des chances offertes par le numérique, pourrait, devrait laisser toute sa place au livre, cet « outil parfait », disait Umberto Eco, et à la culture écrite dont il a été et reste le véhicule ?
Les humanités numériques à l’École ?
Le rituel technique s’accroît à mesure de la dégradation des objectifs (Jacques Lacan).
Le syntagme « humanités numériques » se veut rassurant, et l’on comprend pourquoi cette révolution numérique peut revendiquer des affinités avec le geste renaissant, qui ne s’est jamais voulu pure et simple restitution d’un passé, mais relecture, réinterprétation, autonome, critique, bousculant justement ce que Benjamin appelait la « catastrophe » de la tradition. C’est le numérique comme lieu et fabrique d’une nouvelle agora, d’une intelligence collective, d’une socialité numérique digne de rivaliser avec l’amitié antique que nous vante l’essai de Milad Doueihi[14]. Quant à celui de François Bon – livre par ailleurs tout bruissant de mots –, il rappelle le climat fiévreux, exaltant, qui a présidé à la redécouverte des Anciens. Il s’agirait finalement moins d’une rupture que d’une continuité, « par d’autres moyens », avec un idéal de savoir que l’École a pris à son compte, depuis l’invention de l’écriture, cette formidable entreprise de publicité du savoir, mais aussi ce « péché scripturaire », puisqu’avec le scribe, ce sont les sociétés inégalitaires qui se mettent en place. La paideia humaniste, de réforme en réforme, et au fur et à mesure que se démocratisait la société, s’est efforcée de négocier ce pharmakon, en en faisant, comme dirait Jean Starobinski, « le remède dans le mal ». Et l’on nous dit que, désormais, le numérique pourrait enfin venir à bout de la malédiction de ce clivage en offrant à tous l’accès au savoir : promesse d’une émancipation universelle dans une société de la connaissance où désormais le tri entre « les discours de vérité et la simple opinion » serait le fruit d’une disputatio collective ; ce que veut illustrer le titre du court essai de Bruno Latour, Cogitamus, pied de nez au cogito solitaire de Descartes[15]…
Sans revenir sur un certain nombre de points de résistance qui mettent à mal un pareil optimisme – d’autant plus convaincants qu’ils ne sont pas le fait d’inconditionnels de l’École traditionnelle[16] –, on s’inquiètera d’abord de fâcheuses similitudes entre ce discours des humanités numériques et la langue de bois des business schools qui forment des « entrepreneurs » de l’éducation, faisant sonner haut et fort les mots « équipe », « partage », « solidarité », dans une argumentation qui frise parfois une indigence offensante pour les oreilles des étudiants auxquels elle est censée s’adresser (« cette génération ludique qui veut aussi qu’on la prenne au sérieux »)… S’inquiéter également, quand on scrute le potentiel d’expressivité que sont censées offrir les logiques d’expérimentation numérique à l’école, de la surenchère techniciste que réclament les nouveaux dispositifs et leurs ressources d’apprentissage. L’impression fâcheuse que le temps du processus, avec ses divers protocoles, l’emporte largement sur la qualité du produit ; que joue ce que souligne un article intéressant de la revue Critique, à propos de l’installation interactive dans les musées, dont la manipulation fait émerger « une forme de jouissance indifférente au contenu [17] ». L’accent est mis, bien sûr, à juste titre, sur le bénéfice en termes de confiance, de collaboration dans le dialogue maître-élève : « Le maître quitte son rôle de répétiteur pour celui de hacker. » On peut légitimement penser que l’usage « accompagné » de l’ordinateur aide les élèves, non seulement à s’orienter dans l’usage des moteurs de recherche, mais aussi à se déprendre d’une pratique routinière, stéréotypée, naïvement narcissique des plateformes et des réseaux sociaux. Il y va aussi de la fierté à travailler avec un traitement de texte, à améliorer sa production par tâtonnements successifs, à l’offrir « au monde en ligne », et non plus seulement à l’ingrate correction du professeur. Pour autant, l’image que l’on veut faire surgir d’un élève « contributeur, responsable d’un savoir en acte » entend surtout s’inscrire en faux contre les disciplines et les contenus dits traditionnels, contre un enseignement assujetti aux contraintes de « la forme École ». On pense ici à l’opposition développée par Raffaelle Simone entre l’endopia, la formation qui a lieu dans l’école, et l’exopedia, formation déstructurée et informelle qui se déroule en dehors de l’école, celle-ci jouissant des faveurs de la doxa médiatique[18]. Ce type d’enseignement par ordinateur qui arrive à rendre divertissant « même un classique en allant chercher les élèves sur leur terrain de jeu » oublie deux choses. D’une part, l’avertissement de Hannah Arendt : « Bien des auteurs ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais seront-ils capables de survivre à un usage divertissant de ce qu’ils ont à dire ? » D’autre part, la pédagogie concerne aussi les « bons élèves » ; et à moins de décider – contrairement à ce que dit le discours officiel – qu’on a renoncé à afficher la finalité de l’excellence pour tous, le risque est grand que l’exploration pensive des ressources offertes par l’informatique ne profite qu’à ceux qui « savent déjà ». Voilà qui viendrait conforter l’analyse marxiste de Bergounioux dans son implacable L’école. Mission accomplie ; l’écrivain, qui a enseigné durant trente ans dans un collège difficile, dénonce l’imposture du collège unique qui, sous couleur d’égalité, entérine la transmission séparatrice de l’héritage. Sa « rage de septembriseur » rejoint celle, tout « académique », de Marc Fumaroli, surtout quand la barbarie de la trivialité, qui rêve de faire de l’école « la boniche de l’actualité » s’affiche avec un cynisme cool : « Ça sert à quoi, les cours, avec Kartable [19] ? »
Et justement, s’agissant des Moocs, ces cours en ligne ouverts à tous[20], il ne s’agit pas de s’enfermer dans un refus de principe – même si les bilans que l’on commence à tirer de l’expérience ne sont pas à la hauteur de l’enthousiasme initial et que leur côté light teaching, réduisant les disciplines à des small digestible components, semble les destiner surtout au monde managérial de l’entreprise[21]. On ne voit pas pourquoi certains contenus ambitieux, mais à teneur strictement informationnelle, bénéficiant en amont d’un encadrement sérieux, d’une programmation calculée, de procédures de contrôle et de suivi, ne pourraient pas faire l’objet d’un cours magistral filmé, de quinze à trente minutes en direction d’un public nombreux, lycéens ou étudiants. Que la révolution numérique vienne aérer la structure par trop rigide et pyramidale du système éducatif français, l’atomisation des cours, un « patriotisme » disciplinaire de mauvais aloi, c’est une excellente chose. Mais quand il s’agit non plus d’information, mais de connaissance, d’une démarche intellectuelle qui doit aboutir à une incorporation du savoir, à la possibilité de refaire le chemin pour son propre compte, la classe virtuelle « ne fait pas le poids ». Il faut mesurer ce qui se perd sur la scène symbolique de la transmission quand la présence, le corps, la voix, soit tout simplement l’incarnation du savoir au risque de son énonciation physique, manquent à l’appel ; les cours sont préenregistrés, donc pas de coup de théâtre, pas de circulation du désir, pas d’émotions. Comment imaginer le trouble d’Alcibiade évoquant « l’effet Socrate »… Le grand-père de Petite Poucette sur ce point serait d’accord, lui qui proclame : « On ne transmet pas quelque chose, mais soi. » S’il n’avait connu que le cours version Mooc, jamais Barthes n’aurait pu écrire : « les professeurs sont de bons conducteurs de souvenirs »… Mais surtout, l’absence de la relation frontale, solennellement légitimée par l’institution – l’estrade : cet objet en voie de disparition – enlève beaucoup de sa force de frappe rhétorique au propos qui a besoin du silence, du regard, de la question dans le sillage de la profération pour rebondir. Il ne s’agit en aucune façon d’une nostalgie de luddite [22]. Patrick Boucheron, pourtant peu suspect de vouloir sauver la tradition, évoque « le sentiment fugace mais inoubliable de saisir dans les yeux de ceux qui écoutent cet éclair de déniaisement, de beau décillement [23] » ; c’est en cela d’ailleurs que le cours à l’ancienne, le cours magistral et le livre imprimé s’expérimentent comme des « objets-temps », dans un espace « séparé », à l’écart du « bruit » de la communication. Il y a là une forme de partage, certes verticale, hiérarchisée – mais on apprend aussi beaucoup de ses élèves – à laquelle aucune réforme de structure ne devrait porter atteinte ; car il en va aussi, avec elle, de la relation maître-disciple : on ne fait pas assez remarquer combien le rituel de la leçon au Collège de France, ce lieu où cohabitent textes anciens et objets modernes, est chaque fois, bien au-delà de son caractère académique obligé, l’occasion de rendre hommage au prédécesseur admiré et aimé. Il suffit de penser à l’émotion qui étreint Michel Foucault quand il évoque dans la conclusion de sa leçon, l’Ordre du discours, « la voix dont j’aurais voulu qu’elle me précède, qu’elle me porte ».
Civiliser le numérique
Nul ne possède assez d’ubiquité pour être seul son contemporain souverain [24].
François Bon, toujours amoureux du livre, reste soucieux d’adoucir l’opposition entre livre imprimé et livre numérique, lecture sur écran et lecture sur imprimé. Plaidant pour une pluralité d’usages, avide de toutes les expériences numériques susceptibles de recomposer l’épaisseur temporelle du livre imprimé, il remarque avec raison : « Comment une technologie aussi jeune que la lecture numérique viendrait aussi vite concurrencer une technologie qui s’est complexifiée du fait même de son ancienneté [25] ? » Mais justement, le moment est peut-être opportun de mettre au point un apprentissage critique et argumenté de la culture numérique en l’associant, comme nous y invite Roger Chartier, à ce qui a été la longue histoire du livre, ces archives de l’humanité : « Comprendre et maîtriser la révolution électronique dépend de sa correcte inscription dans une histoire de la longue durée [26]. » Montrer les différentes phases qui, depuis l’invention de l’écriture, ont scandé le processus sans doute inachevé d’« externalisation du savoir », avec le passage du manuscrit au codex, puis du codex à l’imprimé, ferait mieux comprendre la solution de continuité avec la révolution numérique, soit le passage de la matérialité du livre à l’immatérialité des textes sans lieu propre. Mais le constat doit être fait aussi que les écrans d’aujourd’hui restent des écrans d’écrits : « Ils accueillent autre chose, mais en même temps transmettent, multiplient la culture de l’écrit [27]. » Si l’on veut, avec le numérique, viser haut et juste, il faut habituer les élèves à un va-et-vient, progressivement de plus en plus ambitieux, entre hier et aujourd’hui. Plus que jamais sont utiles ici les avertissements de Péguy sur la paradoxale et fructueuse nécessité, pour qu’une révolution réussisse, non seulement de préserver l’acquis, mais de le creuser, de l’approfondir pour faire « sourdre une humanité plus profonde que l’humanité de la tradition à laquelle elle s’oppose [28] ». Inciter donc les élèves à écrire à la main, non seulement parce que, comme le rappelle Bernard Stiegler, « l’esprit libre et capable de penser est structuré par l’intériorisation de l’histoire de ses techniques intellectuelles [29] », mais aussi parce que la main de l’homme – voir le poème de Francis Ponge, Première ébauche d’une main : émouvant raccourci anthropologique de la fabuleuse aventure de l’hominisation – reste sa plus précieuse prothèse, humaine, mortelle. Valère Novarina ne s’y est pas trompé, lui qui, pleinement de son temps, a été le premier « moderne » à avoir « son domaine » sur Internet, et qui intitule sa biographie d’artiste : L’organe du langage, c’est la main.
Le moment est peut-être opportun de mettre au point un apprentissage critique et argumenté de la culture numérique en l’associant à la longue histoire du livre.
« Un des grands enjeux de l’avenir sera la possibilité ou non de la textualité digitale à surmonter la tendance à la fragmentation qui caractérise à la fois le support électronique et les modes de lecture qu’il propose [30]. » Si l’on veut conjurer les risques de dissémination, de fragmentation, dont on perçoit bien qu’ils sont liés à l’écran-surface, il est urgent, en même temps que de développer en ligne des contenus de résistance à toutes les formes de dérive, de favoriser dans la transmission tout ce qui fait lien, tout ce qui relie, tout ce qui fait sens. Julien Gracq s’inquiétait déjà des formes que revêtait le savoir chez « les demi-cultivés (ou demi-barbares) de l’ère audiovisuelle […] L’esprit de leur possesseur fait penser à une cartographie du relief qui, disposant d’un assez grand nombre de points cotés, n’aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveau[31] ». Or le langage de la littérature est par excellence un objet-mémoire : inscrit dans le temps, à tous les bouts du temps, il échappe au piège de la linéarité – passé, présent, futur – dont Bruno Latour a bien raison de dire que nous devons en sortir en clamant haut et fort « la fin du passé dépassé [32] ». C’est peut-être une chance que la révolution numérique nous arrive dans un régime temporel inédit, celui d’une postmodernité, désormais – on peut l’espérer – délivrée de « cette emphase de la différence » et de la rupture qui agaçait tant Paul Ricœur. La coprésence de temporalités hétérogènes est le meilleur garde-fou pour affronter et accueillir le présent avec une inquiète courtoisie, armée de tous les mots du passé, de toutes les traces de ces récits d’humanité chers à Michel Serres. Il se peut, comme le rêve le philosophe de Biogée, que le verbe, cette « véritable sécrétion du mollusque humain », ait comme ultime vocation de mimer les grandes voix connectées de la nature, « codantes-codées [33] » : après tout, ce grand codage réciproque et universel – bêtes, hommes, objets –, la grande poésie l’a pressenti et n’a eu de cesse d’en orchestrer les voix. Point n’est besoin alors de rêver pour demain à d’« inimaginables nouveautés ». Apposer simplement devant chaque école un panneau arborant le slogan surréaliste : « Ralentir : Travaux ! » Et faire le pari puissant et raisonnable que Petite Poucette continuera à s’exprimer par des mots, pour faire mentir l’inquiétude du poète : « Quelle barbarie experte voudra de nous demain [34] ? »
[1] - Proverbe africain cité dans Guy Vallancien, Homo artificialis. Plaidoyer pour un humanisme numérique, Paris, Michalon, 2017.
[2] - Gilbert Simondon a mis en garde contre pareille insouciance : « La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. » (Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 10).
[3] - Jacques Bouvresse, le Mythe moderne du progrès, Paris, Agone, 2017, p. 14.
[4] - Pierre Bergounioux, l’École. Mission accomplie, Paris, Les prairies ordinaires, 2006, p. 179.
[5] - Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
[6] - « Grand entretien avec Pierre Bergounioux. Je n’ai pas de mot. Je gribouille », Savoir/Agir, vol. 4, no 30, 2014, p. 79-89.
[7] - Roger Chartier, « Lecteurs dans la longue durée : du codex à l’écran », dans Roger Chartier (sous la dir. de), Histoires de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, Imec/Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 275.
[8] - Paul Mathias, Qu’est-ce que l’Internet, Paris, Vrin, 2009.
[9] - François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 103.
[10] - Je renvoie ici à un article de ma collègue philosophe au lycée Henri IV, Isabelle Patriarche, dans lequel elle interroge les enjeux de « la substitution du mot cognition au mot connaissance », et où elle rappelle opportunément que « ce que nous voulons apprendre, c’est ce qu’apprendre et connaître nous font à l’intérieur et de l’intérieur » (Journal de l’Atelier Svt/Philosophie, 2010-2011).
[11] - Marthe Robert, la Traversée littéraire, Paris, Grasset, 1994, p. 274-275.
[12] - Michel Morange, Francis Wolf et Frédéric Worms (sous la dir. de), l’Homme neuronal, trente ans après. Dialogue avec Jean-Pierre Changeux, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2016, p. 58 et p. 142.
[13] - Catherine Malabou, les Métamorphoses de l’intelligence, Paris, Puf, 2017.
[14] - Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011.
[15] - Bruno Latour, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, Paris, La Découverte, 2010.
[16] - Voir, par exemple, Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les liens qui libèrent, 2016 et Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Paris, Stock, 2014. Voir aussi les articles sur « l’École et le numérique » de la revue en ligne Skolè, avec, entre autres, un article de Julien Gautier qui fait le point sur la Petite Poucette de Michel Serres : « Une fable douteuse ».
[17] - Alexandra Saemmer, « Hypertexte et narrativité », Critique, août 2015, p. 640.
[18] - Raffaelle Simone, Pris dans la Toile. L’esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, 2012. Voir également les intéressantes analyses de la sociologue Nathalie Bulle sur « La médiation incomprise », dans Medium, juillet-décembre 2015, p. 192 sq.
[19] - Article pour le moins léger dans Le Monde du 24 janvier 2017, vantant les mérites du Kartable, un site avec appli, qui ferait le bonheur des candidats en mal et en péril de révisions.
[20] - Antoine Compagnon, « Moocs et vaches à lait », Le Débat, mai-août 2014, p. 170 : « Un Mooc, c’est un cours magistral en ligne, ou plutôt un cortège de clips magistraux n’excédant pas dix à quinze minutes chacun, agrémenté d’un forum organisant l’interaction entre des usagers et parfois assorti d’un réseau social encadrant l’évaluation par des pairs. »
[21] - Ibid.
[22] - Je me réfère ici à un article de David Bromwich, « Trapped in the Virtual Classroom », dans la New York Review of Books du 7 septembre 2015, qui m’a aimablement été signalé par Anne-Lorraine Bujon.
[23] - Patrick Boucheron, « Défaire des continuités », Critique, décembre 2015.
[24] - René Char, Faire du chemin avec…, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983, p. 579.
[25] - F. Bon, Après le livre, op. cit., p. 165.
[26] - R. Chartier, « Lecteurs dans la longue durée : du codex à l’écran », art. cit., p. 277.
[27] - R. Chartier, « De l’écrit sur l’écran. Électronique et ordre du discours », communication au colloque « Les écritures d’écran », 18-19 mai 2005, Aix-en-Provence.
[28] - Charles Péguy, Œuvres en prose complètes I, Paris, Gallimard, 1987, p. 1305-1306.
[29] - B. Stiegler, « Le numérique empêche-t-il de penser ? », Esprit, janvier 2014, p. 69.
[30] - R. Chartier, « De l’écrit sur l’écran », communication citée.
[31] - Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Paris, Corti, 1992, p. 282.
[32] - B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1997, p. 97.
[33] - M. Serres, Biogée, Brest, Dialogues, 2010, p. 134.
[34] - R. Char, Aromates chasseurs, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 516.