
Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda
Devant la plupart des films que j’aime, il y a toujours un moment où me vient, étonnée et ravie, cette réflexion : « Ça va vite et ça prend son temps ». Ce qui veut sans doute dire : « Quel plaisir de ne jamais traîner et quel bonheur de s’attarder juste là où l’on en a envie ! ». Cléo de 5 à 7 [1] est sans doute le meilleur exemple de ce paradoxe, puisque sa construction même est un jeu entre le temps et la durée. Ecoutez Agnès Varda :
« Dans chacun de mes films, il y a une contradiction. Je raconte toujours deux choses en même temps. […] Dans Cléo, le temps objectif (deux heures d’horloge entre 5 et 7 qui correspondent d’ailleurs, à une demi-heure près, à la durée réelle du film) s’oppose au temps subjectif (cinq minutes peuvent sembler deux heures, une demi-heure glisser comme une minute…) »[2]
Revoir Cléo de 5 à 7, le deuxième film d’Agnès Varda, réalisé en 1961, sorti en avril 1962 et présenté le mois suivant en compétition au Festival de Cannes, nous réserve, à chaque fois, bien d’autres joies. On y retrouve intacts cette bouffée d’air frais, ce sentiment de liberté que nous avait apportés, en 1959, l’arrivée de la Nouvelle Vague : Truffaut, Chabrol, Godard et les autres. Mais ne nous y trompons pas : si les Quatre cent coups en a sonné la naissance officielle, il y a eu des précurseurs.
En 1948, un an avant qu’Alexandre Astruc n’invente sa fameuse formule, « la caméra stylo », Roger Leenhardt écrit directement sur la pellicule Les Dernières vacances. D’une écriture merveilleusement fluide, il nous conte une histoire qui ne se rattache à aucun courant cinématographique, mais à une double tradition littéraire : le roman d’analyse psychologique à la française et le roman du domaine. Pour aller vite, disons que Leenhardt engendre Bazin (le grand critique, passé par Esprit, à qui l’on doit les belles années des Cahiers du cinéma) qui, à son tour, engendre Truffaut.
À côté de cette filiation directe, il y eut aussi une petite franc-tireuse (petite par la taille : 1m50), photographe du Théâtre National Populaire (TNP) qui, en 1954, réalisa, dans un village de pêcheurs près de Sète, La Pointe courte. Elle s’appelle Agnès Varda, elle a vingt-six ans et tourne selon les méthodes qui seront celles de Truffaut et Cie : décors réels, peu d’argent et beaucoup de liberté.
« Mon premier film, dit Varda, raconte la décomposition d’un couple au grand soleil du Midi. Si lui (Philippe Noiret) est plus fort qu’elle (Silvia Monfort), c’est qu’il est dans son monde, les pieds posés sur sa terre. Si l’on ouvrait les gens, on y trouverait aussi des paysages. Je tenais à montrer l’importance relative du couple et du groupe social, l’un par rapport à l’autre.
Quoi de plus secondaire que cet amour vu d’un village où grouillent des dizaines de familles ? Mais quoi de plus banal que ce même village si l’on songe à la profondeur du drame vécu par les deux amants ? Pour La Pointe courte, j’ai pensé à Brecht et à Faulkner : son montage parallèle dans les Palmiers sauvages. »[3]
Voilà : tout Varda est déjà dans ce premier film. Surtout sa volonté de ne jamais séparer l’individu de la société dans laquelle il vit. Volonté qui, mine de rien, fait de ses films de fiction l’illustration même de ce qu’elle appelle le « mentir vrai ». C’est pourquoi, quand elle n’hésite pas à traiter de « documenteurs » ses documentaires, on peut se demander si la part de mensonge n’y devient pas, alors, logiquement, du « mentir vrai » ? Oui, bien sûr.
Tout est vrai chez Varda. Même et surtout ses films les plus libres et les plus inventifs. Regardez Les Plages d’Agnès[4]. Sorti en décembre 2008, c’est une espèce d’autobiographie surréaliste. Dès l’ouverture, Varda y reprend la métaphore qui lui avait déjà inspiré La Pointe courte : « Si l’on ouvrait les gens, on y trouverait aussi des paysages ». Et elle ajoute : « Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages ».
Or, dans ce film si personnel — et sans doute est-ce pour cette raison qu’il réussit paradoxalement à nous renvoyer à notre propre passé — Varda a glissé un court extrait de Cléo de 5 à 7. Extrait qui nous avait donné envie, à l’époque, de revoir le film en entier. Envie satisfaite en 2012, quand la version restaurée de Cléo sortit en DVD. La même année — demi-siècle oblige — le film est réinvité au Festival de Cannes dans la section « Cannes classics ». Deux ans passent encore et le 19 mars 2014, Cléo de 5 à 7 ressort enfin sur grand écran. Laissons encore une fois Varda présenter son film :
« Une jeune chanteuse de petit renom (Corinne Marchand), gâtée, adulée, attend le résultat d’une biopsie. Elle réalise soudain qu’elle va peut-être mourir… En une heure et demie, elle mesure l’égoïsme de ses proches et éprouve un tel besoin de partager qu’elle devient sensible et attentive aux autres. Vraie.
Cléo de 5 à 7, c’est la rencontre de la beauté et de la mort sous la forme d’un portrait de femme. C’est aussi un film sur la peur. Il y avait alors une psychose du cancer, comme, aujourd’hui [ce texte date de 1988], il y a celle du sida. J’ai daté le film du 21 juin 1961 et la radio diffuse le vrai bulletin d’information du jour. C’était la guerre d’Algérie et Cléo rencontre un soldat en permission dont les yeux sont encore pleins des tortures et des horreurs qu’ils ont vues. Je ne crois pas aux fictions qui ne sont pas reliées à une situation collective réelle. »[5]
Aujourd’hui, si le sida a reculé, la crainte du cancer est toujours là. Et revoir Cléo est toujours une aventure. Chaque fois, on y découvre un détail nouveau. Telle boutique de la rue de Rivoli disparue aujourd’hui, ou ces petits marins à pompons rouges, comme chez Demy dont l’ombre plane sur le film. Comment, d’ailleurs, en serait-il autrement, puisque Bernard Evein, décorateur attitré de Jacques Demy, fut aussi celui de Cléo ? L’atelier tout blanc dans lequel vit Cléo est son œuvre. Et la présence de Michel Legrand, jouant son propre rôle, renforce encore l’illusion.
1962 : sortie de Lola, premier long métrage de Jacques Demy ; sortie de Cléo de 5 à 7, deuxième film d’Agnès Varda ; mariage d’Agnès et de Jacques. Pas de mariage pour Cléo. La mort hante ce film qui n’est pourtant jamais morbide. Au contraire : c’est l’histoire d’une renaissance.
En une heure et demie, le temps exact mis par Cléo pour se rendre du domicile de la cartomancienne, rue de Rivoli, où les tarots ne lui ont pas épargné les squelettes, à l’hôpital de la Salpêtrière, où l’attend un diagnostic qu’elle redoute, Cléo l’égotiste angoissée devient Florence l’apaisée. Grâce à qui ? A elle d’abord, qui, ayant perçu la triste vérité — « Tout le monde me gâte, personne ne m’aime » — ne cherche plus à être regardée mais regarde les autres. Grâce à Antoine. Antoine le permissionnaire, qui fait son service en Algérie et repart le soir même pour l’enfer.
La rencontre d’Antoine et Cléo arrive tard dans le film. Exactement à 18h09. Elle a lieu au parc Montsouris, devenu désormais un haut lieu de la cinéphilie, comme le Passage Pommeraye à Nantes[6]. Elle se poursuit en bus, puis dans le jardin de la Salpêtrière, où Cléo — pardon, Florence — apprend avec beaucoup de calme qu’elle commence le lendemain une radiothérapie qui doit durer deux mois.
Cette rencontre, c’est la plus belle de toute l’histoire du cinéma. Sans scène de cul. Sans même un baiser. Deux doigts qui caressent une joue. Deux mains qui se tiennent doucement. « Je regrette de partir, dit Antoine, je voudrais être avec vous. — Vous y êtes ». Le dernier mot est pour Florence : « Il me semble que je n’ai plus peur. Il me semble que je suis heureuse ».
[1] Cléo de 5 à 7 (1h30), film français d'Agnès Varda, avec Corinne Marchand (Cléo), Loye Payen (la cartomancienne), Dominique Davray (Angèle), Lucienne Marchand (la femme taxi), José-Luis de Villalonga (l'amant), Michel Legrand (Bob), Serge Korber (Plumitif), Dorothée Blanck (Dorothée), Antoine Bourseiller (Antoine), Robert Postec (le Docteur). Sortie: 1962. Reprise: 19 mars 2014.
[2] Propos recueillis par Claude-Marie Trémois, Télérama n°1521, 7 mars 1979.
[3] Télérama n°1990, 2 mars 1988
[4] Voir C.-M. Trémois, "Les plages d'Agnès", Esprit, janvier 2009.