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Dans le même numéro

Marjane Satrapi et ses quatre films

mars/avril 2015

#Divers

C’était en 2007, au début de l’été : sortie de Persepolis, le premier film de Marjane Satrapi. De ses quatre albums de bande dessinée1 elle a tiré, avec l’aide de Vincent Paronnaud (également auteur de BD sous le nom de Winshluss), un dessin animé pas comme les autres. En noir et blanc. Destiné aux adultes. Et racontant sa vie.

Née en 1969 en Iran, vivant à Téhéran, dans une famille charmante, libérale et cultivée, Marjane a huit ans quand éclate la révolution qui provoque la chute du shah. Grâce aux explications que lui donnent ses parents, nous suivons les événements et partageons la déception familiale quand, au lieu de la liberté et de l’égalité espérées, arrive l’imam Khomeiny. Il proclame la République islamique. La petite Marjane, qui discutait avec Dieu et rêvait de sauver le monde, doit porter le voile. Ça ne lui plaît pas et elle ne l’envoie pas dire.

Bientôt éclate la guerre entre l’Irak et l’Iran. La répression intérieure se durcit. Pour protéger Marjane l’insoumise, qui a bien un voile sur la tête mais pas sa langue dans sa poche, ses parents l’envoient en Autriche. C’est à Vienne qu’elle vivra son adolescence. Une adolescence apparemment très différente de celle que nous avons connue, puisque Marjane est seule, étrangère et exilée, et pourtant étrangement semblable à la nôtre.

Ce qui est formidable dans ce film, c’est que pour la première fois – pour moi, en tout cas – l’histoire de l’Iran n’est plus celle d’un pays lointain dans lequel je ne me reconnais pas. Marjane et ses parents nous ressemblent, sa merveilleuse grand-mère pourrait être la nôtre et le fanatisme islamique ne m’apparaît pas si différent de la peste brune qui a ravagé l’Europe dans la première moitié du xxe siècle. Si nous réalisons à quel point cette histoire est universelle, c’est en grande partie au dessin animé qu’on le doit. Et au noir et blanc. Il est plus facile de s’identifier à des personnages dessinés qu’à des comédiens en chair et en os. Et plus une image est abstraite, mieux on peut se l’approprier.

Par ailleurs, les voix bien connues de Chiara Mastroianni (Marjane), Catherine Deneuve (la mère) et Danielle Darrieux (la grand-mère) nous aident à nous retrouver dans un univers familier. Choix malicieux, puisque Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni sont vraiment mère et fille et que Danielle Darrieux, depuis les Demoiselles de Rochefort, de Jacques Demy, jusqu’à Huit femmes, de François Ozon, a déjà eu plusieurs fois l’occasion de jouer la mère de Catherine Deneuve.

La malice, c’est en effet ce qui manque le moins à Marjane Satrapi. Et c’est pourquoi son film nous touche autant. Si douloureuse que soit son histoire – et on imagine ce que fut pour elle de la revivre jour après jour durant près de trois ans, sans compter le temps passé, naguère, sur les bandes dessinées –, elle ne tombe jamais dans le pathos. Les dialogues sont percutants. La grand-mère ne mâche pas ses mots. Et des séquences oniriques nous rappellent la civilisation millénaire de l’antique Persépolis.

Quatre ans plus tard, en octobre 2011, toujours coréalisé avec Vincent Paronnaud, sort Poulet aux prunes. Cette fois, la bande dessinée devient un film avec des comédiens – et quels comédiens ! Et ce film fait preuve de plus de liberté encore qu’un dessin animé. C’est un rêve, un poème, l’histoire d’un certain Nasser Ali (Mathieu Amalric), musicien connu dans tout l’Iran et à l’étranger, à qui un chagrin d’amour a permis de tirer de son violon des sons admirables. Comme disait son maître :

La vie est un souffle, la vie est un soupir et c’est de ce soupir que tu dois t’emparer2.

Il s’en empare, mais vingt ans plus tard il rencontre cette femme qu’il n’a jamais cessé d’aimer… et elle ne le reconnaît pas. Désormais, aucun violon ne parvient plus, sous ses doigts, à capter ce fameux soupir. Alors Nasser Ali décide de se coucher et d’attendre la mort. Azraël, l’ange de la mort, mettra huit jours avant de venir. Le temps pour Nasser Ali de revoir toute sa vie et même d’inventer le futur.

Il y a tout dans ce film : la tendresse, l’humour, le désespoir. On saute d’un registre à l’autre comme on se promène dans le temps. Et cette liberté nous enchante. Marjane Satrapi y voit aussi un hymne au multiculturalisme :

Il est temps de célébrer l’amour et l’humain et de les mettre au centre de tout. C’est merveilleux de tourner en Allemagne3 un film se déroulant en Iran, avec Isabella Rossellini qui est italienne, Maria de Medeiros qui est portugaise, Golshifteh Farahani qui est iranienne, Rona Hartner qui est roumaine, Serge Avédikian d’origine arménienne, Jamel Debbouze dont les parents sont marocains, Mathieu Amalric, Chiara Mastroianni… et que tout cela donne un film français !

C’est vrai. Et à relire ces lignes, après la tuerie de Charlie hebdo et l’émouvante manif du 11 janvier 2015, on se prend à regretter que Poulet aux prunes ne ressorte pas, aujourd’hui, sur nos écrans. Avec Persepolis, bien sûr, dont, à sa sortie, Marjane Satrapi avait dit :

Ce n’est pas un film-tract, ce n’est pas un film revendicatif, ce n’est pas un film à thèse. C’est d’abord un film sur l’amour que je porte à ma famille, à mes parents. Si, après avoir vu Persepolis, les spectateurs occidentaux arrêtent de réduire l’Iran à des barbus et se disent juste : « Dans ce pays, il y a des gens qui vivent, qui aiment, qui souffrent, qui rigolent, qui sont exactement comme nous, arrêtons d’avoir peur de ces gens-là », alors, oui, j’aurai le sentiment d’avoir fait mon devoir.

Elle l’a fait, son devoir. Mais en huit ans l’islamisme a progressé géographiquement et s’est encore durci. Or c’est le moment que choisit Marjane Satrapi, dont on a pu déjà apprécier la malice, pour tourner un drôle de petit film (il dure à peine plus d’une heure) : la Bande des Jotas.

Sorti le 7 février 2013, on en a peu parlé et il a été jugé sévèrement par la critique. Dommage. Et bizarre. Pour ma part, il m’a ravie. D’abord pour ce qu’il est au premier degré : une pochade, un canular, une « farce de potache », comme l’ont écrit certains avec mépris. Mais des farces aussi drôles, et aussi brillamment mises en scène, je ne vois pas comment y résister. Et puis, il y a le second degré…

Premier degré. Dans sa chambre d’hôtel, une femme aux longs cheveux noirs, vêtue de noir et aux lunettes noires, trouve, en ouvrant ce qu’elle croit être sa valise, une raquette et des balles de badminton. Elle y trouve aussi le numéro de téléphone du propriétaire et l’appelle. Il propose de lui rapporter immédiatement sa valise et – délices du montage – dans le couloir de l’hôtel deux hommes tirant une valise entendent, derrière la cloison, une voix de femme remercier pour son aimable proposition quelqu’un qui n’est autre que l’un d’eux… On rit.

La femme en noir va prendre un apéro dans un café avec ses nouveaux copains, Didier et Nils, couple gay, bohème et sympa. Soudain, elle plonge sous la table, rabattant sur son visage ses longs cheveux et son capuchon, apparemment terrorisée par un type qui boit un verre au bar. Le type s’en va. La femme en noir supplie Didier et Nils de l’accompagner en voiture chercher un flingue chez un voyou de sa connaissance.

Le film devient alors un road movie dans le sud de l’Espagne pour retrouver un à un les six mafieux qui auraient tué la petite sœur de la femme en noir et doivent, paraît-il, la tuer aussi… Les images sont superbes. Les blagues fusent. La femme en noir, qui jusqu’au bout refusera de dire à ses copains et son nom et son lieu de naissance, reste sympathique (elle est jouée par Marjane Satrapi) et si drôle ! Ce qui ne l’empêche pas de devenir de plus en plus inquiétante.

Si le premier meurtre est commis comme par hasard par un des copains – qui en est d’ailleurs bouleversé – tous les autres le seront aussi, comme si progressivement ces deux gars naïfs et gentils trouvaient naturel de devenir des assassins pour sauver leur copine. Même le meurtre d’un prêtre, qui a passé, paraît-il, sa vie à prier pour que ses amis mafieux soient sauvés et a fini par se prendre pour le Christ en personne, ne leur pose aucun problème. À nous, si.

Second degré. Tout à coup, on se demande si la « farce de potache » ne cache pas autre chose : une fable, une parabole, un apologue. Pour dire quoi ? De se méfier de certaines pratiques qui commençaient à se répandre : les conditionnements, les lavages de cerveau, la métamorphose en tueurs de jeunes gens fragiles ou paumés, ou les deux à la fois, par quelque inquiétant gourou.

Est-ce la déception de n’avoir pas été comprise ? Pour son quatrième film, et pour la première fois, Marjane Satrapi met en scène un scénario dont elle n’est pas l’auteur. The Voices raconte encore une histoire de tueur, mais vue sous deux angles opposés : la psychanalyse et le film gore. Jerry, un beau garçon sans malice, toujours content et toujours prêt à aider les autres, travaille dans une usine de baignoires. Quand le contremaître le choisit pour faire partie de l’équipe chargée de préparer la fête de l’usine, il est bien le seul qui soit content et même fier. Ce travail supplémentaire lui permet de rencontrer la belle Fiona et d’en tomber amoureux.

Rentré chez lui, Jerry est accueilli par ses meilleurs amis : Bosco, le chien, le félicite ; Monsieur Moustache, le chat, ricane :

Alors il faut que tu aides pour la fête ? Ton contremaître, on dirait qu’il te fait une fleur en te faisant bosser…

– Ta gueule !

hurle Jerry. C’est que l’avis de ses amis compte beaucoup pour lui. Bosco est son ange gardien ; Monsieur Moustache, son mauvais génie. « Un diablotin », précise Marjane Satrapi, qui les fait parler tous les deux avec la voix de leur maître, mais avec des intonations et dans des registres différents.

C’est là que le film va tourner gore. Gore comique, qui nous épargne le pire, car, dit Marjane Satrapi : « Je ne peux pas faire à l’écran ce que je ne peux pas regarder en tant que spectatrice. » Néanmoins, je pense qu’il eût mieux valu resserrer le scénario, qui s’avère alors un peu trop répétitif, avec un dénouement qui n’en finit pas d’arriver. On a soudain l’impression que ça traîne, alors que depuis son premier film Marjane Satrapi nous enchante par la grâce et la rapidité de sa mise en scène.

« Ça va vite et ça prend son temps. » Telle est la phrase idiote (mais pas tant) qui me vient toujours devant un film que j’aime. Et voilà que devant le quatrième film de Marjane Satrapi, elle ne m’est pas venue…

Vivement le cinquième !

  • *.

    Persepolis, dessin animé français (1 h 35). Scénario et réalisation : Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, d’après la bande dessinée de Marjane Satrapi. Sortie : juin 2007. Poulet aux prunes, film français (1 h 31) de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, d’après la bande dessinée de Marjane Satrapi. Avec Mathieu Amalric (Nasser Ali), Édouard Baer (Azraël), Maria de Medeiros (Faringuisse), Golshifteh Farahani (Irane), Éric Caravaca (Abdi), Chiara Mastroianni (Lili adulte), Jamel Debbouze (mendiant et Hauschang), Isabella Rossellini (Parvine). Sortie : octobre 2011. La Bande des Jotas, film français (1 h 14). Scénario et réalisation : Marjane Satrapi. Avec Marjane Satrapi (la femme en noir), Mattias Ripa (Nils), Stéphane Roche (Didier), Ali Mafakheri (tous les mafieux). Sortie : février 2013. The Voices, film germano-américain (1 h 43). Réalisation : Marjane Satrapi, scénario : Michaël R. Perry. Avec Ryan Reynolds (Jerry), Gemma Arterton (Fiona), Anna Kendrick (Lisa), Jacki Weaver (la psy), Ella Smith (Alison). Sortie : 11 mars 2015.

  • 1.

    Marjane Satrapi, Persepolis, Paris, L’Association, 2000-2003.

  • 2.

    Ce musicien ne jouait pas du violon, mais du târ et était le grand-oncle de Marjane Satrapi. Elle l’évoque brièvement dans Persepolis sous les traits du communiste révolutionnaire, prisonnier politique.

  • 3.

    Dans l’immense studio de Babelsberg !