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Loin des hommes, de David Oelhoffen

janvier 2015

#Divers

Algérie. 1954. Dans la petite école toute blanche, là-haut sur la colline, aux confins du désert, Daru, l’instituteur, est heureux. Les petits Arabes aussi, qui montent tous les matins, venus de fermes isolées et très pauvres. Daru leur enseigne la géographie, leur parle de l’invention de l’écriture, joue au ballon avec eux et, le soir, leur distribue des rations de blé qu’ils rapportent chez eux.

Mais l’hiver est rude. Durant quelques jours, la neige empêche les enfants de monter. Et, un soir, Daru voit arriver chez lui un copain gendarme, à cheval, tirant au bout d’une corde un Arabe à pied, tête basse et mains liées. « ?Où allez-vous?? demande Daru à son copain. – Ici.? » Daru est un peu étonné, mais – hospitalité commande – il offre aux arrivants du thé chaud. « ?On peut lui délier les mains pour le thé?? – Bien sûr.? » Le gendarme explique alors à Daru qui, à genoux, est en train de libérer Mohamed?:

Tu dois le livrer à la police de Tinguit. Ce sont les ordres. – Qu’est-ce qu’il a fait?? – Il a tué son cousin d’un coup de serpe, comme un mouton. – Il parle français?? – Pas un mot. – Je ne ferai pas ça. – Quoi?? – Emmener un homme à la mort. – Emmène-le, sinon ils ne te rateront pas. Ton école où il n’y a pas de Français, ils ne demandent qu’à la fermer.

Ils?? Les colons, bien sûr. Le gendarme redescend. Daru, après avoir dîné en silence avec Mohamed, partage avec lui le réduit minuscule qui lui sert de chambre. Le lendemain, voyant que cet hôte indésirable semble vouloir s’incruster, il se décide à le conduire jusqu’à la route de Tinguit.

Dans la nouvelle d’Albert Camus, dont le film est « ?librement inspiré1? », les deux hommes marchent deux heures en silence. Arrivés à un carrefour, Daru s’arrête, donne à Mohamed un petit sac contenant des dattes, du pain et du sucre. Il y joint un billet de mille francs2. Puis, après lui avoir montré la route de Tinguit, il lui fait faire, « ?sans douceur? », écrit Camus, un quart de tour vers le sud et lui dit?:

Ça, c’est la piste qui traverse le plateau. À un jour de marche d’ici, tu trouveras les pâturages et les premiers nomades. Ils t’accueilleront et t’abriteront selon leur loi.

Puis il s’en va. Quelques minutes plus tard, il revient en courant sur ses pas et voit Mohamed se diriger… vers Tinguit. La fin du film est identique, mais pas le choix de Mohamed. Car une suite de mauvaises rencontres a transformé les deux heures de marche en plusieurs jours. Et durant ces jours Daru et Mohamed auront appris à se parler, se confier, se connaître. Entre eux sera née une amitié. Mieux?: une fraternité. Le film devient alors le roman que Camus l’humaniste aurait pu écrire.

« ?La nouvelle, dit David Oelhoffen, scénariste et réalisateur du film, c’est l’histoire de Daru. Le film, c’est l’histoire de la relation entre Mohamed et Daru.? » Thème proche de son premier film, Nos retrouvailles (2007), qui était le récit d’une confrontation entre un père (Jacques Gamblin) et son fils (Nicolas Giraud).

J’ai tout fait pour éviter qu’il y ait un rapport paternel entre Daru et Mohamed… Loin des hommes parle résolument de fraternité. Le point commun entre les deux films, c’est le face-à-face entre deux hommes, complexe, douloureux. Dans Nos retrouvailles, le personnage du fils se libère de quelque chose qui l’empêchait de devenir adulte, et va vers la lumière. Là, dans Loin des hommes, deux hommes proches de la mort trouvent ensemble le chemin de la lumière.

Mohamed (qui avait caché prudemment au gendarme qu’il parlait français) raconte peu à peu à Daru des bribes de sa vie. Le cousin qu’il a tué lui volait son grain. « ?Si on vole mon grain, ma famille meurt.? » Et un certain code de l’honneur exige qu’un frère de la victime tue l’assassin. Ou, à défaut, l’un de ses frères.

« ?Or mes frères sont petits? », dit Mohamed. Et il ne veut ni que l’un d’eux soit tué, ni qu’il devienne à son tour un meurtrier. Pour sauver ses frères et sortir de cet engrenage sans fin, Mohamed n’a trouvé qu’une solution?: se faire arrêter et tuer par les Français.

De son côté, Daru va s’apercevoir que le code de l’honneur des Français, à ses yeux, n’est pas mieux. Après avoir été capturés par le Fln, Daru et Mohamed sont délivrés par l’armée française. Et Daru se retrouve nez à nez avec un copain de régiment, avec qui il a fait la guerre de 1940. Il se croit sauvé, ainsi que Mohamed. Jusqu’au moment où son frère d’armes lui dit cette phrase terrible?:

Je t’aime comme un frère, mais si demain je dois te tuer, je le ferai.

Daru n’est pas d’accord. Il n’est toujours pas prêt à renoncer à son libre arbitre pour lui préférer une obéissance aveugle. Moins encore maintenant qu’il est en train de redécouvrir le goût de la vie et de l’amitié. Libérés tous deux par miracle aussi bien de l’armée que des rebelles, les voilà seuls. Et c’est au tour de Daru de se confier à Mohamed. Maintenant, ils marchent côte à côte, au même rythme. Montrant une petite ville, là-bas, Daru, dit à Mohamed qu’il y est né et que ses parents étaient espagnols3.

Pour les Français, on était des Arabes. Maintenant, pour les Arabes, on est des Français. Autrefois on nous appelait les caracoles.

Caracol, en espagnol, ça veut dire « ?escargot? ». Exactement ce qu’est devenu Daru, après la mort de sa femme, voilà dix ans. David Oelhoffen précise?:

J’ai voulu montrer que Daru se transfigure lui-même en aidant Mohamed. Cet acte le fait sortir de la coquille dans laquelle il se recroquevillait. Il choisit la vie, le sursaut, le désir.

Et c’est la mise en scène, bien sûr, qui dit tout sans rien dire.

Au départ, Mohamed est une fourmi dans un plan large. Puis il se rapproche?: c’est un homme courbé, un masque. À la fin, il prend toute l’image, il l’habite.

Comme Daru, nous avons appris à regarder Mohamed. Donc à le connaître. Elle est magique, cette mise en scène. La beauté des images n’est jamais gratuite?: nous sommes loin de l’art pour l’art. Visages et vêtements se confondent avec la terre et les rochers?: même couleur ocre. Les personnages sont l’émanation de cette terre d’argile et font corps avec elle.

L’histoire se passe dans l’ouest de l’Algérie, dans l’Atlas saharien. Lors des repérages, l’équipe technique a pu mesurer la difficulté de tourner dans des lieux aussi inaccessibles. Le tournage a donc eu lieu de l’autre côté de la frontière marocaine, « ?où les infrastructures, dit Oelhoffen, sont beaucoup plus faciles d’accès et les paysages identiques? ». Qu’importe, quand demeure l’essentiel?: l’esprit de Camus4.

La légèreté des dernières séquences, en particulier celle du « ?bordel de campagne? », est un enchantement. Voir un sourire éclairer enfin le visage de Mohamed nous ravit. Et quand à ce sourire répond un sourire complice de son ami Daru, quel bonheur?! Car avant de laisser Mohamed décider de son sort au carrefour des deux routes, avant une séparation qui ne peut qu’être longue, sinon définitive, Daru a voulu offrir à son ami une joie inconnue. Mohamed lui avait confié son regret de mourir sans avoir jamais connu une femme. Eh oui?! D’où cette halte dans ce modeste mais accueillant café.

Séquence traitée avec une délicatesse extrême, où nous imaginons les émotions de Mohamed en les voyant passer sur le visage de Daru. Car – est-ce un cadeau de la tenancière ou du pauvre Mohamed?? – une jeune fille s’offre à lui. Pour l’émerveillement d’un Daru qui, depuis la mort de sa femme, vivait reclus.

Daru, qui jusqu’ici ressemblait au granit de ses montagnes, se met à pleurer. Et la jeune fille éponge ses larmes du même geste qu’il rafraîchissait, il y a quelques jours – quelques jours seulement?! –, le visage de Mohamed brûlant de fièvre.

Les larmes?: on les a vues embuer furtivement – et rarement – les yeux de Daru durant son odyssée. On comprend maintenant qu’elles furent autant d’étapes dans sa résurrection. Et l’on pense alors à cette phrase inoubliable à la fin de l’Île mystérieuse – d’autant plus inoubliable pour ceux qui ont vu jadis, à la télévision, l’adaptation du livre de Jules Verne pour le « ?Théâtre de la jeunesse? », par Claude Santelli?:

Te voilà donc redevenu un homme, puisque tu pleures5.

  • *.

    Loin des hommes (1?h?41), film français de David Oelhoffen. Avec Viggo Mortensen (Daru), Reda Kateb (Mohamed), Djemel Barek (Slimane), Vincent Martin (Balducci), Nicolas Giraud (lieutenant Le Tallec), Angela Molina (la tenancière), Sonia Amori (la prostituée). Sortie?: 14 janvier 2015.

  • 1.

    Cette nouvelle s’appelle « ?L’hôte? » et fait partie du recueil l’Exil et le Royaume [1957], Paris, Gallimard, coll. « ?Folio? », no 78, 1972.

  • 2.

    C’était le temps des anciens francs…

  • 3.

    La mère de David Oelhoffen était espagnole. Comme la mère d’Albert Camus.

  • 4.

    David Oelhoffen dit avoir pioché dans les Chroniques algériennes de Camus à la fin des années 1930.

  • 5.

    Épilogue?: Daru fait à ses petits élèves la dernière classe. Maintenant qu’il a retrouvé goût à la vie, il en change pour échapper à une éventuelle vengeance. En sortant, tous les gamins ont les yeux pleins de larmes, mais les cachent. Seul le plus petit ose les montrer. Il tend un dessin à son instituteur et se hausse sur la pointe des pieds pour l’embrasser.