Lulu femme nue, de Solveig Anspach
Pour Pâques, Solveig Anspach nous a offert un ovni : Queen of Montreuil1. Et voilà qu’elle récidive avec un conte : Lulu femme nue. Deux films antidotes à la crise actuelle. Comme l’ont été, en Amérique, au temps de la grande dépression, les comédies de Capra : l’Extravagant Monsieur Deeds (1936), Vous ne l’emporterez pas avec vous (1938), Monsieur Smith au Sénat (1939), ou La vie est belle (1946). Pour n’en citer que quatre.
Dans la notule sur La vie est belle qu’elle a rédigée pour un dictionnaire2, Isabelle Danel a parfaitement résumé en quelques lignes l’univers de Capra :
L’homme contre la machine (financière ou politique), le système D contre le système tout court, l’amour et l’amitié contre la cupidité et le profit.
Et elle compare le film à « un tube de vitamines, un bain de jouvence. Rien que du bonheur… ».
Soixante-sept ans ont donc passé. Une nouvelle crise a éclaté. En Europe, cette fois. Et on s’aperçoit que les convictions de Solveig Anspach ressemblent étrangement à celles de Capra. Queen of Montreuil – bourré d’humour et complètement foutraque – illustre même doublement les positions de Capra. Non seulement par son sujet : la coalition d’une bande de copains pour aider une certaine Agathe à faire son deuil après la mort d’un mari volage. Mais aussi dans sa genèse : si Solveig Anspach a pu tourner son film, c’est grâce à la solidarité des copains.
Ceux que déconcerta l’humour très islandais de Queen of Montreuil entreront sans doute plus facilement dans l’univers de Lulu femme nue. Inspiré par une bande dessinée3 – mais dont la construction et surtout la fin ont été modifiées –, le film raconte la re-naissance ou, mieux, la résurrection d’une femme.
Prologue : Lulu (Karin Viard) se maquille les lèvres dans des toilettes publiques. Une voix mâle l’interpelle : « Vous êtes chez les hommes, là ! » Effarée, Lulu regarde autour d’elle, s’excuse d’une voix tremblante et s’enfuit. Générique.
On retrouve Lulu – bien maquillée – sagement assise entre deux bouquets de fleurs. Où est-elle ? Que fait-elle ? Une porte s’ouvre. On l’appelle : c’est un entretien d’embauche. De la même petite voix tremblante, Lulu répète des phrases toutes faites. Cette voix, qui aurait peut-être pu convaincre des gens de cœur, achève d’enlever toute crédibilité à ses propos.
Une fois encore, dit Solveig Anspach, Karin Viard a réussi à me bluffer. Dans la vie, elle est tout le contraire de Lulu. C’est une véritable locomotive dotée d’une incroyable énergie et d’une intelligence rare. Et dans ce nouveau registre, elle est d’une extrême justesse. J’aime cette femme4.
Karin n’est pas en reste. Quand on lui demande ce qu’elle aime dans les films de Solveig Anspach, elle répond :
Je l’aime, elle ! Solveig est de culture islandaise et américaine, en même temps elle vit en France et a un enfant français. Elle baigne dans toutes ces cultures et n’a pas l’esprit de chapelle. Elle fréquente des gens très différents et c’est leur singularité qui l’intéresse. Elle a frôlé la mort5. Elle connaît le poids de la vie, le prix des choses. Elle s’épanouit dans un espace de création, de réflexion, sans être une intellectuelle. Ses films lui ressemblent.
Ses personnages aussi : intelligents sans être intellos. Regardez Lulu. À quarante ans, elle va soudain changer de vie. Le déclic ? Quelques mots de son mari au téléphone, quand elle lui annonce qu’elle a sûrement raté son entretien d’embauche. Des mots comme elle a dû en entendre souvent depuis des années. Mais ceux-là sont de trop : « Tu t’es encore ridiculisée. T’as voulu faire ton intéressante. Eh bien voilà ! » On a compris. Le pervers narcissique a encore frappé. Mais, cette fois, Lulu va réagir. Oh pas encore très consciemment ! Elle commet d’abord un acte manqué : elle rate son train.
Car Lulu, pour la première fois de sa vie, voyage. Son entretien d’embauche a eu lieu à Saint-Gilles-Croix-de-Vie (la bien nommée), sur la côte vendéenne, à cinquante kilomètres du petit village qu’elle habite, à côté d’Angers. Cinquante kilomètres et l’air du large, ça aide. Du coup, elle appelle sa fille aînée, qui a quinze ans, pour lui confier ses petits frères : « Je t’embrasse, ma grande souris. Je t’aime. » Elle prend une chambre dans un hôtel modeste où le jeune portier est aussi sympa que le yuppie qui lui a fait passer son entretien était suffisant et méprisant.
Le lendemain… deuxième acte manqué : Lulu perd son alliance. Elle s’en aperçoit, veut la récupérer (d’ailleurs sans succès) et, du coup, rate encore son train et doit recoucher à l’hôtel ! Cette fois, elle téléphone à sa sœur : « Je vais prendre deux, trois jours. – Qu’est-ce qui se passe ? – Je te rappelle. » Et elle va se promener sur la plage. Tiens, qu’est-ce que c’est que ce type effondré au pied de la digue ? Elle le croit mort, le secoue… il est bien vivant. C’est Charles (Bouli Lanners). Et c’est parti pour ce que Solveig Anspach appelle, et c’est le terme exact, « un road movie initiatique ».
Lulu n’a aucune confiance en elle, dit Karin Viard. Elle a peu de choses à offrir à ceux qu’elle va découvrir en chemin. Mais elle les regarde avec tant de curiosité, de générosité, d’amour, d’absence de jugement surtout, qu’elle va s’illuminer à leur contact. Elle va se rencontrer en rencontrant les autres.
Première rencontre : Charles, l’homme qui n’était pas mort. Il va réapprendre à Lulu ce que c’est d’être aimée. Et l’on découvre un Bouli Lanners lui aussi à contre-emploi. Ou plutôt parfaitement dans son emploi, mais comme personne n’avait jamais pensé à l’utiliser. Il tombe à pic : le pervers narcissique a déclaré à la banque que sa femme s’était fait voler sa carte de crédit et Lulu n’a plus un sou. Charles n’a pas grand-chose, mais va le partager avec elle. Il va aussi, avec l’aide de ses deux frères complètement cinglés, lui réapprendre à rire.
Deuxième rencontre : Marthe (Claude Gensac), une vieille femme à forte personnalité. Elle n’habite pas loin : à Saint-Jean-de-Monts. La façon dont Solveig Anspach filme leur rencontre donne l’un des plus beaux gags de l’histoire du cinéma. Grâce à un simple mouvement d’appareil, une belle idée de scénario qui aurait pu n’être qu’émouvante, fait éclater de rire une salle entière. Superbe exemple de la façon dont au cinéma, comme dans tous les arts, la forme crée le fond.
Troisième rencontre : la petite Virginie. Elle est le souffre-douleur d’une terrifiante patronne de bar. Pour l’aider, Lulu a ce mot magnifique dans sa bouche : « Tu sais, la vie, elle n’est pas écrite d’avance. » Elle se fait d’ailleurs sévèrement rabrouer : « T’as du boulot à me proposer ? – Non. – De quoi tu parles, alors ? » Lulu ne se décourage pas : elle ramène Virginie chez Marthe et toutes les trois vont aller boire des bières chez l’horrible mégère… et bien rire à ses dépens.
Le rire est l’une des clés du film. En retrouvant le courage de vivre, Lulu retrouve le goût du rire. Normal puisque le courage veut rire. D’ailleurs, pour Solveig Anspach, son film « est un film sur le bonheur ».
C’est aussi un film d’une générosité et d’un culot fous. Preuve éclatante qu’on peut faire un bon film avec de bons sentiments. Évidemment pas avec ce que l’on prend trop souvent pour de bons sentiments et qui n’en sont que des ersatz. Lulu, elle, ose accueillir les éclopés de la vie et se choisit pour compagnon un vieux qui sort de taule…
J’ai toujours eu pour les éclopés une affection particulière, dit Solveig Anspach. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Je leur ai consacré des documentaires6. J’ai, par exemple, réalisé des portraits de femmes en prison. Braqueuses ou pickpockets, elles avaient du mal à rentrer dans le moule. Lulu, à l’inverse, s’est trop mise dans le moule ; elle s’est cadenassée de l’intérieur. Elle va devoir faire sauter les verrous.
Ce conte de Noël (un peu en retard…) se clôt sur l’un des plus beaux mots de la langue française, justement parce que c’est un mot qui ne clôt rien mais ouvre sur tous les possibles. Il est prononcé deux fois par la jeune Morgane, la fille aînée de Lulu. Elle est dans le jardin, assise sur une sorte de balancelle. Arrive Charles. Il fait mine de s’asseoir à côté d’elle : « Je peux ? – Oui. – Ta mère n’est pas là ? – Elle est partie faire un tour. – Je peux l’attendre ? – Oui. »
- *.
Lulu femme nue (1 h 27), film français de Solveig Anspach. Avec Karin Viard (Lulu), Bouli Lanners (Charles), Claude Gensac (Marthe), Marie Payen (la sœur), Solène Rigot (la fille), Nina Meurisse (Virginie), Corinne Masiero (la patronne du bar), Thomas Blanchard (le portier), Pascal Demolon et Philippe Rebbot (les frères cinglés). Sortie : 22 janvier 2014.
- 1.
Voir Esprit, mars-avril 2013.
- 2.
Le Guide du cinéma. 15 000 films (hors-série Télérama, édition 2009).
- 3.
Étienne Davodeau, Lulu femme nue, Paris, Futuropolis, 2008-2010, 2 vol.
- 4.
Tous les propos de Solveig Anspach et de Karin Viard sont tirés du dossier de presse.
- 5.
Elle le raconte dans son premier et magnifique long-métrage, Haut les cœurs !, déjà interprété par Karin Viard. Voir Esprit, novembre 1999.
- 6.
On aimerait bien d’ailleurs les voir ou les revoir, ces documentaires. Ils sont nombreux. À quand une sortie en Dvd ?