
Réduire la pauvreté dans les pays riches
Cet appel émane d’un collectif de jeunes diplomés de la Harvard Kennedy School impliqués dans un projet d’étude sur la pauvreté et les inégalités dans le monde. Une première version du texte est parue en anglais, le 27 juin 2018, sur le site de la Harvard Kennedy Review.
Dans les dernières décennies, l’économie néoclassique a proposé deux mécanismes pour créer des sociétés prospères. Le premier consiste à élever le PIB et créer des emplois pour toujours plus de monde ; le second à redistribuer la richesse aux plus pauvres au travers de politiques publiques. Trouver un juste équilibre entre ces deux orientations reste cependant un défi pour les économies avancées. Des facteurs tels que la polarisation politique croissante, l’influence des groupes privés et des lobbies et les phénomènes de « trappes à pauvreté » ont abouti à ce que la croissance ne profite plus à tous, si ce fut jamais le cas. Le paysage de la pauvreté et de l’inégalité dans les pays développés est devenu bien sombre.
Alors que les États-Unis sont le pays le plus riche au monde, c’est aussi le plus inégal en termes de disparités de revenus et de patrimoine. Plus de 40 millions d’Américains vivent dans la pauvreté, et les Afro-Américains et les Hispaniques sont fortement surreprésentés parmi les indigents. Les 1% les plus riches possèdent 40% de la richesse ; les 20% les plus riches en détiennent 90%. L’accès à l’éducation pour les plus pauvres est très limité et des politiques structurellement biaisées à l’égard des minorités et des femmes conduisent à gâcher le potentiel humain, limiter la mobilité sociale et étouffer la croissance.
L’Europe, malgré ses systèmes de protection sociale plus solides, n’a pas de raison de se réjouir. Ses économies les plus importantes sont également à la peine. En Allemagne, 16 millions d’individus sont touchés par la pauvreté et diverses formes d’exclusion, et 21% des enfants sont considérés comme « pauvres de long-terme ». En France, la pauvreté a baissé jusqu’au début des années 2000, avant de repartir à la hausse, et le pays compte désormais près de 9 millions de pauvres, dont la moitié n’a pas 30 ans.
Au Japon, les travailleurs précaires représentent aujourd’hui près de 40% du total des employés. Comparé à celui des travailleurs à temps plein, le revenu des intérimaires, travailleurs à temps partiel et autres travailleurs précaires reste bas, avec pas ou peu de hausses de salaire ou de primes, fragilisant encore ces individus.
Dans la petite cité-État de Hong Kong, malgré les efforts du gouvernement, le taux de pauvreté stagne autour de 14, 7% : un million d’individus sont concernés.
En 1972, Israël était considéré comme le pays le plus égalitaire de l’Occident, selon son coefficient de Gini. Aujourd’hui, il est l’un des plus inégalitaires du club de l’OCDE. Près d’un Israélien sur cinq est pauvre.
Ces quelques exemples ne sont pas isolés. On aurait pu citer la Grèce, l’Australie, l’Espagne, le Portugal, etc. De larges segments de ces économies se situant toujours dans le secteur informel (50% à l’échelle mondiale), nombre de travailleurs disposent de peu (ou pas) de droits, de peu de protection et d’aucun minimum salarial. Dans nombre de ces pays, on assiste à la résurgence d’une classe dirigeante opulente, à la destruction des classes moyennes et au déclin de la mobilité sociale. C’est l’un des principaux facteurs de la montée des populismes et de l’extrême-droite, du désengagement civique et de la méfiance à l’égard des gouvernements.
Dans le même temps, le nombre de réfugiés et de personnes déplacées dans le monde n’a jamais été aussi élevé : le monde « développé » est incapable d’offrir des opportunités à ces populations ou d’assurer leur sécurité, ce qui ne fait qu’aggraver l’instabilité mondiale.
Comment l’équilibre des pouvoirs va-t-il évoluer, et comment le monde « en développement » va-t-il répondre ? Le premier des Objectifs de développement durable des Nations unies est d' « éliminer l'extrême pauvreté et la faim » dans le monde d’ici 2030. Or l’Organisation internationale du travail estimé à 600 milliards de dollars par an l’investissement nécessaire pour éradiquer la pauvreté extrême et modérée à cette échéance, soit près de 10 000 milliards de dollars sur 15 ans. Qui est prêt à s’engager sur ce type de montant, et comment ?
Depuis quelques années, nombre d’universitaires ont écrit sur le déclin des démocraties et les désastres qui s’annoncent. Démocratie et économie de marché semblent désormais évoluer à front renversé. Et si le « consensus de Pékin », qui repose sur des marchés régulés et moins de droits politiques, finissait par s’imposer dans nos démocraties ? Est-il possible de sauver l’ordre libéral et de revigorer la démocratie dans une société capitaliste ?
Le premier pas dans cette direction serait de chercher des solutions réalistes pour éliminer la pauvreté dans les pays développés. Voici déjà quelques idées.
Des milliers de milliards sont cachés dans les paradis fiscaux alors que cet argent manque pour investir dans des programmes sociaux ambitieux. Il faut faire de la lutte contre l’évasion fiscale un chantier prioritaire.
Il est également temps de valoriser certains métiers (professeurs de la maternelle ou du primaire, infirmières, etc.) dont les salaires sont trop faibles alors qu’ils sont indispensables pour accroître la mobilité sociale des plus pauvres.
Davantage d’emplois publics, de souplesse dans les temps de travail, d’aides sociale, d’éducation et de formation sont nécessaires pour accompagner les plus vulnérables dans une économie en constante mutation.
Il faut investir dans l’innovation sociale. Pour donner à chacun les mêmes chances de réussir, il faut créer un système de patrimoine universel qui permette aux jeunes défavorisés de créer une entreprise, de financer des études ou d’accéder à la propriété. Il faut également aider cette jeunesse à trouver des stages qui mènent à des emplois durables.
Créer des emplois ne suffit plus ; il faut aider les personnes désinsérées à trouver ceux qui existent déjà.
Dans des démocraties vieillissantes, il est primordial d’aider les plus âgés.
Enfin, il faut passer à un système qui, à travail égal, propose un salaire égal afin de mieux protéger tous les travailleurs, y compris ceux qui évoluent dans l’économie informelle.
Ces politiques doivent être durables et globales, et fondées sur des indicateurs enfin harmonisés pour mesurer la pauvreté dans les économies avancées. Et les efforts consentis par les pays du Nord profiteront également aux pays du Sud, avec lesquels l’interdépendance grandit.
Il faut impulser des changements majeurs si on veut maintenir un ordre international libéral, pour la prospérité du plus grand nombre. De telles politiques n’ont aucune chance de voir le jour tant que nos systèmes politiques sont paralysés par les oppositions partisanes et l’influence de grands groupes privés. Pour gagner le plus de monde possible à cette cause, il faut trouver de nouvelles coalitions progressistes, et renouer avec une espérance collective. Chacun sera plus enclin à aider les plus fragiles s’il perçoit que la mobilité sociale profite à tous.
Hay Badra, Yusaku Kawashima, Rasha Kenawi, Sumi Krishnan, Nina Paustian & Niels Planel