Coup d'éclat, de José Alcala
L’histoire ? Elle semble jaillir de la caméra. Premier plan : un Noir qui court, la nuit, dans des chantiers, des usines démantelées, des docks mal éclairés, poursuivi par des flics. L’essentiel du métier de Fabienne (Catherine Frot), capitaine de police dans une petite ville du Sud-Ouest qui pourrait être Sète1, c’est cela : traquer les sans-papiers et les expulser. Cette nuit-là, retour d’une énième intervention, elle en a marre. Au moment où elle s’apprête à rentrer enfin chez elle, on amène au commissariat une jeune femme russe, Olga, arrêtée pour racolage dans la gare maritime. Et voilà qu’une petite phrase va suffire à changer le cours de sa vie :
Je vous en prie, madame, laissez-moi retourner là-bas. Il est tout seul. Il a quatre ans.
Sous le regard ahuri du jeune inspecteur qu’elle vient de rabrouer, Fabienne Bourrier, la bourrue, la dure, qui avait fini sa journée et voulait rentrer chez elle, embarque Olga dans sa voiture et file vers la gare maritime. Là, elle commet sans doute la première faute de sa carrière : enlever ses menottes à Olga…qui s’enfuit. Le lendemain, elle ira constater sa mort : Olga est tombée de la terrasse de l’immeuble qui jouxte le sien. Suicide ou assassinat ?
Pour le supérieur de Fabienne, l’affaire est vite classée : personne n’a vu personne sur la terrasse ; et l’enfant, puisqu’on ne l’a pas retrouvé, n’était qu’un faux prétexte inventé par Olga pour être relâchée. Seule Fabienne s’en-tête. Cet enfant existe. Elle en est sûre. Contre l’avis de sa hiérarchie, elle abandonne les dossiers en cours et poursuit l’enquête. Toute seule. Non, pas toute seule. Car, sous couvert d’une intrigue policière, ce que nous conte ce film, c’est l’histoire d’une femme emmurée qui s’évade de la prison qu’elle avait elle-même choisie – son métier de flic – pour entrer dans l’illégalité. Et, ce faisant, elle se fait des amis.
Il y a deux façons de filmer. Soit la caméra nous montre aussi objectivement que possible les faits et gestes des personnages et à nous de décrypter les émotions. C’est la méthode la plus classique. Soit la caméra est si subjective qu’elle fait corps avec les émotions du personnage. Chacun de ses mouvements en est le reflet exact au point de nous les faire physiquement ressentir. C’est la méthode Cassavetes ou Doillon. Celle que choisit José Alcala.
Il filme Fabienne en marche, toujours en train de pousser des portes. Il la cadre dans des embrasures, derrière des fenêtres munies de barreaux et dont les vitres sont grillagées (les commissariats ressemblent beaucoup à des prisons). Et bientôt Fabienne sera sans doute poursuivie comme le Noir au début du film. Mais cela nous ne le verrons pas. Le film s’arrête avant. Ce que l’on voit, c’est seulement l’histoire d’une renaissance.
Coup d’éclat (pourquoi ce titre passe-partout pour un film si personnel ?) flirte avec un sujet largement traité au cinéma depuis quelques années : les sans-papiers. Souvenez-vous de Welcome de Philippe Lioret, Eden à l’ouest de Costa-Gavras, Illégal d’Olivier Masset-Depasse, Les invités de mon père d’Anne Le Ny, Les arrivants de Claudine Bories, pour ne citer que des films français et les meilleurs. Il y en a beaucoup d’autres. Mais, cette fois, le sans-papiers sert de révélateur.
Parce que c’est un petit garçon de quatre ans et qu’elle a perdu naguère un enfant du même âge, Fabienne va sortir de son état d’hibernation. Elle hibernait pour ne plus souffrir. Elle acceptait de faire le sale boulot. « Il faut bien que quelqu’un le fasse », dit-elle à son nouvel ami Kacem, un vieil ouvrier marocain qui, avec deux copains, achève de démanteler l’usine dans laquelle ils ont travaillé pendant trente-cinq ans. Délocalisation oblige. Les dernières machines sont parties pour la Turquie.
La fin d’un monde. Mais, là non plus, on ne s’attarde pas. Ce n’est pas le sujet. Seulement le décor. Et ce décor parle, qui fait des personnages ce qu’ils sont. L’odyssée de Fabienne – à la différence de celle d’Ulysse – ne va durer que quelques jours. Quelques jours pour un voyage intérieur qui lui permettra de devenir celle qu’elle doit être. Cette transformation, on la vit avec elle. On suit Fabienne chaque jour dans toutes ses rencontres : Kacem, un couple d’ostréiculteurs et surtout une certaine Carole (Marie Raynal). Aussi mutique, aussi dure et aussi droite que Fabienne. Son double.
Marie Raynal (un nom que les directeurs de casting devraient bien retenir) était le personnage principal du premier film de José Alcala, Alex (2005). Formidable de présence, comme ici, elle y tenait un rôle assez voisin. Même si Alex, sur le plan formel, est moins abouti que Coup d’éclat, on y trouve déjà le même univers. Tourné aussi dans le sud-ouest, Alex raconte la métamorphose d’une femme, qui a un fils de dix-sept ans et va enfin découvrir – et accepter – la maternité.
Autre point commun : le thème du castor. Dans Alex, l’héroïne tente, toute seule, de retaper une maison en ruine ; dans Coup d’éclat, Carole, seule aussi, essaie de continuer la construction de sa maison restée inachevée faute d’argent : le chantier naval où elle travaillait a fermé et son mari s’est suicidé quand l’usine s’est délocalisée.
Tout cela, on l’apprend en quelques mots. Les dialogues sont très brefs puisque l’essentiel est dit par la caméra, mais si justes et si serrés qu’on aurait envie de les lire2. En particulier ceux entre Fabienne et sa mère qui est très malade et qu’elle héberge. Sa mère, c’est Liliane Rovère dont on guette tous les films depuis qu’on l’a découverte, en 1999, dans Voyages d’Emmanuel Finkiel. Ici, elle incarne une vieille femme en fin de vie, mais dont la forte personnalité transparaît encore. À Fabienne qui lui demande si ça les a embêtés, son père et elle, que leur fille soit flic, elle répond :
Non, c’est la dérive des flics. Mais je suis sûre que toi, tu es droite dans tes bottes.
Droite dans ses bottes ? Fabienne se le demande. Et c’est peut-être pour le redevenir qu’elle va entamer ce drôle de voyage ponctué par cinq actes d’empathie, de fraternité ou d’amitié.
1) Fabienne libère Olga de ses menottes. 2) La gardienne de l’immeuble en bas duquel on a retrouvé le corps d’Olga apporte du café à Fabienne qui fouille les poubelles. 3) Fabienne double sur la route Kacem qui pousse sa mobylette en panne. Elle les embarque dans sa voiture, bien que sa première rencontre avec Kacem se soit mal passée. 4) Un casse-croûte partagé entre Kacem, ses deux copains et Fabienne. 5) Kacem ramasse dans la rue une femme ivre morte. C’est Fabienne Bourrier qui n’est plus bourrue mais bourrée. Elle cuvera son vin rouge toute la nuit sur le canapé de Kacem.
Elle avait des raisons de boire, Fabienne. Alors qu’elle revenait de la Pointe courte, où plane toujours l’ombre de Varda3, elle a reçu un appel très calme de sa mère : « J’ai envie de te voir. – J’en ai pour deux heures. – Je compte sur toi, ma chérie. » Deux heures plus tard, elle rentre chez elle. Sa mère est morte. Elle la prend dans ses bras. « Maman. » On pense à Rémusat, la plus belle chanson de Barbara.
Plus tard, Fabienne dira seulement à Kacem : « J’aurais dû être là. Je ne fais rien comme il faut. » Comme si elle parlait de toute sa vie. Mais laissons à Catherine Frot le mot de la fin. Elle parle bien de cette Fabienne qui fait un peu penser aux personnages joués par Gena Rowlands dans Opening Night ou dans Gloria, de Cassavetes.
Elle passe de l’autre côté du miroir. Il y a, par petites touches, des prémices à ce changement : la lassitude de la routine policière, le paradoxe d’être flic quand on a eu des parents communistes, et puis la mort de sa mère. Petit à petit, elle désobéit à sa hiérarchie, elle partage avec Kacem, maghrébin et ouvrier, une situation d’urgence, et au bout du compte, elle finira par abriter chez elle une femme dans l’illégalité et un enfant sans papiers. C’est plus fort qu’elle : elle entre en résistance. On pourrait penser au livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous4 !
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Coup d’éclat (1 h 32), film français de José Alcala, avec Catherine Frot (Fabienne Bourrier), Karim Saghair (Kacem), Marie Raynal (Carole), Liliane Rovère (la mère de Fabienne), Nicolas Giraud (Cédric), Mérendon (Tcheky Karyo). Sortie : 27 avril 2011.
- 1.
« Le film a été tourné à Sète et dans une ville qui lui ressemble, La Seyne-sur-Mer, près de Toulon », dit José Alcala.
- 2.
Avis à L’Avant-Scène…
- 3.
La Pointe courte, d’Agnès Varda (alors photographe du Tnp de Jean Vilar), avec Sylvia Montfort et Philippe Noiret, est le premier film de la Nouvelle Vague. Il a été tourné en 1954, quatre ans avant Les quatre cents coups de François Truffaut.
- 4.
Citation tirée du dossier de presse.