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Dans le même numéro

Les aventures de la chair

par

Collectif

juil./août 2017

#Divers

La chair serait-elle devenue triste après sa libération ? Suivre ses aventures depuis la conception chrétienne du péché jusqu’à la biopolitique contemporaine, en passant Schopenhauer, Kierkegaard, le concile de Vatican II et Larry Clarke, permet d’identifier un refus actuel de la chair comme destin.

Has flesh become sad after its liberation? Following its transformations from the Christian conception of sin to contemporary biopolitics, through Schopenhauer, Kierkegaard, the second Vatican council and Larry Clarke, reveals a present refusal of flesh as fate.

Dès lors qu’il est question de sexualité en philosophie ou en théologie, on s’attend à une litanie de remarques ironiques et de condamnations morales. Combien de contempteurs du corps pour un apologue hédoniste, le plus souvent très mesuré, des plaisirs charnels ? En définissant l’accouplement comme « un frottement de bas-ventres et une excrétion de morve accompagnée d’un spasme » (Pensées pour moi-même, VI, 13), Marc Aurèle réduit la sexualité humaine à sa part animale afin de lui ôter les charmes que le désir lui prête illusoirement. Suivant cette stratégie, il faut ramener le sexe à un « presque rien » un peu sale auquel il est insensé de prêter autant d’importance. Il faut bien, pourtant, que ce « presque rien » désigne quelque chose pour susciter autant de discours moqueurs et courroucés. La sexualité n’est qu’un aspect, même si c’est le plus troublant, de la condition humaine en tant qu’elle est incarnée. Le fait de ne pas simplement avoir un corps, mais d’être ce corps et de s’identifier à lui dans le désir, a suscité l’élaboration paulinienne du concept de « chair » et son approfondissement ultérieur par les Pères de l’Église.

Incarnation et faillibilité

Vincent Giraud, professeur de philosophie à l’université Doshisha de Kyoto et spécialiste de l’œuvre d’Augustin 1, insiste sur l’erreur qui consiste à identifier purement et simplement la chair et la sexualité.

Nul, parmi les Pères, n’a traité plus à fond ce problème du désir sexuel, ni avec autant de sérieux – et une incontestable audace – qu’Augustin d’Hippone (354-430). Mais les pages de la Cité de Dieu où il traite de la sexualité humaine sont précédées d’une longue mise au point au sujet de ce qu’il convient d’entendre sous ce mot de « chair ». Être dans la chair, c’est certainement, et avant toute autre chose, avoir un corps de chair, un corps qu’il arrive aussi à Augustin de nommer, pour lever toute ambiguïté, un « corps animal ». C’est dans ce corps que furent créés par Dieu les premiers humains. Il est donc évident que le corps de chair n’est en soi rien de mauvais : « Il n’y a pas lieu, en nos vices et en nos péchés, d’accuser la nature de la chair au risque de faire injure au Créateur, car, dans son genre et dans son ordre, la chair est bonne » (Civ. Dei, XIV, 5). Cependant, ce qui est compris dans l’idée de condition humaine charnelle (et non plus seulement « incarnée »), ce n’est pas ce simple fait d’avoir un corps, c’est encore un certain type de vie en lequel la totalité humaine (corps et esprit) se prend elle-même pour fin. Cela vient de saint Paul, pour qui, ainsi que le rappelle Augustin, « vivre selon la chair » signifie très exactement la même chose que « vivre selon l’homme ». À l’inverse, vivre « selon l’esprit » aura le même sens que « vivre selon Dieu ». On peut ainsi, à la limite, concevoir une vie incarnée qui ne serait pas pour autant charnelle, c’est la vie du juste telle que l’a décrite un contemporain d’Augustin, Jean Cassien : « D’une certaine façon, c’est sortir de la chair tout en demeurant dans le corps, et dépasser la nature que de vivre dans la fragilité de la chair sans en sentir les aiguillons » (De institutis cœnobiorum, VI, 6). En cette seconde acception, la chair cesse donc d’exprimer une simple donnée de fait (avoir un corps) pour devenir le lieu et l’enjeu d’un choix : elle désigne le choix que l’homme fait de lui-même, au détriment de son créateur divin. Ainsi, « vivre selon la chair est certainement un mal, bien que la nature même de la chair ne soit pas un mal » (Civ. Dei, XIV, 2, 2).

Mais alors, par quoi, et comment, s’opère un tel basculement, capable de faire d’une nature intrinsèquement bonne le ferment d’une vie mauvaise ? La réponse augustinienne tient en un mot : cela advient du fait de l’orgueil (superbia). Le fait de se prendre soi-même pour principe et pour fin, en abandonnant ainsi le véritable principe et la véritable fin qu’est Dieu, telle est l’essence de l’orgueil (« Vous serez comme des dieux », dit le serpent à la femme dans le livre de la Genèse, 3, 5). Ce dernier nomme un mouvement de la volonté, dont il manifeste une « défaillance spontanée » qui ne doit encore rien à l’insistance du corps comme chair. La chair ne pèse en rien sur la première volonté mauvaise, manifestée dans le mouvement d’orgueil ; au contraire, c’est de cette défaillance de la volonté que va naître la dissidence de la chair. Le terme autour duquel s’ordonne toute la compréhension augustinienne de la sexualité humaine dans son état consécutif à la faute originelle, c’est celui de « désobéissance » : la révolte, en l’homme, de sa chair, est pensée comme une conséquence immédiate de la révolte de l’homme contre Dieu. En effet, en abandonnant Dieu, l’homme et la femme se sont en même temps affranchis de celui dont ils tenaient leur pouvoir sur eux-mêmes. La grâce divine les fuit, mais c’est dans la stricte mesure où eux-mêmes l’ont refusée : « Ils éprouvèrent une poussée nouvelle de leur chair révoltée, en représailles de leur propre révolte. […] Alors la chair commença à convoiter contre l’esprit et c’est avec ce combat que nous sommes nés » (Civ. Dei, XIII, 13).

C’est très précisément cela, cette scission de la volonté, ou plus exactement son affaiblissement, sa perte de pouvoir, que désigne la condition charnelle. À la spontanéité déviante de la volonté orgueilleuse répond comme sa conséquence immédiate et adverse la spontanéité désirante de la chair. Conséquence rigoureuse, pour autant que se choisir, c’est laisser soudain libre cours, en soi et comme soi, à ce qui ne tenait sa place et son ordre que d’être ordonné à l’Autre divin. Avec la sédition de la chair, l’altérité, destituée de son altitude créatrice et ordonnatrice, se transporte, dégradée, au cœur même du sujet humain que finalement elle déchire. Pour la volonté déréglée, l’autre, ce n’est plus Dieu, c’est avant tout moi-même, ce que je suis moi-même pour moi-même, et qui m’échappe. Ici encore, le thème est paulinien, même si Augustin lui a donné souvent des développements profonds et originaux : en tant que l’« être de chair que je suis », lit-on dans l’Épître aux Romains, « je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 18-19).

Loin de se réduire au corps physique, la chair devient donc le symbole d’une volonté qui a fait sécession avec Dieu dans le péché. Vincent Giraud poursuit en montrant que c’est sur cette base anthropologique que se fonde la conception chrétienne de la sexualité.

Ainsi se trouve atteint le site à partir duquel Augustin conçoit la libido sexuelle. Si de longues pages lui sont consacrées, c’est dans la mesure où ce désir et les voluptés qui l’accompagnent sont jugés par l’auteur de la Cité de Dieu comme les plus grands parmi ceux que le corps peut procurer. C’est aussi, indissociablement, parce que la sexualité représente le type même de la désobéissance charnelle à son plus haut degré d’intensité. Quand il advient, « ce désir secoue l’homme tout entier » et, « au moment où ce plaisir arrive à son comble, toute l’acuité et ce qu’on pourrait appeler la vigilance de la pensée sont presque étouffées » (Civ. Dei, XIV, 16). Pudique sans pudibonderie, soucieux avant tout de dévoiler le pouvoir de la chair, son autonomie vis-à-vis de la volonté qu’elle ignore ou subjugue, Augustin ne recule pas devant la tâche – qu’on pourrait juger étonnante, chez un Père de l’Église – de décrire avec détail cette « émotion » ou ce « mouvement » qui s’empare des organes sexuels sous l’effet du désir. Ce qui importe ici, à ses yeux, c’est de mesurer la « désobéissance de la chair » (Civ. Dei, XIV, 17), de la constater dans ses effets : « Parfois cette émotion se produit importunément, sans qu’on le veuille. Parfois elle trompe l’ardeur du désir : l’âme brûle de convoitise, le corps reste glacé » (Civ. Dei, XIV, 16). Si le désir sexuel mérite une telle considération, attentive et précise, c’est parce qu’il est le lieu par excellence de « la résistance des membres contre la volonté » (Civ. Dei, XIV, 17). De là cette « honte » qui frappa l’homme et la femme au paradis après la faute, quand ils virent soudain qu’ils étaient nus (Gn 3, 7). Si l’orgueil peut se concevoir comme un idéal de maîtrise, alors un tel orgueil, constatant dans son corps même la spontanéité incontrôlée d’une chair désirante, offre le visage originel de la honte.

Le drame de la chair, dont le désir sexuel ne fait que porter à son paroxysme la révolte qui l’oppose à la volonté, c’est finalement d’être l’inscription, en l’homme même, et sans que celui-ci puisse jamais entièrement s’y soustraire, de son pouvoir de faillir. Grégoire le Grand, plus d’un siècle après Augustin, l’a exprimé avec clarté : par la chair, « c’est en lui-même que l’homme porte ce par quoi il est tenté, […] l’homme, qui vit dans une chair corruptible, porte gravées au fond de lui-même les impuretés des tentations » (Moralia in Job, XI, 48, 64 et 52, 70). La faute n’était qu’une péripétie de la volonté – avec la dissidence de la chair, elle devient la marque indélébile d’une condition.

Éros et agapè : une alternative ?

Qu’en est-il de cette théologie de la chair dans les discours et les prescriptions de l’Église catholique aujourd’hui ? Jean-Louis Schlegel, directeur de la rédaction de la revue Esprit 2, revient sur la difficile articulation entre un concept ancien et les représentations contemporaines de la sexualité.

Depuis le concile Vatican II (1962-1965), l’Église catholique a fait, elle aussi, sa mue en matière de conception de l’« amour » – entendons : de la sexualité, du corps sexué, de la chair, des relations sexuelles… De l’idée de nature qui indiquait la fin première, voire unique, de la sexualité humaine (engendrer des enfants), on est passé à celle de « relation ». L’anthropologie chrétienne parle désormais de « personnes », de « dialogue », d’« existence ». La dimension sexuelle est reconnue faire intégralement partie de toute identité humaine (elle n’est pas la partie « animale » du corps, dont il faut maîtriser les pulsions et les passions) et de l’ensemble de la personnalité. Elle n’est pas affectée du signe « moins » et ne constitue plus la face sombre de l’âme humaine, celle du péché : elle est foncièrement « bonne », comme tout le créé.

On est loin de la lourde et permanente insistance antérieure sur le de sexto (le sixième commandement, qui concerne les péchés sexuels, à ne pas confondre avec de sexo, ce qui concerne le sexe) – une insistance qui a marqué des générations entières, menacées du pire lors du Jugement dernier, en particulier à cause de leurs « péchés de chair », tenus presque tous pour « graves ». Le renouvellement du langage théologique est dû notamment au pape Jean-Paul II (1978-2005), devenu « saint Jean-Paul II » en 2014. En tout cas, ses plus fervents admirateurs s’efforcent de diffuser sa « théologie du corps », un enseignement donné au début de son pontificat lors de ses « catéchèses du mercredi », place Saint-Pierre, et ils tentent de le diffuser dans l’Église comme le dernier mot catholique, selon eux parfaitement moderne et adapté aux mentalités actuelles, sur le corps, la sexualité, les relations hommes-femmes, le mariage, le célibat…

On peut douter qu’une doctrine largement fondée sur Thomas d’Aquin et Max Scheler (et la phénoménologie chrétienne qui s’est inspirée de lui), avec quelques allusions à Levinas, fasse naître l’enthousiasme hors de l’Église quant à sa modernité. Mais surtout ce renouvellement des idées et des mots autour de la fonction et de la relation sexuelle s’est accompagné, depuis cinquante ans, d’un refus absolu des évolutions dites « sociétales » et des législations libérales qui les ont scandées au fur et à mesure. La quasi-totalité des lois et des réglementations qui « permettent » certains actes (destinées à tous ou à certaines minorités), décidées par les gouvernements de pays démocratiques en général pour combler le retard du droit sur les mœurs, ont été et restent rejetées par l’Église catholique, qui les considère avant tout comme permissives et destructrices pour les individus et la société.

Conformément à une ligne adoptée déjà par Jean XXIII, le pape qui avait décidé la tenue du concile Vatican II, l’Église fait certes le distinguo entre intransigeance de la doctrine et de la discipline et clémence à l’égard des personnes, accueillies et pardonnées sans réserve. Cette position peine à convaincre aujourd’hui, surtout les homosexuels, qui disent n’avoir rien à faire de cette miséricorde car ils ne se sentent pas « en faute » : l’« amour » est en effet devenu le critère décisif, et non la loi religieuse.

Des rejets et des départs de l’Église (peut-être surtout, depuis longtemps, de femmes ou d’homosexuels) ont eu lieu pour cette raison, mais il serait intéressant de comprendre comment les catholiques qui se disent tels et restent attachés à l’Église vivent intimement la dissonance, l’écart entre une société aux mœurs très libres (au moins dans ses apparences extérieures, en tout cas avec désormais un accès libre considérable au « sexe qui s’étale ») et la discipline de l’Église, considérée comme « rigoriste » en matière d’expression sexuelle.

Les prescriptions chrétiennes en matière de pratiques sexuelles ont peine à s’accorder avec des revendications pour une plus grande liberté des corps qui émanent parfois de l’intérieur même des églises. La théologie est-elle alors plus utile pour comprendre la signification de la sexualité que pour la normer ? Comme le montre encore Jean-Louis Schlegel, le différend entre éros et agapè, autrefois étudié par Denis de Rougemont 3 et toujours cité dans les conceptions chrétiennes du désir amoureux, n’est pas dénué d’équivoques.

Éros peut certes être honoré dans le mariage chrétien selon Jean-Paul II. Il fait allusion, sur ce point, à un verset de la Genèse, qui dit qu’avant la Chute, Adam et Ève étaient nus sans avoir honte l’un devant l’autre. Sans doute signifie-t-il que le don de soi absolu, vécu dans les liens du mariage chrétien, replace l’homme et la femme dans cette innocence originelle, où la honte de se voir nus était absente, et que la vocation de l’amour véritable est rétablie (l’autre est considéré comme une fin et non comme un moyen). Dans une perspective optimiste, on pourrait y lire la fin du « refus du plaisir », qui a pesé si lourd dans l’histoire chrétienne depuis les origines jusque dans les temps récents4. Cependant, dans l’enseignement de Jean-Paul II et de l’Église, éros est constamment bordé ou débordé par agapè, la charité attentive à toute instrumentalisation, à toute transformation de l’aimée ou (plus rarement) de l’aimé en moyen, en objet de plaisir : il doit être toujours être traité aussi comme une fin. Un mot omniprésent témoigne de l’hésitation – ou des peurs ? – par rapport à l’éros : c’est la « chasteté », qui s’impose toujours et partout, même dans le mariage.

Dès 1930, l’encyclique Casti connubii avait donné le ton. Qu’est-ce que la chasteté, que doit pratiquer même celui qui a une vie sexuelle active dans le mariage ? À en croire une interprétation récente, « une personne est chaste quand, par la maîtrise de son corps, elle exprime un amour durable et solide5 ». Dans la meilleure hypothèse, on croit comprendre qu’il s’agit d’une relation entre époux qui réunirait le plaisir sexuel (éros), l’attention mutuelle (agapè), l’ouverture de l’acte sexuel aux enfants, aussi la pureté des sentiments (qui ne s’égarent pas dans des « tentations » diverses) – alors que l’expérience commune donne à penser que ces facettes sont souvent contradictoires. Qu’éros soit tempéré est parfaitement admissible : après tout, en insistant sur la parole, l’affection, la charité dans l’amour, l’Église dit avec d’autres mots l’exigence absolue du consentement dans la relation sexuelle, et elle est en phase avec l’un des discours normatifs dominants sur la pratique sexuelle aujourd’hui : celle-ci doit être prémunie de toute violence, de toute contrainte intérieure ou extérieure6. Mais, sans même rappeler que seules les relations hétérosexuelles sont licites dans le cadre du mariage-sacrement, l’insistance sur la chasteté est telle qu’agapè semble toujours le « premier choix » et qu’éros semble toujours concédé, un peu comme en d’autres temps le célibat et la virginité choisis, « plus haut service », l’emportaient sur l’état conjugal dans la hiérarchie des voies évangéliques. On mesure en tout cas combien la perspective catholique reste éloignée des pratiques réelles et des conditions multiples qui les rendent possibles.

L’opposition entre éros (un désir charnel sans limite ni prévention à l’égard des autres) et agapè (un amour pur et respectueux des âmes) se retrouve parfois là où on ne l’attend pas, et même pour éclairer l’hyper-contemporain. Philosophe, enseignant à l’Institut catholique de Paris et membre du conseil de rédaction d’Esprit, Camille Riquier analyse son occurrence dans les romans de Michel Houellebecq.

On trouve chez Houellebecq une dévalorisation de l’éros au nom d’une tout autre conception de l’amour qu’il emprunte au christianisme prétendument primitif : l’agapè (charité) et qu’il nomme « pitié ». Si l’éros est amour égoïste et possessif, c’est que l’agapè doit être amour pur, fait au contraire d’élans, de renoncements et finalement d’un abandon absolu. En d’autres termes, si l’amour, soumis à l’injonction sexuelle, est dominé par une vie absurde qui se dévore elle-même, en dévorant les individus, alors l’amour véritable doit nous en affranchir et se trouve à l’opposé dans l’idéal ascétique : se délivrer du désir, de l’existence elle-même. L’homme cynique est au fond un idéaliste déçu et nous, Modernes, pour qui l’amour fut élevé sur des cimes de plus en plus inatteignables (agapè), nous n’avons pu que le mettre à bas et le réduire à la tristesse de la chair (éros). Michel Houellebecq est, lui aussi, un moraliste, et un moraliste au sens le plus classique du terme. Et le désenchantement sexuel qu’il offre en miroir à notre société ne peut se faire chez lui que sur fond d’une fusion rêvée où les êtres pourraient abolir leurs différences, avec « la possibilité d’une île » à l’horizon qui soit dans le même temps une impossibilité pour l’homme.

Il y a ainsi une complicité objective entre l’idéal ascétique, qui prône la continence totale, et le libertinage effréné, qui conduit d’échec en échec. Tant qu’une profonde équivocité sépare ces deux sortes d’amours (l’agapè et l’éros), vous élevez l’un et rabaissez l’autre dans le même temps. Et vous vous empêchez de penser une sexualité qui puisse être tendresse et main tendue vers l’autre, aimant maladroitement peut-être, mais aimant tout de même. Si agapè il y a pour nous, il ne peut être pur et la sexualité tout impure. Il doit s’insérer dans l’éros sans quoi il est coupé de nos possibilités humaines, sans quoi, en vertu de ces innombrables transactions qui font la richesse de l’âme, aucun chemin d’accès ne pourrait mener vers lui.

Misère de la « misère sexuelle »

L’emphase actuelle sur la misère sexuelle de l’Occident a une histoire qui mérite d’être étudiée et des racines philosophiques, en l’occurrence le rapprochement entre sexualité et nihilisme, ce que Nietzsche appellera plus tard l’« idéal ascétique » et qui trouve son origine chez Schopenhauer, dont Houellebecq est un grand lecteur. Camille Riquier poursuit dans ce sens.

Il faut se demander comment nous en sommes arrivés là, après avoir cessé de croire en l’amour, d’avoir ainsi laissé le plaisir charnel à nos simples cadavres. Il faut se demander aussi s’il est possible de conjurer ce divorce mortifère. Il y a une histoire longue de nos sentiments, comme il y en a une autre de nos idées. Emma Bovary vit sa passion et voit Rodolphe Boulanger depuis les romans dont elle avait nourri ses rêves. L’amour romantique a rehaussé chez elle ce qu’il y avait de naturel et lui a imprimé un sens qui dépend de la situation culturelle d’où elle le reçoit. Et il en va toujours ainsi, comme l’écrit Oscar Wilde, « la vie imite l’art beaucoup plus que l’art imite la vie7 ».

Si nos histoires d’amour s’insèrent dans une histoire plus profonde de l’amour lui-même, qui leur donne une tonalité chaque fois nouvelle, alors il faut faire une place de choix à Arthur Schopenhauer, dont l’influence, immense, conduit jusqu’à nous. Dans la lignée moraliste d’un Stendhal, il achève de démythifier ce sentiment réputé noble, l’arrachant au ciel pour le coucher ventre à terre : « Tout état amoureux, si éthéré qu’il puisse paraître, s’enracine dans la seule pulsion sexuelle. » Sa « métaphysique de l’amour » a trouvé plus récemment une meilleure traduction : elle est une « métaphysique de l’amour sexuel8  » (Geschlechtsliebe). En effet, pour la première fois, Schopenhauer nouait ensemble, de façon indéfectible, éros et sexualité.

Certes, hommes et femmes peuvent ruser avec leurs désirs et les mettre au service de leur vanité, mais ces « jeux de l’amour et du hasard » n’ont lieu qu’autant que la pulsion sexuelle est en sommeil ou suffisamment atténuée pour demeurer sous le contrôle des amants, tout occupés à faire l’amour comme on se fait la guerre. Mais ces fins détournées ne sont alors qu’amours adolescentes ou déclinantes qui miment la passion beaucoup plus qu’elles ne la subissent. La pensée contemporaine, imprégnée d’hégélianisme, fut à cet égard trop complaisante avec la figure de la coquette, qui lui a longtemps servi de modèle pour penser la relation érotique. Ce ne sont, avec celle qui fait ses griffes et découvre son pouvoir de séduction, qu’innocentes quoique cruelles répétitions, avant l’entrée en scène dans le sérieux de la vie. On peut s’en amuser, mais Schopenhauer emportera toujours notre conviction. À l’heure du vouloir-vivre, l’instinct sexuel se réveille et, impérieux, sonne la fin de la récréation. Alors il reprend la main, dupe les amants, qui croyaient se duper, et poursuit, par l’illusion de l’amour, une fin qui les dépasse et qui est la conservation de l’espèce. Les amants pourront même haïr leur passion, qui les jette ainsi dans le malheur, ils ne continueront pas moins de s’aimer jusqu’à ce que l’enfant enfin conçu les autorise à recouvrer la raison. La sexualité est cette puissance infinie qui fait peu de cas des êtres finis qu’elle traverse et dont elle assure aveuglément une vie dénuée de sens.

Les philosophes n’ont pas le souci d’être lisibles, mais quand miraculeusement ils le sont, ils sont lus avec avidité, jusqu’à absorption complète, et les effets peuvent en être effroyables. Lorsque vous rencontriez Anne Henry, interprète de Proust, il y avait chance qu’Arthur Schopenhauer, « le grand maître du nihilisme occidental », s’invitât d’une manière ou d’une autre dans la conversation. Elle le voyait partout agissant, comme l’arrière-pensée de nombreux écrivains du xxe siècle, qui tous, se retrouvant en lui, trempèrent leur plume « dans l’encre noire du ressentiment9 » : Tourgueniev, l’ami de Flaubert, Tolstoï, Andreïev, Bourget, Tchekhov, Svevo, Proust, France, Maeterlinck, Beckett, Bernhard, Nabokov, etc. Maupassant écrivait que Schopenhauer avait « tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite10 ». Schopenhauer s’était accaparé un thème qu’il rendait métamorphosé à la littérature et qui, ingéré par notre sens commun, est devenu notre métaphysique ordinaire sur l’amour et la sexualité. En plaçant au centre de ses romans la misère sexuelle occidentale, Michel Houellebecq poursuit et achève cette longue lignée.

Découvrant Schopenhauer, il l’érigeait en maître de désillusion, qui invitait les futurs auteurs à s’engager dans un genre littéraire encore peu prisé à son époque et qui pourtant nous jetterait « au cœur de l’enfer » : des personnages ordinaires, « sous des circonstances courantes », sans « destin épouvantable » ni « méchanceté effroyable11 » qui, bien malgré eux, se font souffrir. « Une tragédie de la banalité12 », commente Houellebecq, qu’il s’est proposé d’écrire : des individus sans liens et un plaisir sexuel pour combler leur désespoir.

La séduction des Modernes : l’adieu à la chair ?

Dans les mêmes années où Schopenhauer fixait les termes dans lesquels on continue encore aujourd’hui à définir la « misère sexuelle », Kierkegaard portait sur le désir des Modernes un tout autre regard. L’éros ne manifeste pas tant la puissance négatrice du corps que celle d’une réflexion infinie qui prend le sujet au piège de ses représentations. Même charnel, le désir est l’affaire de l’esprit comme le montre la figure du « séducteur » analysée ici par Vincent Delecroix, philosophe et écrivain, directeur d’études à l’Ephe et lecteur attentif du penseur de Copenhague 13.

En 1841, un étudiant en théologie de vingt-huit ans, esprit brillant, mondain, féroce, soutient une thèse sur le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, rompt ses fiançailles et provoque un scandale, part écouter à Berlin les cours de Schelling. Deux ans plus tard, il publie, derrière l’écran de plusieurs pseudonymes et parmi d’autres textes de factures diverses rassemblés en un volume disparate, un court roman. On y suit, sous la forme d’un journal fictif, les progrès minutieux d’un jeune homme qui séduit une jeune fille et, parvenu à ses fins, s’arrange pour qu’elle rompe elle-même leurs fiançailles. La carrière littéraire de Kierkegaard est lancée. Le Journal du séducteur a pâti de cette gloire et il continue de faire les frais de son titre. Souvent détaché et publié à part de l’ensemble textuel, Ou bien… ou bien…, sans lequel il perd pourtant l’essentiel de son sens philosophique, il constitue généralement un accessoire élégant des entreprises de séduction quotidiennes qui se livrent au jardin du Luxembourg. Efficace pour une première tactique d’approche, il se révèle à l’usage d’une lecture ardue, qui lasse vite les midinettes et à peu près inutilisable pour les séducteurs moyens, auxquels du reste il n’est pas destiné.

Que la séduction eût un enjeu philosophique, c’est pourtant ce dont on s’est avisé depuis la naissance de la philosophie. Depuis, du moins, que Socrate conçut de l’emprunter aux sophistes, chez qui il la condamnait, pour la retourner ironiquement comme un gant et en faire l’instrument maïeutique du vrai. Éros est le dieu de la philosophie. Si donc la séduction intéresse la philosophie, ce n’est pas seulement au titre de ces petites phénoménologies matérielles des penchants contemporains, fleurissant partout et produisant des livres qui ressemblent à des magazines de psychologie : elle lui est consubstantielle. Au moment où, après Schelling, s’inaugure le renouvellement de la philosophie en direction de l’existence, on ne s’étonnera pas de voir apparaître le motif de la séduction au seuil d’une œuvre d’un bout à l’autre hantée par la figure de Socrate.

Éclairé de ce motif, le Journal du séducteur laisse apparaître soudain l’un de ses enjeux essentiels : la reprise du geste socratique dans l’ordre esthétique, peut-être même sa parodie sérieuse, son personnage principal, Johannes, faisant accoucher sa victime d’elle-même et l’éveillant, mi-Faust, mi-Don Juan, à l’esprit. En effet, il ne suffit pas de dire que la séduction n’est pas une question de corps mais d’esprit : il faut dire encore qu’elle est le moyen de l’esprit lui-même, le moyen par lequel il vient à lui-même, la ruse par laquelle, manipulant le désir de l’autre au lieu de le contraindre, un Socrate moderne circonvient pour mieux libérer. Cette libération est amère, elle est vécue comme un abandon, mais c’est la signature du dieu qui visite. Et si le séducteur se détourne de sa victime après l’avoir conquise, ce n’est pas seulement que, au contraire de l’amant grossier, il préfère le caractère spirituel de la chasse aux jouissances corporelles de la prise : c’est que, en éroticien socratique, il doit se retirer pour laisser l’autre éveillé à lui-même. « S’introduire comme un rêve dans l’esprit d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre14. »

Qu’en est-il alors du séducteur moderne ? Vincent Delecroix poursuit en montrant qu’il est moins victime des injonctions de son corps que des atermoiements de son esprit tout occupé à s’ausculter.

De Don Giovanni à Johannes le séducteur, une première existence, que Kierkegaard nomme esthétique, se déploie et s’épuise. La vitalité sensuelle de son début se recourbe dans l’autoréflexion paralysante, la force musicale de Don Giovanni vire en littérature (introspective). C’est ainsi que la vie passe de l’opéra au journal intime, du chant conquérant à la pensée solitaire : maladie de la réflexion qui ne déprime pas seulement la jouissance brute en jouissance essentiellement rêvée, mais mue également l’extensif en intensif, toutes les femmes de Don Juan devenant l’unique femme que Johannes indéfiniment convoite et approche, comme Achille immobile à grands pas poursuit indéfiniment la tortue chez Zénon.

D’un bout à l’autre, ce sont l’inconsistance et la néantisation qui auront livré toutes leurs formes dans une Phénoménologie de l’esprit inversée. Don Juan consomme les femmes (l’extériorité du désir) dans la jouissance du désir sans cesse renouvelé ; Johannes, à la fin, consomme la jouissance elle-même. L’anéantissement sans Aufhebung du réel dont la satisfaction du désir est l’opérateur vire en spiritualisation inerte : quand le possible était chez Don Juan constamment réalisé dans chaque femme séduite, il devient, plus haut que la réalité, ce qui l’anéantit en rêve et en réflexion. À l’anéantissement de la réalité extérieure correspond la déréalisation de l’intérieur : perdu et dispersé dans l’extériorité indéfinie des femmes, du rapt et de la conquête, Don Giovanni se retrouve chez Johannes perdu en lui-même, se regardant séduire, s’autopsiant, séducteur moins blasé que proprement désespéré. « Il n’appartenait pas à la réalité », dit de lui l’éditeur lui-même fictif du Journal, et pour lui « la réalité ne disposait pas de stimulant assez fort ».

La course opératique et musicale de Don Giovanni correspondait à l’indéfinie extension matérielle du désir et de sa jouissance ; l’immobilisme de Johannes, progressant en lilliputien dans son unique conquête comme dans le périmètre restreint de quelques rues de Copenhague et de salons confinés, tient essentiellement de la castration volontaire : « une condition capitale de toute jouissance est de se limiter ». Jouir non du réel mais du possible n’est toutefois pas sans effet : la subjectivité elle-même s’y dissout.

Si ne pas jouir devient la loi, ce n’est pas seulement que nous assistons à une élévation socratique de l’amour des corps à celui de l’esprit, mais c’est que nous voyons le sujet sombrer en lui-même et se dévorer de réflexion. Par là, la temporalité de l’existence esthétique livre son secret, c’est-à-dire son néant : le mauvais infini de l’inconstance, dans lequel chaque instant annule le précédent comme chaque femme est vouée à être remplacée par la suivante, cache sous sa précipitation l’inconsistance d’un temps immobile dans lequel Johannes s’englue et s’évapore à la fois. Reflet grimaçant de l’éternité à laquelle on ne pourrait accéder que par la conversion, ce temps informe est celui du désespoir. Tel est le secret de la vitalité progressivement anéantie de l’existence esthétique.

Entre contrôle et déchaînement

Avec la modernité, on semble être passé de la chair séductrice (avec les connotations religieuses de ce terme lié au péché) à une séduction tellement réfléchie et calculée qu’elle se sépare de l’immédiateté de la chair. En distinguant la chair du corps tel qu’il est défini par les sciences modernes, les phénoménologues (Husserl, puis Merleau-Ponty) tentent de reconquérir quelque chose de cette immédiateté 15. Par opposition avec un simple objet matériel, la chair désigne le corps vécu, constitué par des pulsions qui sont autant de faisceaux intentionnels qui rapportent l’homme au monde. D’où le rapport nécessairement conflictuel entre le fond pulsionnel de la chair et le contrôle de soi érigé en norme par les Modernes.

Directrice de recherche au Cnrs, Dominique Memmi montre comment la chair a vu renforcé son rôle de support de l’identité individuelle en se faisant l’objet de nouvelles injonctions : mères que l’on incite à allaiter, valorisation du contact avec les bébés, retour de l’incitation à voir les cadavres pour « faire son deuil » 16. Elle revient ici sur les racines de cette exigence de contrôle pulsionnel, notamment sexuel.

Norbert Elias décrit un processus de civilisation et d’individuation qui rend compte de la complexification croissante de notre rapport à la « naturalité », au donné physique autant qu’aux pulsions. La lecture des livres de civilité depuis le xvie siècle lui permet d’opposer une « première nature », où l’individu s’abandonnait volontiers à ses pulsions immédiates (comme la pulsion sexuelle) et à ses affects (peur, agressivité, joie) à une « seconde nature », où corps, pulsions et affects font l’objet d’un autocontrôle, traduisant leur progressive « civilisation17 ».

Fort intrigué par l’apparition de maillots de bain très dénudés sur les plages, il s’en sert finalement pour confirmer sa thèse de la seconde nature : puisque cette nudité croissante ne semble pas inciter les Occidentaux à la prédation sexuelle, ce serait la preuve de la hausse de leur autocontrôle pulsionnel en cette matière. D’intenses discussions avec lui incitent cependant un jeune collègue, Cas Wouters, à aller plus loin : le contrôle de la pulsion sexuelle aurait connu depuis la fin du xixe siècle, mais avec des moments d’accélération (lors des années 1920 et des années 1960), un relâchement progressif, mais toujours très contrôlé, qui dicte de nouvelles normes de comportement. Cas Wouters le démontre par une étude des relations, notamment juvéniles, entre sexes, sur un siècle, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et aux États-Unis18. Ce « décontrôle contrôlé des autocontrôles » – tout particulièrement sensible en matière sexuelle – suppose un sujet nouveau, doté de ce que Cas Wouters appellera désormais, et à son tour, une « troisième nature19 » capable d’intérioriser les interdits de manière particulièrement souple : on peut désormais laisser, sans risque de déchaînement sexuel, les femmes se dénuder et les jeunes gens se fréquenter. Le thème trop simple de la « libération sexuelle » bénéficie ainsi d’une première entreprise d’enrichissement et de sophistication.

De plus en plus exposé à la vue, le corps devient un lieu paradoxal où s’expriment à la fois des désirs plus libres et l’exigence de les contrôler. Ce paradoxe se retrouve dans les représentations contemporaines de la sexualité, particulièrement de celle des jeunes. Collaborateur régulier d’Esprit où il s’intéresse à la mise en scène cinématographique des désirs et des corps, Louis Andrieu montre comment les films de Larry Clark présentent, non sans ambiguïtés, des corps juvéniles à la prédation des adultes.

Larry Clark invente depuis plus de trente ans une représentation des corps et du sexe par les images innovante, et parfois dérangeante. Ses films se voient accusés de facilité, voire de complaisance visuelle, tendant à la fascination pour la sexualité des mineurs, mais reçoivent également une grande reconnaissance critique20. Une rétrospective de ses photographies, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2010-2011, subit une interdiction d’entrée pour les mineurs, interrogeant les limites de ce que l’on peut montrer, surtout pour des images bien plus chastes que n’importe quel film pornographique libre d’accès sur Internet. Clark, petit provocateur ou portraitiste sincère de la jeunesse ? La réalité se situe en réalité dans un juste milieu.

The Smell of Us (2014) narre les histoires et les vies privées de quelques « skateurs » adolescents du Palais de Tokyo, issus de l’Ouest parisien et naviguant entre soirées, drogues et images omniprésentes : l’un des personnages, Toff, ne cesse de filmer ses amis avec son téléphone portable, même pendant leurs ébats. L’ambiguïté du scénario réside dans le choix, par deux héros, Math et J.-P., de la prostitution, les jeunes garçons proposant leurs services à des clients plus âgés. Clark oppose les corps des jeunes, dont l’un ressemble à un modèle de la Renaissance italienne, et ceux des « vieux », volontairement marqués : femmes aux peaux ridées et formes tombantes, homme fétichiste des pieds, client rachitique que Math piège en lui faisant prendre un somnifère avant de transformer sa maison en décor d’une fête dantesque. Les corps et le sexe servent donc de capital pour les jeunes, conscients de leurs attraits et de leur pouvoir, prompts à s’offrir pour profiter des facilités procurées par Internet et de la frustration des seniors dans leurs désirs pour des physiques plus fermes, plus innocents.

L’orientation cinématographique de Clark consiste à filmer le sexe de manière rapprochée, comme si une vérité pouvait surgir du spectacle des corps se frôlant, se mélangeant, en regardant des jeunes faire l’amour, naturellement. Certes, les acteurs de The Smell of Us sont tous doués, beaux, et composent leur rôle avec talent et authenticité. Mais cette esthétique du ravage, mélange de sexe, d’alcool et de drogues dures en consommation quotidienne et répétée à l’écran, rappelle trop les romans de Bret Easton Ellis ou des films comme Trainspotting (Danny Boyle, 1996) ou Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000) pour encore intéresser le spectateur. Le plaisir n’est pas représenté, du moins pas celui des adolescents, blasés par le sexe tarifé ; les adultes sont montrés comme fragiles – l’interprétation par Niseema Theillaud d’une vieille cliente, veuve et sensible, est émouvante – ou dérangés – Larry Clark joue lui-même un fétichiste dans une séquence à l’éthique douteuse, un rapport sexuel non simulé avec l’un de ses acteurs principaux…

Dans The Smell of Us, comme dans Ken Park (2002), Wassup Rockers (2006), Kids (1995) ou ses clichés photographiques, Clark choisit des corps maigres, ni sublimes ni trop affectés, et pense que leur exposition seule produira du sens, que la sexualité adolescente fonctionnera comme un matériau assez surprenant pour les spectateurs. Ses photographies paraissent bien moins novatrices que celles de Helmut Newton ou de Richard Kern, en ce qu’elles privilégient la forme sur le fond : des couples et des jeunes gens en noir et blanc, des corps tatoués, maigres, dénudés. Une certaine ironie se laisse deviner. Mais que s’agit-il de raconter ? Là où Newton sexualisait tous ses sujets par les angles ou ses choix d’éclairage, là où Kern expérimentait en variant les angles ou en répétant le même schéma sur des modèles différents, le regard n’accroche pas assez sur les photos de Larry Clark. Une impression de facilité peut se dégager de toute son œuvre : mis à part le sujet, à savoir les jeunes et leur sexualité, où résident l’inédit et la qualité des images ?

Radicalité esthétique ou nouvelle objectivation de la chair ? Pour Louis Andrieu, qu’un cinéaste septuagénaire soit, avec d’autres, à ce point fasciné par la sexualité de la jeunesse dit quelque chose de la manière dont celle-ci se voit assignée à un certain rôle politique.

Dans les films de Clark, comme dans ceux de Gregg Araki, de Gaspar Noé ou de Richard Kern, la jeunesse s’adonne à une sexualité libérée, entre désirs incompressibles, attrait de l’argent facile et des drogues, et caractère ludique des rapports entre adolescents et jeunes adultes. Ce qui choque encore les spectateurs ou la morale, au fond, est justement le sexe, en soi : que de jeunes personnes en manque de repères, de référents ou de liens familiaux ne trouvent plus que le plaisir physique et le mélange des corps pour parvenir à une certaine transcendance, un peu d’évasion par rapport au quotidien. Que voyons-nous à l’écran chez Larry Clark ? Des jeunes, de tous milieux, de toutes couleurs de peau, avec peu d’horizon au-delà des drogues, du skate et du prochain rapport sexuel. Le regard halluciné, vide, impassible de Lukas Ionesco, dans The Smell of Us, lorsqu’il interprète Math en plein rapport sexuel tarifé, en dit long. Le plaisir, le bonheur, la jouissance, la réciprocité, la tendresse, l’attention à l’autre, l’écoute, la sincérité sont complètement absents du film. Le tableau des cruautés et du sexe, réduit à un passe-temps ou à un pur rapport de pouvoir, devrait nous interroger sur un certain état de la jeunesse plutôt que nous faire détourner les yeux.

Un enjeu biopolitique

Longtemps considérée comme pécheresse, la chair est-elle devenue triste en se libérant ? Pour répondre à cette question, il faut s’entendre sur la portée de cette « libération ». Dominique Memmi montre qu’en fait, cette « libération sexuelle » reflète la profonde mutation de la biopolitique.

En superficie, les effets de la libération sexuelle sont évidents : la dépénalisation de la contraception et de l’avortement est par exemple une conséquence – et un accélérateur – de la « libéralisation » des mœurs. Mais celle-ci s’accompagne d’autres phénomènes, moins visibles et infiniment plus profonds : en effet, de nouveaux contrôles doivent se mettre en place pour qu’elle puisse s’exercer sans drame, de nouveaux interdits doivent s’installer et de nouvelles hontes – cet affect dont Elias fait un indice majeur de la mise en place d’un autocontrôle – quand s’estompe la honte devant le passage à l’acte sexuel… Lesquels ?

C’est la vie même – le fait de donner ou non la vie, mais aussi de se donner ou non la mort – qui a commencé à faire l’objet de revendications véhémentes et simultanées dans cette période de libéralisation sexuelle. L’état, la perpétuation ou la reproduction de la vie en soi sont devenus la cible d’une entreprise de reconquête individuelle et collective. Le rapport à la matière vivante s’est transformé, suscitant une croissante obligation de la contrôler (civilisation) et, plus précisément, de la faire contrôler par les sujets (individuation). Ce qui semble devenu difficile à supporter est le fait que la vie même tend à persévérer dans son être sans que l’individu ne puisse en contrôler les effets, bientôt considérés comme « indésirables ». Travailler sur le début et la fin de vie m’aura permis de me rendre compte que c’est au fond la « prolifération » organique, en début ou fin de vie, reproductrice ou létale, qui semble devoir aujourd’hui être contrôlée, sous peine de discrédit et de honte21.

En effet, de même que ceux qui adhèrent pour eux-mêmes à l’idée d’euthanasie se sont avérés mus notamment par la honte de voir exposé aux proches un corps qu’ils ne contrôlent plus22, dans les services d’orthogénie, le « Vous n’avez pas honte ? » ou le « J’ai un peu honte ! », souvent entendus dans mes enquêtes, ne se sont guère avérés liés à la dimension sexuelle des choses et à la pulsion sexuelle. Ils ne renvoient pas au fait d’avoir « fauté » sexuellement, mais de n’avoir pas su en maîtriser les conséquences. La faute ne réside pas dans le fait de prendre la pilule (pour s’autoriser un rapport sexuel), mais de ne pas la prendre, c’est-à-dire de livrer son corps à son destin procréateur normal. Il s’agit toujours d’administrer, en pleine conscience, son devenir physique. En somme, le pro-choice semble peu à peu l’emporter sur le pro-life, autant en ce qui concerne la fin de la vie que son début. On assiste, dans les années 1960, à un refus croissant chez les femmes de voir l’ensemble de leur condition contrainte par leur fécondité (voire leur « nature » féminine) et à un refus croissant chez tous de la radicale dépossession de soi qu’implique la diminution physique et/ou mentale en fin de vie. Ce qui fait problème ici, au-delà des interdits proprement sexuels, ce serait ce qu’une identité sexuelle trop affirmée vient menacer : l’autonomie de chacun. Plus question d’être obligée à la grossesse du seul fait qu’on a un ventre et des seins, ou à se voir enfermé dans un seul sexe, ou condamné à l’hétérosexualité, en vertu de son apparence masculine ou féminine. En somme, ce qui fait l’objet d’une intolérance croissante, c’est l’idée du corps et du biologique comme destin23.

C’est dans ce contexte qu’on peut réinterpréter l’éclosion de la « libération sexuelle ». Les années 1960-1970, l’un des moments parmi d’autres de dé-fatalisation du monde que l’histoire aura connu, ont certes considérablement favorisé la liberté sexuelle, et ce mouvement semble courir sur son erre. Mais on ne saurait le comprendre complètement sans prendre en compte un autre mouvement dont on aperçoit alors l’extrême singularité : une curieuse revendication de reprise en main de son destin, non tant en termes sociaux (droit d’échapper à sa classe sociale) ou culturels (droit d’accéder à la création, par exemple) que physiques. Pour une partie au moins de la population, l’aliénation et la désaliénation résideraient surtout là : dans la revendication d’une totale liberté contraceptive (ou euthanasique), ou encore – céréales et jogging du petit matin – dans le contrôle obsessionnel et généralisée de son poids, de sa taille, de son apparence, de sa santé, jusqu’à l’acceptation de politiques fort autoritaires et intrusives (interdiction totale de fumer, etc.). Dans nos sociétés modernes, toujours davantage capables pourtant d’abstraction en raison de la hausse du niveau culturel, et où par ailleurs l’aliénation bien réelle et les inégalités matérielles ne semblent pas devoir s’atténuer, cette curieuse « revanche de la chair » et cette pensée obsessionnelle « par corps » de son propre destin ne manquent pas d’intriguer.

  • 1.

    Vincent Giraud, Augustin, les signes et la manifestation, Paris, Puf, 2013.

  • 2.

    Dernier ouvrage publié, la Bible expliquée aux jeunes, Paris, Seuil, 2017.

  • 3.

    Denis de Rougemont, l’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939.

  • 4.

    Jacques Le Goff rappelle l’influence du stoïcisme durant les premiers siècles chrétiens dans Amour et sexualité en Occident, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1991.

  • 5.

    Youcat. Catéchisme de l’Église catholique pour les jeunes, Paris, Bayard/Fleurus/Cerf, 2011.

  • 6.

    Ibid., § 413 : Youcat dénonce le viol, « même à l’intérieur du couple ». Il fut un temps, en effet, où les femmes devaient, sous peine de péché, rendre le « dû conjugal » aux époux pressants…

  • 7.

    Oscar Wilde, le Déclin du mensonge [1891], traduit par Hugues Rebell, Paris, Allia, 1997.

  • 8.

    Arthur Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, traduit par Christian Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, vol. II, p. 1978 et 1982.

  • 9.

    Anne Henry, la Tentation de Marcel Proust, Paris, Puf, 2000, p. 3.

  • 10.

    Guy de Maupassant, « Auprès d’un mort » [1883], Contes et nouvelles, tome I, édition de Louis Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974.

  • 11.

    A. Schopenhauer, op. cit., vol. I, § 51, p. 498.

  • 12.

    M. Houellebecq, En présence de Schopenhauer, Paris, L’Herne, 2017, p. 70.

  • 13.

    Vincent Delecroix, Singulière Philosophie. Essai sur Kierkegaard, Paris, Le Félin, 2006.

  • 14.

    Sören Kierkegaard, le Journal du séducteur, dans Ou bien… ou bien…, traduit par M.-H. Guignot, F. et O. Prior, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984.

  • 15.

    Voir, dans ce dossier, l’entretien avec Jean-Luc Nancy, p. 155 et l’article de Benjamin Delmotte, p. 145. Dans un livre désormais classique, Didier Franck a exploré les dimensions philosophiques de cette distinction : D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Éditions de Minuit, 1981.

  • 16.

    Dominique Memmi, la Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Seuil, 2013.

  • 17.

    Norbert Elias, la Civilisation des mœurs et la Dynamique de l’Occident [1939], traduit par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et 1975.

  • 18.

    Cas Wouters, Sex and Manners: Female Emancipation in the West 1890-2000, London, Sage, 2004.

  • 19.

    C. Wouters, Informalization: Manners and Emotions since 1890, London, Sage, 2007.

  • 20.

    Stéphane Delorme demande « Depuis combien de temps un film n’a-t-il pas scellé aussi exactement une vérité de l’émotion ? » dans les Cahiers du Cinéma de janvier 2015.

  • 21.

    D. Memmi, la Revanche de la chair, op. cit.

  • 22.

    Anita Hocquard, l’Euthanasie volontaire, Paris, Puf, coll. « Perspectives critiques », 1999.

  • 23.

    D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir, Paris, La Découverte, 2003.