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Dans le même numéro

Le clos et l’ouvert. Abécédaire critique coordonné par Camille Riquier et Frédéric Worms

par

Collectif

juin 2018

#Divers

Capitalisme : Anselm Jappe - Cosmopolitisme : Michaël Fœssel - Curiosité : Marcel Hénaff - Droits de l’homme : Antoine Garapon - Ecole : Denis Kambouchner - Écologie : Lucile Schmid - Église : Ariadna Lewańska - Europe : Céline Spector – Europe (vue de l’Est) : Povilas Aleksandravičius – Exclusion : Paul Dumouchel  - Frontières : Astrid von Busekist – Guerre et paix : Frédéric Gros - Hospitalité : Yves Cusset - Internet : Emmanuel Alloa - Liberté d’expression : Vincent Delecroix - Mondialisation : Jean Vioulac - Open society : Anne-Lorraine Bujon - Religion : Olivier Roy - Universel : Elie During - Université : Alain Renaut

Capitalisme

Anselm Jappe

Le capitalisme a toujours aimé se présenter comme une forme d’« ouverture ». Son discours regorge de métaphores sur l’ouvert. Il faut ouvrir de nouveaux marchés et désenclaver les derniers territoires pas encore suffisamment reliés aux centres capitalistes. On cherche des employés avec une mentalité ouverte, et il faut surtout éviter les réalités qui se renferment sur elles-mêmes. La révolution scientifique du xviie siècle, une des bases historiques du capitalisme, a été définie comme le passage du « monde clos à l’univers infini [1] », et le colonialisme a été décrit comme l’ouverture des Européens vers le reste du monde. Les villes ont abattu leurs murs, et les frontières, douanières et autres, ont été abolies peu à peu. Être ouvert aux nouveautés est la condition sine qua non pour participer à la société capitaliste, et l’autodéfinition préférée du capitalisme est celle de « société ouverte », lancée par Karl Popper[2].

Cette ouverture à tout prix correspond-elle à la réalité profonde ? Il serait facile de répondre en rappelant de nombreux faits historiques et contemporains qui indiquent le contraire. La naissance du capitalisme s’est fondée sur l’enfermement d’une partie de la population dans les asiles et les prisons, les manufactures et les workhouses. Aujourd’hui, certaines frontières sont plus fermées que jamais, et pas seulement entre les États. Aux migrants, les pays riches apparaissent comme un monde clos sur lui-même : on parle de la « forteresse Europe ». Au lieu des murs médiévaux autour des villes, on trouve des murs bien plus longs entre certains pays, mais aussi entre les différents quartiers d’une ville.

Le capitalisme est certes une société dynamique, liée au progrès, à la croissance, à la nouveauté, au changement et même aux « révolutions », avec une capacité étonnante de tirer bénéfice de ses ennemis envers qui il se montre, à la longue, très ouvert. Beaucoup des adversaires du capitalisme se sont également définis eux-mêmes comme « progressistes » et ont qualifié le capitalisme de « conservateur » et de « réactionnaire », résistant à tout changement et immobile. Ils se sont grandement trompés ; ils ont confondu le capitalisme avec les compromis qu’il a dû passer dans ses premières phases avec les logiques féodales de l’Ancien Régime, ainsi qu’avec une certaine tendance, toujours renaissante dans les élites, à vivre de rente. Mais sa logique profonde est celle de l’accumulation incessante de capital, du « toujours-plus », et pour y arriver, il faut révolutionner en permanence autant la production que la circulation. Le changement sans arrêt réside donc dans la nature même du capitalisme, montrant une tendance à l’accélération toujours accrue. Voilà pourquoi il lui faut des personnes, à tous les niveaux, avec une mentalité tellement ouverte qu’elles sont toujours prêtes à oublier ce qu’elles ont fait hier pour le remplacer par une autre approche. La « flexibilité » est devenue en effet la qualité la plus recherchée pour réussir dans la vie capitaliste.

La longue histoire
de la colonisation extérieure et intérieure par la logique capitaliste a consisté
dans l’ouverture forcée.

Ce que les porte-parole de cette logique ont reproché, et continuent à reprocher, à tous ceux qui ne participent pas assez à cette marche vers l’avant, comme les paysans et les peuples extra-européens, c’est leur mentalité « archaïque », « immobile », « fermée ». Et si ceux-ci ne veulent pas s’ouvrir, on les y oblige : toute la longue histoire de la colonisation extérieure et intérieure par la logique capitaliste a consisté dans l’ouverture forcée, à travers la violence ou la persuasion, des réalités «  closes  » qui se suffisaient à elles-mêmes et qui préféraient l’autosubsistance au marché mondial, le poisson pêché devant la maison aux poissons surgelés, le bar du village à la télévision, les pâtures communales au travail dans l’usine, l’hébergement dans la famille aux maisons de retraite, la fête du quartier à la discothèque, les objets durables à l’obsolescence programmée, ­l’allaitement au sein aux laits Nestlé.

Il y a aussi un autre revers du décor : le capitalisme est indissociable de l’extension de la propriété privée à des domaines toujours nouveaux et à l’abolition des formes précédentes de propriété collective. Quand les prés «  ouverts  » sont vendus en parcelles et clôturés (un des éléments essentiels de la naissance du capitalisme), quand l’eau devient la propriété d’une compagnie privée, quand des plantes et des gènes sont brevetés et qu’on interdit aux agriculteurs d’employer leurs propres semences, nous sommes dans un cadre qui est tout à fait le contraire de l’ouverture toujours proclamée. Sans compter que ne pas respecter les «  clôtures  » peut facilement amener les individus vers une forme très directe d’«  enfermement  ».

Cependant, il y a encore un autre niveau, plus abstrait et plus fondamental, où l’ouverture dont se targue le capitalisme se dément elle-même. Une ouverture, si elle ne veut pas être une fin en soi, doit déboucher sur un changement qualitatif. Or, si l’ordre capitaliste est fondé sur le changement perpétuel, il consiste en même temps en un retour éternel du même. On n’y échange pas une valeur d’usage contre une autre valeur d’usage, dans leur diversité infinie, pour satisfaire des besoins et des désirs, également très différenciés. On n’y fait qu’échanger des quantités de valeur marchande, créées par le côté abstrait du travail, qui est toujours égal à lui-même, parce que consistant dans le simple temps de travail. Ces quantités de valeur se représentent dans l’argent, dont on connaît l’indifférence à la qualité : il est pure quantité. On investit cent euros pour en retirer cent dix ; la production des valeurs d’usage et la satisfaction des besoins ne sont qu’une étape intermédiaire, tout à fait subordonnée à la croissance de la valeur marchande. Au début et à la fin du procès productif, se retrouve toujours la même chose : la valeur sous forme d’argent, et les différences ne sont que quantitatives. On peut qualifier ce procès de «  tautologique  ». Rien de nouveau n’arrivera, seulement davantage du même (et pas toujours). L’ouverture dont se revendique le capitalisme retombe alors dans le clos, le cercle vicieux, la répétition : une fois de plus, la vieille dialectique a montré son utilité.

Cosmopolitisme

Michaël Fœssel

« Les relations prévalant désormais entre les peuples de la terre en sont au point où une violation du droit en un seul lieu est ressentie partout ailleurs. » De ce diagnostic énoncé en 1795 dans Vers la paix perpétuelle, Kant conclut que, pour la première fois dans l’histoire, la citoyenneté mondiale cesse d’être une chimère. La multiplication des moyens de transport, l’essor des communications et le développement de la presse doivent mécaniquement favoriser l’émergence d’une sensibilité universelle au droit. Le fait d’habiter la même Terre n’était rien tant que nous n’en n’avions pas l’expérience. Pour comprendre que le droit ne s’arrête pas aux limites du village ou aux frontières de l’État, il faut être en mesure de savoir que les choses se passent ailleurs pour ainsi dire comme ici. La modernité remplit cette condition en élargissant la conscience aux dimensions du monde. Même lointaine, une injustice trouve désormais les moyens d’apparaître dans l’espace public.

Étrangement, Kant associe le droit cosmopolitique à une conscience de la finitude plutôt qu’à une apologie de l’ouvert. Comme la Terre est ronde, tous les efforts des hommes pour se fuir les uns les autres sont condamnés à l’échec. Autant que la raison, c’est cette « promiscuité » qui oblige les États à accorder aux étrangers un statut juridique. S’il ne va pas pour Kant jusqu’au droit d’installation, le devoir d’hospitalité implique de traiter les nouveaux venus comme des sujets de droit, donc autrement que par des moyens purement administratifs et comptables. Il n’y a que dans l’hypothèse où les étrangers pourraient échouer sur d’autres mondes habitables que leur refoulement systématique pourrait acquérir une certaine légitimité. Dans les conditions d’une Terre unique et sphérique, le hasard qui amène un individu à fouler le sol d’un État devient l’origine paradoxale d’un droit : celui de ne pas être traité comme un homme ou une femme en trop.

On dispose avec cela d’un bon critère pour distinguer les apologies de la mondialisation heureuse des défenses du cosmopolitisme. Dans toutes ses variantes historiques, le cosmopolitisme est associé à une certaine éthique de l’appartenance. Appartenance métaphysique au cosmos chez les stoïciens, appartenance juridique à la Terre dans la philosophie des Lumières, appartenance à Gaïa (la nature comme Mère nourricière) dans les formes contemporaines de l’universalisme écologique. Ces versions du cosmopolitisme n’ont pas la même portée, mais elles se recoupent sur un point. Se prétendre « citoyen du monde », c’est bien revendiquer le droit de ne pas appartenir (à la tribu, à la cité, à l’État), mais au nom d’une appartenance réelle ou idéale d’un autre ordre. Sans cela, le mot «  citoyen  » perdrait tout sens et le cosmopolitisme vaudrait tout au plus comme un mode de vie désengagé de toute dimension politique.

Cette dépolitisation a lieu lorsque l’on confond l’exigence de repousser les frontières avec celle de les franchir avec l’aisance que la technique permet lorsqu’elle s’associe avec les commodités du capital. L’homme d’affaires ou le touriste fortuné peuvent faire le tour du monde sans jamais prendre conscience de sa finitude. Ni l’ambiance aseptisée des aéroports ni l’urgence perpétuelle des hommes pressés ne les pré­disposent à militer pour une citoyenneté mondiale universelle.

Ce qui peut faire obstacle
au cosmopolitisme :
une insensibilité à tout ce qui excède la clôture du monde.

Pour vouloir repousser les frontières, il faut ne pas être certain de passer sans ambages tous les contrôles. L’affaiblissement des frontières traditionnelles par la mondialisation s’accommode fort bien de l’édification de murs qui ne séparent pas tant des États souverains que des types de populations. Les murs contemporains sont d’ailleurs souvent intérieurs aux frontières d’une même nation, comme dans le cas des gated communities, qui manifestent le désir de sécession des classes sociales les plus aisées. La conscience d’habiter le même monde, et du fait qu’il n’y en a pas d’autre, aurait plutôt disparu de ces expériences où le même ne rencontre jamais que le même. En plaçant le cosmopolitisme sur le terrain du sentiment (une injustice lointaine « ressentie » comme proche), Kant a suggéré ce qui pouvait lui faire obstacle : une insensibilité à tout ce qui excède la clôture du monde ambiant fait d’habitudes et de privilèges inaperçus.

L’idée répandue selon laquelle la mondialisation aurait, qu’on le veuille ou non, fait de nous des citoyens du monde doit au moins être nuancée. Une utopie comme le cosmopolitisme peut être liquidée au moment même où l’on proclame sa réalisation. Les expériences du touriste aisé, de ­l’internaute branché sur l’actualité internationale et du migrant condamné à l’errance sont tellement adverses qu’un doute s’insinue : partagent-ils le même monde ? Le cosmopolitisme authentique répond affirmativement à cette question. Mais il ne le fait pas en unifiant de manière artificielle ces personnages à la faveur d’une politique du désastre. Certes, des survivalistes multimillionnaires aménagent d’ores et déjà des bunkers dorés destinés à les prémunir de la catastrophe écologique qui vient. Les angoisses apocalyptiques, renforcées par l’imagerie de Hollywood, peuvent leur donner l’illusion de partager avec les habitants des bidonvilles la même expérience de la fragilité de la planète. Il n’y a qu’un seul monde et il se trouve au bord de l’abîme : il n’en faut pas plus à certains pour en conclure que le pire est le seul moyen de réaliser le rêve égalitaire.

Mais que fait-on pour survivre, sinon imaginer de nouvelles clôtures ? Le monde du cosmopolitisme n’est pas un astre au bord de la disparition, mais un espace qui demande à être indéfiniment institué. En ce sens, il n’est ni local ni global. Son ouverture ne se trouve nulle part ailleurs que dans la conviction que la politique ne relève pas d’une logique du lieu. « Être de gauche, disait Gilles Deleuze, c’est commencer par le monde. » Dans ce domaine, tout est affaire de perception : je réponds du lointain lorsque j’ai le sentiment de lui appartenir en quelque manière. Le cosmopolitisme établit qu’il n’existe pas de monde à soi et que la citoyenneté excède aussi bien les frontières mentales que territoriales.

 

Curiosité

Marcel Hénaff

Nous admettons volontiers qu’il y a un rapport entre la curiosité intellectuelle et l’ouverture d’esprit et, du même coup, avec la tolérance et la discussion démocratique. Le cercle semble vertueux. Ces vues s’enracinent dans une ancienne et grande tradition. Aristote, dès les premières lignes de sa Métaphysique, déclare : « Tous les êtres humains possèdent un désir naturel de savoir. » Plus loin, il avance : « C’est l’étonnement qui pousse les hommes à philosopher [3]. » Aristote n’a pas une théorie de la curiosité comme telle, mais tout ce qu’il décrit dans ces pages y contribue. L’étonnement en est plutôt la condition ; il est ce qui nous arrive. En revanche, la curiosité est active ; elle est désir et d’abord désir de connaître. Le désir est force (dynamis) et mouvement. Sans ce désir, la recherche du savoir n’aurait pas lieu et la science ne pourrait commencer. Pourtant, les Grecs – Aristote inclus – ont développé une conscience aiguë des limites du savoir. Le domaine divin ne saurait être exploré sans danger. Telle est la leçon de la tragédie, et d’abord celle d’Œdipe. Il y a une arrogance fatale (hybris) à prétendre connaître ce que les dieux nous cachent. Cela ne s’apprend pas par la connaissance des causes et concerne la transformation de soi. « La douleur instruit », disait déjà le chœur dans l’Agamemnon d’Eschyle.

Force et limites du désir de savoir : telle est pour l’essentiel la leçon de la sagesse antique. La pensée chrétienne opère à cet égard un changement de paradigme, lequel est renversé à son tour par tout ce qui s’élabore entre les xve et xviiie siècles en Europe. Telle est la démonstration de Hans Blumenberg qui fait de la question de la curiosité la pierre de touche de l’évaluation de la modernité[4]. Blumenberg remarque qu’Augustin, dans les Confessions, est un des premiers penseurs chrétiens à conférer à la curiosité un statut crucial entre, d’une part, la recherche scientifique sérieuse dont l’excellence est démontrée par sa capacité à prévoir les éclipses et, d’autre part, la pulsion de connaître (libido sciendi) qui peut tourner à l’orgueil de la maîtrise des connaissances et à la curiosité malsaine pour l’insignifiant. Une nouvelle certitude est née : la connaissance humaine reste infime et vile face à l’infinité de Dieu. Or c’est cet abaissement que met en cause de facto toute l’entreprise de savoir qui se développe depuis la Renaissance avec des savants comme Kepler, Copernic, Galilée, Newton et les philosophies qui y sont liées, celles de Bacon, Descartes, Hobbes, Spinoza, Vico, Kant. Les nouveaux savoirs ne se reconnaissent pas de limites, sauf celles de la raison. Ils tendent à montrer que Dieu est de leur côté. « La nature est écrite en langue mathématique », proclame Galilée. Leibniz confirme : « Dieu crée le monde en calculant. » Le Dieu de la Révélation ne peut être que celui de la Raison. Dès lors, la curiosité du savant est non seulement légitime, mais elle est également sainte en ce qu’elle vise à exposer l’œuvre même du Créateur. La réflexion de Blumenberg nous fait comprendre qu’entre le monde antique, puis le monde chrétien, et les Temps modernes, la question de la curiosité est passée d’une problématique du désir de connaître et d’une morale individuelle d’humilité à un mouvement historique de transformation du monde, et cela par les moyens d’une raison devenue autonome – une raison enfin « sortie de la minorité », dira Kant dans «  Qu’est-ce que les Lumières ?  » (1784).

La curiosité est passée
d’une problématique du désir de connaître à un mouvement historique de transformation
du monde.

Dans la perspective de l’évolution, les recherches en neurobiologie et en éthologie nous apprennent que la curiosité est le trait fondamental de l’intelligence animale et humaine. Elle se présente selon quatre caractéristiques repérables dans diverses espèces, mais au plus haut point chez l’homme. La première est liée au phénomène de l’épigenèse, définie d’abord comme le développement du cerveau dans un rapport d’inter­action constant avec le milieu naturel et social : il y a donc une hérédité au-delà de l’Adn. Cela veut dire que l’homme est un être essentiellement inachevé, voué à la quête et aux risques de son développement ; il est ce qu’il devient par culture et éducation. Ici apparaît une seconde caractéristique : la néoténie, la persistance de traits juvéniles chez l’adulte. Ces traits sont définis précisément par la curiosité exploratoire et la disponibilité pour des formes de vie non fixées, par l’innovation et la création. L’animal néoténique invente constamment ; il résiste à sa propre obsolescence. La troisième caractéristique est la dédifférenciation ou plasticité, autrement dit la non-spécialisation qui, chez certains animaux, entraîne une exceptionnelle capacité d’adaptation à des milieux différents. De ce point de vue l’homme est l’animal le plus souple, le plus plastique, le plus ouvert. Cependant, il peut l’être non en s’ajustant simplement au milieu externe, mais en le transformant : technique et culture ne sont pas des prothèses ajoutées à une nature qui serait la norme. L’homme commence dans l’artefact et l’institution. Il produit son milieu. À la clef de ce processus, il y a la puissance unique de communication, ­d’expression et de représentation qu’est le langage humain. D’où une quatrième caractéristique : l’auto-­domestication ; ce qu’on appelle ainsi (Konrad Lorenz notamment) ne doit pas être compris comme la perte du monde sauvage ; c’est l’invention d’un monde autre ou plutôt d’une multitude d’autres mondes : langues, outils, œuvres, traditions. Telle est, au plan de l’épigenèse, la variation – dispersion des langues et des cultures, analogue à celle des espèces. L’animal néoténique qui avance assoiffé de nouveau et d’ouverture est non moins intransigeant sur son autonomie et farouche défenseur de ses particularités ; en cela, il est menacé de repli. La curiosité ne garantit pas la tolérance, elle fait mieux : elle oblige à l’inventer ; agir exige de délibérer. La démocratie est alors le seul choix raisonnable pour l’espèce, mais sans que les groupes et les individus aient à renoncer à leurs prérogatives. Telle est l’exigence de reconnaissance réciproque entre êtres ou entités autonomes. C’est pourquoi la démocratie, essence de la société ouverte, doit assumer le conflit (agôn) pour surmonter la guerre (polemos). Nous ne pouvons délibérer qu’en acceptant lucidement notre « insociable sociabilité ».

 

Droits de l’homme

Antoine Garapon

L’idée de droit implique déjà en soi une ouverture ou, plus exactement, l’impossibilité d’une totale correspondance des mœurs à elles-mêmes ou du pouvoir avec lui-même. Toute formalisation des rapports sociaux introduit nécessairement un décalage avec le flot des échanges sociaux, avec les situations inattendues qu’apporte la vie d’une société. D’autant que le droit suppose aussi un tiers de justice devant lequel il doit être toujours possible d’en appeler. La vertu en soi d’une règle et d’une instance tierce se vérifie aussi bien pour le droit coutumier, comme l’a montré Jean-Godefroy Bidima[5], que pour les dictatures, qui se voient souvent contraintes de transgresser leur propre droit, fut-il le plus injuste, pour aboutir à leurs fins. Mais le terrible xxe siècle nous a fait découvrir une violence inédite, commise non plus par une transgression des lois mais par une perversion du droit. C’est pour y répondre que les droits de l’homme ont connu trois innovations après 1945.

La première a consisté à confier à un juge la garantie des droits fondamentaux. La force de ce mouvement de constitutionnalisation du droit a été décuplée par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et surtout par l’institution d’une cour chargée de veiller à son respect dans les différents États membres : la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Elle a ainsi apporté un renfort européen aux tiers de justice internes, encore plus après ­l’introduction du recours individuel permettant à tout citoyen des États membres du Conseil de l’Europe de contester devant elle une mesure prise par son propre État (la Cour de justice de l’Union européenne jouant un rôle identique pour les États de l’Union). Après avoir partagé une part de leur souveraineté, les États ont mutualisé la fonction tierce, ce qui les empêche d’avoir le dernier mot sur des questions touchant les droits fondamentaux. L’Europe a dans ce sens renforcé la fonction d’ouverture des droits de l’homme.

La dernière évolution a consisté à établir une catégorie de crimes imprescriptibles et donc soustraits à la volonté du pouvoir. Les incriminations de crimes contre l’humanité ou de génocide, entre autres, circonscrivent une part indisponible à la politique. L’ouverture est à la fois de nature politique, spatiale et temporelle : politique, car ces nouveaux crimes ne peuvent être amnistiés ; spatiale, parce que l’on peut les dénoncer et tenter d’en obtenir la punition devant d’autres juridictions à travers le monde que celles du pays où ils ont été perpétrés, au titre de la ­compétence universelle ; temporelle, enfin, parce qu’étant imprescriptibles, ces crimes peuvent être punis au pénal de nombreuses années après les faits (tant que les auteurs sont vivants), mais ils peuvent également donner lieu à des réparations financières ou symboliques (par des actes de repentance), sur une base civile donc, des générations après les faits.

Un tel tableau pourrait donner l’idée d’une marche continue, graduelle et irréversible vers une affirmation plus universelle des droits de l’homme. À tort, car un mouvement de fermeture s’est amorcé depuis quelques décennies. Les exemples malheureusement ne manquent pas. Les espoirs de ceux qui pensaient, dans les années 1990, que l’ouverture commerciale induirait quasi mécaniquement une plus grande ouverture sur les questions des droits de l’homme ont été déçus (notamment par la Chine, qui montre qu’il est possible de s’ouvrir sur le plan commercial, mais de demeurer très fermé sur le plan des droits de l’homme). La frilosité gagne partout, y compris au sein des pays traditionnellement favorables aux droits de l’homme : la signature d’un texte aussi audacieux que le Traité de Rome, qui a institué une Cour pénale internationale en 1998, serait aujourd’hui impensable ; les retraits de nombre de pays sont un phénomène inquiétant, même s’ils sont encore compensés par de nouvelles adhésions. Cette juridiction peine par ailleurs à intenter des poursuites contre des États puissants. L’ouverture des droits de l’homme est enfin combattue avec détermination par les populismes qui fleurissent un peu partout en Europe et qui voudraient retrouver une identité nationale libérée de tout engagement « droit-de-l’hommiste ». L’immigration devient pour eux une cible centrale en réveillant le mécanisme du bouc émissaire d’avant-guerre.

L’anarchie grandissante de notre monde, associée à une plus grande proximité, bouleverse jusqu’au droit d’asile.

Au-delà de ces phénomènes, l’ouverture qui se trouve au principe des droits de l’homme lance un nouveau défi aux vieilles démocraties. Elles avaient appliqué ce principe aux membres d’une même communauté politique, d’abord en consacrant un droit à la dissidence politique, puis un droit à la différence sociale, puis des droits à l’ennemi et aux populations civiles en cas de conflit. Mais aujourd’hui, les migrants présentent un cas de figure inédit : celui de l’étranger absolu, qui n’a pas de contacts culturels avec nos sociétés, mais qui est néanmoins créancier de droits et de protection en raison des violations graves dont il a été victime dans son pays. L’anarchie grandissante de notre monde, associée à une plus grande proximité, bouleverse jusqu’au droit d’asile. Faut-il accorder des droits, par exemple, à des migrants qui ont subi des violences sur le chemin des exils en plus des persécutions ? À ceux qui fuient la misère et ont pris des risques insensés pour accoster sur nos rives ? À des femmes qui ont subi des violences, notamment sexuelles, pendant le voyage maudit ? La seule considération des persécutions, comme y invite la loi, ne correspond plus aux situations actuelles. L’ouverture des droits de l’homme oblige à un travail infini, jamais acquis, toujours à reprendre, qui empêche la coïncidence avec soi et condamne les sociétés démocratiques à une indétermination dont elles ne pourront sortir, sauf à se renier elles-mêmes.

 

École

Denis Kambouchner

Admettons qu’une «  société ouverte  » doive être telle sur trois plans au moins : disposition à l’innovation, accueil fait à l’étranger, prise en compte active et respect des propositions de chacun-e. Quelle sorte d’école faudra-t-il lui associer ? La réponse se présente d’elle-même : si le modèle de cette société est à trouver dans la démocratie coopérative, interactionnelle ou « transactionnelle », telle que définie par John Dewey (1859-1952), l’école dont il s’agit sera celle même que Dewey a entendu promouvoir.

Cette école sera accueillante à tous égards. Elle proscrira toute espèce de violence, qu’elle soit physique ou symbolique. Son but sera d’encourager le « processus vivant », c’est-à-dire, en chaque élève, le renforcement et l’enrichissement continu de l’expérience. Pour cela, elle s’attachera à inspirer à tous, en particulier à travers le travail en groupe, une confiance raisonnable dans leurs capacités intellectuelles et pratiques. Elle combattra, en même temps que les discriminations de toute espèce, les hiérarchies culturelles convenues. L’initiation aux techniques et la connaissance de l’environnement y auront leur place, aussi bien que l’enseignement de la littérature ou celui de l’histoire. Les professeurs n’y seront pas précisément les détenteurs d’une autorité, mais plutôt des guides au service des apprentissages. Cette école ne cantonnera pas les enfants et adolescents dans un cercle étroit d’objectifs et d’intérêts supposés être de leur âge ; toutefois, c’est bien de l’intérêt présent que sa pédagogie partira, et c’est cet intérêt qu’elle cultivera en le dirigeant vers des objets toujours plus larges.

On reconnaît ici le type d’école qu’ont défendu, dès la fin du xixe siècle, les mouvements représentatifs de ce qu’on a appelé « l’éducation nouvelle ». Toutes sortes de méthodes pédagogiques ont été, à ce titre, expérimentées et mises en pratique, et les doctrines « progressistes » ont laissé une empreinte réelle dans plusieurs systèmes éducatifs, notamment en Amérique et en Europe du Nord. Peut-on parler, en conséquence, d’un modèle clair dans ses principes et qui aurait ses preuves dans les faits ?

Le problème est un peu plus compliqué. D’une part, la société ouverte à laquelle on songe ici est active et dynamique au plus haut degré. L’école de cette société doit donc se caractériser par un haut degré d’efficacité, non seulement pour l’éducation à la vie sociale, mais aussi pour la formation intellectuelle. Ce dernier impératif s’accommodera mal d’un pur spontanéisme dans l’action pédagogique ; il impliquera, au contraire, une définition soigneuse des programmes ou curricula. D’autre part, un système éducatif ne peut fonctionner de manière satisfaisante que s’il bénéficie d’un haut degré de confiance et de considération, qui s’adresse à l’ensemble de ses agents et se manifeste aussi bien sur le plan matériel et financier. Ceci implique toutefois un ample consensus, lequel ne peut s’obtenir du jour au lendemain, mais se construit et se confirme dans la durée, en continuité avec les coutumes de la société concernée, et donc en harmonie avec la culture dominante. Sur ces deux plans, l’école d’une société ouverte, quoique tournée, comme la société elle-même, vers l’innovation, doit être à la fois fortement ancrée dans l’histoire et bien établie dans ses idées directrices. À ce titre, elle sera plus facile à réaliser dans une société relativement homogène et attachée à ses traditions que dans une société plus divisée et à divers égards plus instable.

Plus généralement, on ne peut manquer de relever, dans l’application du modèle de Dewey, deux sortes de tensions difficiles à réduire. Premièrement, l’éducation progressiste peut bien retrouver, à titre d’objets, des traditions culturelles de toutes sortes : elle se définit par opposition à une éducation « conservatrice », qui prend pour base les produits culturels du passé. Selon Dewey, il n’est utile de se préoccuper du passé que pour autant qu’il « entre dans le présent  [6] ». Dans tous les domaines où la question se pose, l’éducation nouvelle n’en appelle donc au passé que pour aider à la compréhension du présent. Mais n’est-ce pas là une règle d’application délicate ? Quand et comment s’assurera-t-on que l’on possède du passé et des choses du passé une connaissance suffisante ? Deuxièmement, l’éducation nouvelle prend l’intérêt de l’enfant pour point de départ, sans toutefois se régler en tout et pour tout sur son intérêt exprimé ; elle dirige plutôt cet intérêt lui-même d’une manière qui revient à l’acheminer vers sa vérité – une vérité à laquelle le programme scolaire est censé correspondre. N’y a-t-il pas là pourtant une forme d’ambiguïté ? Ne serait-il pas plus simple et plus clair de partir d’une définition raisonnable de ce qui doit être su et enseigné, et qui peut être dit nécessaire ou intéressant au plus haut degré, pour réfléchir ensuite aux moyens de construire et de maintenir la conscience de cet intérêt ?

L’école d’une société ouverte
ne saurait renoncer à exercer et à faire valoir une normativité spécifique.

Le drame de la pédagogie du xxe siècle est de n’avoir pas su élaborer de réponses solides et limpides à de telles questions. L’opposition entre l’éducation nouvelle et l’éducation traditionnelle est restée massive, là où l’on devrait admettre par exemple qu’entre les méthodes actives et ­l’enseignement «  frontal  », il ne s’agit pas de choisir, mais d’établir de justes proportions. Du même fait, partout où le consensus sur les fonctions de l’école et sur ses pédagogies n’était pas acquis, la réflexion collective sur les normes scolaires est restée paralysée.

Pourtant, l’école d’une société ouverte ne saurait renoncer à exercer et à faire valoir une normativité spécifique. La définition de cette normativité ne relève en propre d’aucune instance ni d’aucun corps : ni des gestionnaires, ni du marché, ni des familles, ni des experts, ni des enseignants eux-mêmes. Cette définition se confond avec celle d’un sens commun en éducation, qui se diversifiera en autant de registres qu’il y a de degrés dans les formations et de savoirs à transmettre ou de dispositions à cultiver. Il restera aussi vain de dénier à ce sens commun sa dimension fortement traditionnelle que de vouloir abolir la transcendance des matières d’enseignement et de culture par rapport aux subjectivités. L’ouverture, en ces matières, ne saurait tenir à une option déflationniste ou relativiste, elle tiendrait plutôt à une réflexion de tous les instants sur toutes sortes de situations singulières. En d’autres termes, elle ne fera qu’un avec le plus haut degré du soin.

 

Écologie

Lucile Schmid

Que change la considération de la nature pour une société et sa vision de l’avenir ? L’objectif de préservation de la planète modifie-t-il le développement humain, la question des inégalités ou l’exercice démocratique ? Les phénomènes naturels déplacent les limites habituelles de l’existence. Ce ne sont plus les frontières des États qui importent, mais celles de la Terre. La valeur de la nature échappe aux calculs économiques, le lien entre enjeux environnementaux et sociaux crée des tensions entre le court et le long terme, et modifie le contenu des questions politiques. Aujourd’hui, cette considération de la nature se développe avec la reconnaissance d’un dérèglement climatique majeur. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) affirment qu’une grande partie des êtres humains, probablement les plus démunis, disparaîtront, si une rupture du modèle économique et social n’a pas lieu dans les prochaines décennies. D’ores et déjà, on prévoit 143 millions de réfugiés climatiques en 2050[7]. Et la dépendance des sociétés par rapport à une nature que l’homme a déréglée s’accentue. La vision catastrophiste qui met en avant, à partir de ces faits scientifiques, la perspective d’un réchauffement à trois ou quatre degrés transformant une partie des terres habitées en fournaise (à moins qu’elles ne soient noyées sous les eaux), enferme les êtres humains dans une boîte où ils manquent d’air, comme si l’humanité allait être soumise à la vengeance d’une Mère Nature que le progrès technique ne pourra plus contenir. À moins de décroître, nous disparaîtrons. L’écologie nous promettrait-elle une société enfermée dans les limites de la Terre qu’elle habite ?

Ce serait pourtant confondre l’alerte et les possibilités qui restent ouvertes à l’humanité. La dégradation de la biodiversité et la montée des périls climatiques signalent, comme celle des inégalités ou la multiplication des conflits régionaux, les menaces nées de la toute-puissance techno­logique et financière, et des dérives des institutions démocratiques vers l’inertie ou l’autoritarisme. Nos sociétés doivent s’ouvrir à de nouvelles interactions entre nature et culture. Car les frustrations s’accumulent malgré l’abondance, les progrès de la science et de la technique (trans­humanisme, robotisation) et la croissance du produit intérieur brut. Un sentiment d’injustice s’installe dans les sociétés développées comme ailleurs, et les citoyens recherchent de plus en plus activement ce qui fait société, l’intérêt général, le bien commun, en dehors du marché. Il s’agit de définir d’autres manières de voir et de faire, de retrouver une liberté qui manque face à l’essoufflement de la croissance, à l’inhumanité du capitalisme, au décalage entre les aspirations intimes et spirituelles et les réalités de la vie.

L’écologie nous promettrait-elle une société enfermée dans les limites de la Terre qu’elle habite ?

Déjà, l’écologie est un moteur d’initiatives citoyennes et de réinventions démocratiques. Qu’elles concernent les façons de se déplacer, d’habiter, de préserver la nature, de produire sans polluer ou en polluant moins (économie circulaire, agro-écologie), ces expérimentations, portées par des individus et des collectifs, dérivent de formes de démocratie participative, intègrent la lutte contre les inégalités sociales et posent la question des communs. C’est autour des liens entre société et nature que des sujets autrefois réservés aux experts et à la puissance publique sont investis par la société civile : l’aménagement du territoire[8], la transition vers d’autres énergies ou l’invention de modèles économiques coopératifs (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne [Amap], covoiturage, lutte contre l’obsolescence programmée par le recyclage). Cette évolution existe en France et ailleurs, aux États-Unis, en Afrique, en Allemagne ou en Chine, où les questions de santé et d’environnement mobilisent massivement les citoyens. Ces transformations de la vie à l’échelle humaine ou locale ont créé des formes inédites d’ouverture au monde et de partage d’expériences. Elles prennent de plus en plus ­d’ampleur et investissent aussi le monde économique et financier (finance de long terme, expansion de la consommation biologique).

Il reste à inventer cette société ouverte. L’écologie politique, longtemps considérée comme une forme de contre-pouvoir, peut-elle inspirer un projet plus large ? L’une des principales questions est celle du passage d’une multiplicité de projets à l’échelle locale à une transformation des catégories de l’action publique nationale et des fonctionnements éco­nomiques dans la mondialisation. Des forces contraires jouent : c’est aussi au niveau des États que se développent des aspirations de fermeture et de protection, et des mouvements d’extrême droite pour résister à des changements du monde jugés hors de contrôle (migrations, dérégulation économique). L’écologie implique également de reconsidérer le rôle de l’État, son ouverture ou sa fermeture, ses outils traditionnels et ses priorités : diplomatie et stratégie d’influence, investissement public et régulation, exercice de la responsabilité politique. Parce qu’elle implique des choix complexes qui engagent l’avenir, l’écologie appelle à une transformation de l’exercice du pouvoir, qui réarticule la démocratie, l’histoire et les sciences. Il s’agit de porter au débat les grands choix de gouvernement traditionnellement réservés à la décision de quelques-uns et de s’assurer qu’ils prennent en considération les faits scientifiques et le long terme. Pour cela, une nouvelle coopération entre l’État et la société est nécessaire.

 

 

Église

Ariadna Lewańska

L’Église se range toujours du côté de la vérité.

L’Église se range toujours du côté des victimes.

Aujourd’hui, l’Église se range du côté des emprisonnés, de ceux à qui on brise la conscience. L’Église se range du côté de la solidarité, du syndicat des ouvriers condamnés comme des criminels.

(Jerzy Popieluszko, le 28 février 1982)

L’Église a-t-elle pour mission est d’assurer la cohésion de ses membres au sein d’une société close ? Ou bien est-elle une communauté invisible d’hommes et de femmes ouverts aux indications du dehors, prêts à prendre sur eux une transformation sociale ? L’Église semble être le symbole de la société close, une organisation statique et hiérarchisée, encline à épouser les frontières d’une nation, poussant parfois aux guerres des religions. Même le Paradis est un jardin limité par l’arbre de la connaissance morale. Admettre alors que le mysticisme chrétien fut un chemin vers l’ouvert, un catalyseur des forces démocratique au xxe siècle, demande explication. La religion dynamique, que propose Henri Bergson comme modèle pour penser la société démocratique invite à réfléchir sur le statut de l’Église et sa capacité à être en même temps un cercle clos et une ouverture, en tant que corps mystique du Christ.

L’ouvert relève de l’inspiration mystique, d’où la religion puise son dynamisme.

La différence entre Bergson et Popper sur les termes à définir est si nette qu’elle autorisait Eric Voegelin à la formuler de façon cinglante : « Si la théorie de la société ouverte de Bergson est philosophiquement et historiquement soutenable (ce que je crois), l’idée de la société ouverte de Popper est une sottise idéologique [9]. » Cette opinion date de 1950, au plus fort du succès du livre de Popper. Ce dernier interprète en effet l’afflux des idéologies totalitaires comme « la haute vague de la Prophétie ». La magie, le tabou et la soumission à l’autorité y balisent la société close, tandis que la rationalité critique, la liberté, l’égalité et l’humanitarisme doivent définir la société ouverte. Bien que Popper envisage une conciliation possible avec un christianisme « bâti » sur l’idée de la responsabilité et de la liberté de conscience, celle-ci ne peut que buter sur la contradiction que présente la tutelle morale de l’Église pour l’attitude de l’homme libre[10]. L’ouvert reste le résultat d’une critique.

Pour Bergson en revanche, l’ouvert relève de l’inspiration mystique, d’où la religion puise son dynamisme : « Qu’un génie mystique surgisse; il entraînera derrière lui une humanité [11] » Plus loin : « La démocratie est d’essence évangélique et elle a pour moteur l’amour. » Mais peut-on envisager un tel génie mystique au xxe siècle qui ne soit pas aujourd’hui un tyran ? Existe-t-il une Église capable de soutenir l’ouverture ? Un exemple peut l’illustrer et nous aider à y répondre. Il s’agit de l’Église en Pologne à l’époque de sa trans­formation entre 1980 et 1989. Nous y rencontrons trois « héros » au sens de Bergson : un martyre, un philosophe et un pape – Popieluszko, Tischner et Wojtyla – qui ont réussi à « embraser les âmes » et à mettre en œuvre une morale nouvelle. L’appel de Jean-Paul II, lancé le 2 juin 1979 à Varsovie, à ce que le Saint-Esprit descende et transforme l’image de « cette Terre », est le début symbolique de la métamorphose d’un peuple désespéré. Entre août 1980 et décembre 1981, Solidarité atteint dix millions de membres. Le pape Wojtyla, doué de talents d’orateur, a traduit en sermons ses recherches universitaires. Elles sont exposées dans Personne et acte [12], où il explique sa conception du dynamisme, de la création de soi, mais surtout les deux sens de la participation à la communauté : l’opposition et la solidarité. L’attitude d’opposition est une attitude critique qui ne met pas en dehors de la communauté, mais sert à la transformer. L’attitude de solidarité est l’acceptation d’agir en même temps selon le devoir personnel et selon le bien commun. Tandis que, chez Wojtyla, on peut voir des correspondances avec Bergson, chez Tischner, on en voit avec Levinas. Tischner définit la solidarité comme l’acceptation de porter le fardeau du prochain et un souci des affligés[13]. Enfin, Popieluszko, le vicaire-martyre, souligne constamment l’empathie de l’Église pour la souffrance et le refus radical de la violence. Grâce à ces trois hommes d’Église, on peut la regarder comme un instrument de diffusion de l’amour de Dieu, où l’amour du prochain est proposé comme le principe de la dynamique sociale. Ici, c’est bien l’Église qui dévoile le sens de la religion dynamique, d’où émane le message mystique. La justice nouvelle y rencontre la réalité de la souffrance et permet la création d’une nouvelle forme politique qui respecterait mieux la dignité humaine.

Selon Bergson, la critique ne suffit pas à ce que la société démocratique avance. Selon Popper, le religieux est responsable de l’immaturité de l’homme. Pour réconcilier ces deux partisans de l’ouvert, envisageons une Église qui, malgré son inertie statique et conservatrice, puisse servir d’instrument de propagation évangélique et de milieu propice où entendre et critiquer le message mystique. L’Église, dans le cadre de la réflexion sur la société ouverte, est alors un espace de médiation entre le dehors invisible et le travail quotidien, afin que chacun reprenne confiance en ses propres actes. Cette confiance est indispensable pour demeurer solidaire et agir librement. Indispensable pour s’opposer à tout régime clos et pour reprendre à nouveau le souffle, l’élan vital.

 

Europe

Céline Spector

L’Union européenne est l’incarnation d’une société ouverte : non autoritaire, fondée sur les droits de l’homme, valorisant les procédures de l’État de droit, elle est à la fois pluraliste et multiculturelle. Régie par des règles de droit abstraites plutôt que par des valeurs substantielles, elle laisse à la liberté individuelle le champ d’ouverture le plus vaste possible. Résultat d’une association entre États démocratiques consentant à sacrifier une part de leur souveraineté pour assurer la paix et la prospérité commune, elle semble avoir enfin atteint l’objectif le plus désirable qu’avait proposé la philosophie des Lumières : une société fondée sur la liberté et l’égalité de droit.

Néanmoins, l’Union est également une société ouverte en un autre sens, plus néolibéral : dépourvue de frontières intérieures (du moins au sein de l’espace Shengen), elle est consubstantiellement liée à la construction d’un marché intérieur et d’une économie sociale de marché, à la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes ; ouverte sur le monde, elle forme, depuis la Ceca (1951), le Traité de Rome (1957) puis l’Acte unique (1986), une zone de libre-échange qui établit des traités de libre-échange avec d’autres nations ou régions.

Or ce double paradigme est remis en cause par la montée en puissance du protectionnisme qui valorise la préférence nationale, la remise au goût du jour du nationalisme qui entend protéger l’identité culturelle, la forte résistance du souverainisme qui prétend préserver la souveraineté réelle des peuples et le poids des Parlements nationaux. La « crise migratoire » ravive chez certains le désir de murs et de remparts. Partout, la clôture semble de nouveau désirable et l’« angoisse identitaire » est donnée comme la cause majeure de la montée, en Europe, des partis europhobes : les « croisés de la société fermée » semblent partout revigorés[14].

Vaste société civile, l’Union européenne semble incapable de former un véritable corps politique.

L’ouverture serait-elle, contre toute attente, devenue insupportable ? La volonté de se sentir protégé contre la mondialisation et l’uniformisation resurgirait-elle comme le désir d’une solidarité élective «  chaude  », contre une impartialité «  froide  » associée aux sphères prééminentes de l’économie et du droit plutôt que de la politique et de la culture ? À l’évidence, ni les interactions économiques ni les procédures juridiques censées assurer la liberté des modernes ne suscitent universellement l’engouement attendu. Les valeurs abstraites qui fondent l’Union (la dignité humaine, les droits des minorités, la non-discrimination, la tolérance, la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes), même lorsqu’elles sont respectées, ne parviennent plus à fédérer en dehors des élites. Vaste société civile, l’Union européenne semble incapable de former un véritable corps politique.

Il est vrai que les obstacles à la formation d’un tel corps sont loin d’être anodins : l’Europe n’a pas de langue commune, et seul l’anglais peut jouer le rôle de lingua franca; l’Europe n’a pas de mœurs communes et connaît une grande diversité culturelle ; l’Union n’a pas de frontières fixes et stables. Non seulement le continent «  eurasiatique  » rend incertaine la frontière orientale (avec la Turquie et la Russie), mais l’Union européenne se présente comme un projet susceptible de s’étendre dans une large mesure, comme en témoignent l’élargissement à l’Est de 2004 et les suivants. Or cette illimitation conduit, selon certains, à une maladie de langueur, réduit l’Europe à un « espace de civilisation » et fait de la nation le seul lieu possible de la vie démocratique[15]. Impossible de le nier : le concept de territoire est absent des textes fondateurs de l’Union, qui mentionnent plutôt l’établissement d’« un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures », ainsi que l’édification d’un marché intérieur « comportant un espace sans frontières intérieures ». Plus encore, l’Europe ­comprend des espaces à géométrie variable : outre le marché unique, l’Union économique et monétaire (ou la «  zone euro  ») et l’espace Schengen. Si prévaut un espace de droits et de valeurs, on comprend mieux que l’article 49 du Traité sur l’Union européenne stipule que « tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article2 et s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l’Union ».

À cette indétermination des frontières se conjugue enfin une ouverture pathologique sur le plan politique : loin de l’espace clos de la souveraineté où le peuple peut élire ses représentants et participer à la vie démocratique, l’Europe de Bruxelles semble privée d’institutions qui lui permettraient authentiquement de « faire corps ». Son système complexe, à la fois intergouvernemental et communautaire, comprend peu d’institutions traditionnellement reconnues comme démocratiques, sinon le Parlement, moins puissant que la Commission et le Conseil. Depuis la crise de 2008, l’importance prise par la gouvernance conjointe de la Banque centrale européenne et de la Commission, associée à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, a de surcroît entraîné une forme de «  dé-démocratisation  » ; elle a accentué le privilège accordé à des institutions «  indépendantes  » et à une prise de décision judiciaire ou technocratique, déprise de la délibération publique. Alors que l’État national reste soumis aux luttes sociales et aux affrontements politiques, le gouvernement des techniciens, des experts et des juges siégeant à Bruxelles ou à Luxembourg se trouve de fait éloigné des arènes démocratiques[16].

Faut-il donc renoncer à l’Europe parce qu’elle n’est pas un corps politique et ne pourra jamais l’être ? Si le corps politique est un corps artificiel et non naturel, il n’y a pas d’obstacle a priori à ce que l’Union puisse « faire corps » sur un mode confédéral, en assumant à la fois l’ouverture et la clôture. Mais plusieurs conditions doivent être remplies, dont la rupture avec l’interprétation néolibérale de l’ouverture, dominante depuis les années 1980. Le Brexit peut y contribuer, tout comme la nouvelle « guerre froide » avec la Russie et les États-Unis, susceptible de fédérer dans ­l’adversité. Contre la vision binaire et manichéenne des europhobes qui opposent à l’atomisme néolibéral l’incorporation sous la forme de la nation ethnique, il faut donc concevoir ce qui peut « faire corps » entre les citoyens européens – la solidarité, nouveau telos de l’Union européenne et nouvelle frontière pour les années à venir.

 

Europe (vue de l’Est)

Povilas Aleksandravičius

Rappelons l’élan d’enthousiasme portant les « révolutions chantantes » qui ont eu lieu dans les pays Baltes entre 1988 et 1991. Hannah Arendt en aurait sans doute parlé comme d’une expérience politique fondamentale, capable de fonder un « vivre-ensemble », après s’être libéré d’un régime totalitaire. Et Simone Weil aurait pu l’évoquer en termes d’énergie spirituelle, laquelle, sortie des tréfonds d’une nation, inaugure une forme authentique de vie politique. La résistance à l’oppression soviétique dans les pays baltes, tout comme la résistance française à l’occupation nazie, était animée par une émotion fondamentale, pour employer un terme bergsonien, qui pouvait constituer un corps social radicalement nouveau et libre. Une certaine ouverture s’y produisit profondément et concrètement, irrésistiblement et tangiblement, d’âme à âme, de citoyen à citoyen, d’un groupe à l’autre, d’une vision du monde à l’autre.

Une fraternité réelle, et non pas idéologique, se manifesta dans l’espace public, face à un ennemi brutal, qui prit, à cette époque, les allures d’une bête agonisante et d’autant plus dangereuse. La nuit du 13 janvier 1991, à Vilnius, une foule de plusieurs milliers de personnes fit face aux chars soviétiques, en essayant de les repousser à mains nues et de défendre ainsi quelques bâtiments officiels dont la prise par l’armée aurait signifié la fin de l’indépendance de la Lituanie, proclamée quelques mois auparavant. La bête attaqua pour la dernière fois, faisant quatorze morts et plusieurs centaines de blessés. Les gens sacrifiaient réellement leurs vies les uns pour les autres, car quelque chose qui les dépassait s’incarnait dans leurs histoires individuelles, avec un énorme pouvoir unificateur. Adolescent à cette époque, je me souviens de ces événements, de l’esprit qui y régnait, du sentiment d’unité et de l’ouverture des uns aux autres, dont l’émotion résiste à ses expressions imaginaires ou notionnelles.

Hélas, cette énergie spirituelle, qui me semblait pouvoir détruire des empires, devint invisible dès 1992, dès que la menace, incarnée par l’Union soviétique, disparut et que la vie reprit son cours. Il apparut alors que la «  vie normale  » n’incitait absolument pas à l’ouverture, mais plutôt à la clôture. Alors que, deux ans auparavant, tous se sentaient unis dans un mouvement qui dépassait de loin leurs égoïsmes individuels, désormais, chacun était pour soi, et chaque communauté – parti politique, église ou un groupe industriel – se mettait sur la défensive, voire prenait l’offensive, face à l’autre. Il est vrai que la tâche, toute pragmatique, de construire un État ou de vivre «  normalement  », voire «  d’entrer dans l’Europe  », imposait des accords mutuels, mais ces procédés de la vie sociale ordinaire n’avaient plus rien à voir avec l’ouverture profonde et spirituelle. Dans le meilleur des cas, il s’agissait d’une «  ouverture de raison  », formelle et superficielle, une sorte de paix non paisible. L’analyse du mode de réflexion dominant dans une telle société, tout ordinaire, révélerait un régime de fracture de la vérité : la vérité que l’on s’approprie à titre individuel («  ma vérité  ») ou collectif («  notre vérité  ») est mise en concurrence avec la vérité d’autrui, jusqu’à trouver normale une élimination pure et simple de cette dernière. Cette tendance à clôturer et à se clôturer, par-delà des conflits publics ou subis dans le for intérieur, nourrit, par sa nature, le désir d’imposer un système de vérité unique à toute la société. Un projet totalitaire habite donc de nouveau de nombreuses âmes, au moins de façon inconsciente. Mais de façon consciente également, puisqu’aujourd’hui on observe une croissance spectaculaire du nombre des mouvances populistes, à droite comme à gauche, se réclamant de quelque pensée unique, seule juste et imposable à tous. Donc, une sorte de retour intentionnel à l’Union soviétique, qui aurait, bien sûr, un contenu idéologique différent.

À l’époque soviétique,
nos rêves d’Europe et de liberté exprimaient la partie la plus profonde de nous-mêmes.

Au cours des trente dernières années, le passage de l’ancienne pulsation profondément spirituelle, mais rapidement éclipsée, à l’actuel mode de penser et de vivre fracturant les rapports humains fondamentaux peut être compris comme le passage de l’ouvert au clos. Il reflète en quelque sorte la dynamique des positions des Lituaniens (et d’autres pays post-soviétiques de l’est européen) vis-à-vis de l’Europe. À l’époque soviétique, l’Europe occidentale, interdite aux voyages, exerçait une véritable fascination. Le premier des rêves qu’elle inspirait était, sans doute, la liberté, sous toutes ses formes et dans tous ses états, depuis la liberté d’expression à celle de poursuivre son bien-être matériel, voire la liberté de mener une vie de bohème.

À l’époque soviétique, nos rêves d’Europe et de liberté exprimaient la partie la plus profonde de nous-mêmes, en dépit de nos raisonnements illusoires. C’est elle qui fut mise en évidence, sur la place publique, dans les années 1988-1991. Quant au raisonnement ordinaire, il s’exprimait, tout au long de la dernière décennie du xxe siècle, par les revendications sociales européennes, telles que les droits de l’homme, la démocratie, la tolérance, la justice… Or, curieusement, plus la société s’intégrait à l’Europe, à son système politique, économique et axiologique (en 2004, la Lituanie et sept autres pays de l’ancien bloc soviétique firent leur entrée dans l’Union européenne), plus se répandait un climat eurosceptique, voire anti-européen. Outre le fait que la société européenne occidentale était mieux connue, avec ses problèmes et ses imperfections, et perdait une partie de son charme, il faut également constater une montée en force de nombreuses idéologies, nourries par l’idée assez vague de dégradation morale de la société occidentale, ainsi que par des théories selon lesquelles l’Union européenne œuvre à la suppression de la souveraineté nationale dans la mondialisation.

Aujourd’hui, les mouvances anti-européennes pullulent en Europe de l’Est et sont de mieux en mieux organisées politiquement. Dans certains pays, elles ont démocratiquement accédé au pouvoir, comme en Pologne et en Hongrie. Ce n’est pas le cas, pour le moment, de la Lituanie. Mais une partie des dirigeants du mouvement national lituanien des années 1988-1991, représentée par le professeur de philosophie Vytautas Radžvilas, veut faire son retour. Et l’ennemi est tout trouvé : l’Union soviétique d’aujourd’hui est… l’Union européenne ! Les discours, à ce sujet, sont sans ambiguïté : la démocratie libérale à l’occidentale ne différerait en rien de la dictature de l’Union soviétique. Farouche soutien de Donald Trump et de Marine Le Pen, le professeur Radžvilas parle de la renaissance des peuples représentée, entre autres, par le Brexit. Seulement, et j’en suis témoin avec des milliers d’autres citoyens lituaniens, il n’y a plus aucune trace, dans ce mouvement, de l’enthousiasme profond que nous avons connu en 1988-1991. Il y a, en revanche, une idéologie, un projet social et global, qui ne tolère aucune dissidence. Il y a une prétention à la vérité absolue, prétention qui était au principe du régime soviétique. Que ceux qui, jadis inspirés par des forces issues des profondeurs humaines, ont détruit l’Union soviétique continuent de lutter contre des empires imaginaires et, chose encore plus surprenante, désirent construire une nouvelle Union soviétique, voilà ce que nous devons comprendre ! Il y a comme une tendance naturelle de la raison vers le clos. Qu’en est-il de la tendance vers l’ouvert ? Et qu’en est-il, alors, du rêve d’Europe ?

Il n’y a qu’une partie de la société lituanienne (mais notre description est valable, à quelques exceptions près, pour l’ensemble des pays européens ­ex-soviétiques) qui aurait versé dans l’idéologie politique anti-­démocratique et anti-européenne. Beaucoup sont partisans de la démocratie libérale, de l’Europe et de l’Union européenne, beaucoup ont fait de la doctrine des droits de l’homme et de la tolérance, voire d’un certain œcuménisme universel et de l’empathie, les bases mêmes de leur vie sociale. Certains, il faut y insister, ont maintenu un lien vivant avec cette énergie spirituelle dont j’ai souligné la pulsation fondamentale, certains la découvrent encore maintenant. La tendance générale que j’ai décrite présente des phases intermédiaires. Il y en a même autant, osons le dire, que de personnes individuelles. Mais puisqu’une telle tendance évolue bien devant nous, ou plutôt en nous-mêmes, il faudrait chercher à en comprendre les raisons profondes et à en étudier les effets en Europe et dans le monde.

 

Exclusion

Paul Dumouchel

On conçoit généralement les sociétés ouvertes comme beaucoup plus inclusives que les sociétés closes. En un sens, cela fait partie de leur définition même comme sociétés ouvertes. Une société ouverte n’est pas organisée autour d’une unique conception de la vie bonne. Au contraire, elle tolère ou encourage la compétition entre plusieurs conceptions différentes, voire exclusives les unes des autres, tant qu’elles acceptent la cohabitation. Les sociétés ouvertes reconnaissent le droit à la dissidence et à la contradiction. Le régime démocratique qui les caractérise institutionnalise l’opposition au pouvoir. C’est dire qu’elles sont par essence plurielles et diverses, et s’enorgueillissent de protéger la différence et de combattre l’exclusion de ceux qui sont «  autres  », que ce soit parce qu’ils veulent aimer autrement, parce qu’ils se découvrent ni parfaitement homme, ni tout à fait femme, ou parce que leur couleur, leur langue, leur religion ou leur culture est différente.

Certes, les sociétés ouvertes ne sont pas parfaites, et les victimes ­d’exclusion sont nombreuses. Néanmoins, elles se veulent et se pensent comme des sociétés où l’inclusion du plus grand nombre et l’acception d’autres toujours plus différents constitue un idéal. L’exclusion constitue pour elles un problème politique majeur. Pour plusieurs, toujours pousser plus loin l’ouverture et intégrer ceux qui sont encore exclus demeure un objectif politique majeur. De plus, ceux qui s’opposent à ces politiques, paradoxalement, le font souvent au nom même de la lutte contre ­l’exclusion. Leur but, disent-ils, est d’exclure ceux qui excluent, de ne pas tolérer les intolérants qui menacent de détruire la société ouverte et libre. Plus généralement, la question est de savoir quel degré d’homogénéité est nécessaire afin qu’une société puisse survivre et fonctionner. Y a-t-il un point où elle devient si ouverte, si acceptante qu’elle éclate et s’écroule sous le poids de différences irréconciliables ?

Cette problématique de l’inclusion et de l’exclusion est au cœur des sociétés ouvertes, de la façon dont elles se représentent elles-mêmes et s’opposent aux sociétés closes. On la retrouve à tous les niveaux : politique, social et économique. On adopte des mesures pour permettre aux handicapés d’accéder aux lieux publics, des politiques éducatives pour aider les enfants qui ont des besoins spéciaux ; on interdit toute forme de discrimination fondée sur la race, la langue, le genre, l’orientation sexuelle, l’âge, la religion ou l’origine ethnique. En somme, les sociétés ouvertes conçoivent l’exclusion comme un échec, et ne sont ouvertes que dans la mesure où elles la conçoivent ainsi. Elles définissent l’ouvert contre l’exclusion.

Il existe, cependant, une autre forme d’exclusion qui n’est ni décriée, ni condamnée de la même manière et qui structure de l’intérieur les sociétés ouvertes. Elle procède de cela même qui rend possible le refus de l’exclusion qui les caractérise. Lutter contre cette forme d’exclusion n’exige pas d’ajouter une ou plusieurs autres catégories de défavorisés à la liste de ceux qu’il convient d’intégrer à l’ordre social ou d’accepter comme citoyens à part entière, car elle touche indifféremment ceux qui sont intégrés et ceux qui ne le sont pas. Cette forme d’exclusion n’a pas pour cible des catégories ; elle s’abat sur des individus. Ce n’est pas parce qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie qu’ils sont exclus ; au contraire, c’est l’exclusion dont ils sont victimes qui les enferme dans une catégorie sociale particulière. Devenir pauvre, itinérant sans domicile fixe, isolé solitaire ou migrant sont des options ouvertes à tous, le plus souvent indépendamment de leur volonté – «  ouvertes à tous  », au sens où elles n’exigent aucune identité préalable, qu’elle soit élue ou héritée.

Dans tous ces cas, le mécanisme ressemble par certains côtés à celui par lequel on devenait esclave durant l’antiquité : la malchance y joue un rôle fondamental. Il suffit que le bateau sur lequel voyage un riche Athénien fasse une mauvaise rencontre pour que celui-ci, s’appellerait-il Platon, soit vendu comme esclave. Aucune identité catégoriale préalable n’est nécessaire pour devenir esclave. On peut être Thrace, Grec, initié aux mystères orphiques, médecin ou philosophe : peu importe, y suffisent quelques pirates. Par la suite, certaines caractéristiques-types – comme l’incapacité à se gouverner soi-même – seront appliquées à tous les membres de la catégorie par quelque philosophe bienveillant. Il en va de même pour les formes contemporaines d’exclusion individuelle. Peu importe que vous soyez cadre, travailleur manuel, musulman, athée, diplômé ou illettré. Sans être égalitaire, puisque certaines catégories y sont plus exposées que d’autres, cette exclusion n’exige aucune discrimination préalable.

Les sociétés ouvertes ont abandonné les liens traditionnels de solidarité qui imposaient à chacun des devoirs d’aide précis envers des autres identifiables. Ces liens fermaient aussi les sociétés, car ils étaient l’envers d’un geste d’exclusion. Ils isolaient les groupes les uns des autres, divisaient le monde entre amis et ennemis, entre ceux à qui l’on doit quelque chose et ceux à qui l’on ne doit rien. Idéalement, ils déterminaient clairement qui doit quoi à qui. Leur abandon a ouvert nos sociétés. Il leur a permis d’inclure ceux qu’ils excluaient, les étrangers, les autres différents. Mais il a aussi transformé ce qui était auparavant une obligation parfaite, au sens kantien, en une obligation imparfaite. Dans un monde régit par les liens traditionnels de solidarité, chacun sait à qui s’adresse le devoir d’aide et ce qu’il requiert. Une fois ces liens rompus, nul ne sait si l’obligation s’adresse à lui ou à quelque autre, et ce qu’elle exige. Est-ce à moi de vous aider ?

Les sociétés ouvertes ont abandonné les liens traditionnels de solidarité qui imposaient
à chacun des devoirs d’aide.

Il existe donc deux formes d’exclusion dans les sociétés ouvertes. Une première consiste à rejeter l’autre différent parce qu’il appartient à une catégorie particulière – parce que juif, homosexuel, musulman, nord-africain, on le juge autre inassimilable. Une seconde ne vise a priori aucune catégorie sociale particulière. Plutôt qu’un rejet actif, elle s’accomplit par indifférence et désintérêt en détournant le regard du besoin de l’autre. Cette indifférence au malheur de l’autre n’est pas premièrement psychologique, mais sociale, le fait que son sort ne nous concerne pas est institué dans les sociétés ouvertes par l’abandon des obligations traditionnelles. Cette exclusion silencieuse et invisible de ceux envers qui nul n’a d’obligation particulière peut aussi cependant se trouver renforcée par le rejet de l’autre différent, comme on le voit aujourd’hui dans le cas des migrants.

 

Frontières

Astrid von Busekist

« Le libéralisme est un monde de murs, et chaque mur crée une nouvelle liberté », écrit Michael Walzer, en ajoutant aussitôt : « Les libéraux tracent des lignes en les appelant murs, comme s’ils avaient la consistance de briques ou de pierres, mais ce ne sont que des lignes, unidimensionnelles, doctrinales, inconsistantes [17]. » M. Walzer a raison. Les murs, séparations ou frontières, que ce soit dans la doctrine ou dans les espaces géographiques, qu’ils soient sociaux ou mentaux, ne sont jamais que des lignes. Pourtant, ces lignes ont une fonction, dans la mesure où elles ordonnent durablement notre vie commune. Même les sociétés les plus ouvertes multiplient les frontières : entre la gauche et la droite, le sacré et le profane, l’intérieur et l’extérieur. Même les esprits les plus ouverts ont besoin de distinguer, de séparer et de classer pour penser.

Toutefois, réduire les frontières à des séparations n’est pas satisfaisant. Si certaines frontières sont visibles et épaisses, d’autres sont plus discrètes, fines ou invisibles. Les frontières ne s’opposent, en principe, ni à l’ouverture ni au pluralisme ni même à la liberté : elles séparent, mais elles protègent (elles distinguent des territoires souverains, mais elles protègent les individus par les droits que confère la citoyenneté) ; elles rassemblent, mais elles peuvent être transgressées ou traversées (elles lient les communautés par un territoire, une culture, une identité ou des intérêts communs, mais les individus ne sont pas obligés seulement par leur communauté) ; elles sont enfin dynamiques et réversibles (les frontières se négocient et se redessinent, les fronts se déplacent).

La question des frontières est à la fois philosophique et politique. Ainsi convient-il de considérer, d’une part, le statut épistémique de la frontière – distinguer est une activité cognitive universelle – et, d’autre part, le tracé des frontières et ses effets sociaux – dessiner des frontières a des effets politiques, juridiques et sociaux. Comment apprécier les frontières ? Elles existent ; faut-il les justifier en vertu de leur phénoménalité ? Elles ont toujours existé ; faut-il les justifier en vertu de leur longévité ? La dépendance aux faits conduit à un raisonnement circulaire, il faut donc penser la frontière comme le résultat d’activités sociales, comme un processus continu, et non comme une borne qui préexiste et façonne nos interactions. Les frontières sont des espaces indéterminés, des seuils, des zones mouvantes au gré de notre appréciation de ce qui doit être séparé ou, au contraire, noué. La frontière est par conséquent une relation, un lieu proprement politique où l’on figure une norme sociale ou juridique. Trois modes de figuration sont possibles : l’exclusion, la transition, la négociation.

On connaît bien les modalités de l’exclusion, elle va de l’exclusion physique aux postes frontières à la stigmatisation sociale en passant par l’assignation identitaire, des politiques migratoires au racisme ordinaire. Dans ce précipité entre insiders et outsiders, à la fois social et symbolique, la frontière fonctionne comme une barrière protectrice entre un dedans abritant des valeurs à défendre et un dehors constitué de corps étrangers qui doivent être tenus à distance. Ici, la frontière se trouve au cœur du politique, en son centre même, elle ordonne les relations entre « eux » et « nous ».

Si elles ne sont pas fixées a priori, les frontières sont indéterminées et se négocient.

Mais si les frontières ne sont qu’une activité de l’esprit, des lignes dynamiques et reconfigurées au fil du temps et des lieux, elles ne mesurent pas la séparation, mais établissent une grammaire de l’espace et des temporalités fluides, des passages et des cycles générationnels. Songez aux rites sociaux qui nous font passer d’un état à un autre, mais aussi d’un espace à un autre, comme dans le village Bororo étudié par Claude Lévi-Strauss[18]. L’étranger qui a franchi la Méditerranée ou un poste-frontière doit surmonter d’autres obstacles, le visiteur d’une communauté traditionnelle doit se soumettre à une succession de rites de purification, l’étranger enfin doit apprendre les codes de la société hôte qui, à chaque étape, le rapprochent d’une connaissance plus intime de son nouvel environnement.

Si elles ne sont pas fixées a priori, les frontières sont indéterminées et se négocient. Leur justification et leur légitimité, en politique, dépendent alors de procédures. Un certain nombre de démocrates ou de libéraux diront que les frontières ne sont jamais justifiées, car un peuple ne peut déterminer ses frontières de manière démocratique. Pour deux raisons : d’abord, parce que la congruence entre unités culturelles et politiques est contingente dans les États-nations, exclure en vertu d’une communauté de culture ou de valeurs partagées est par conséquent illégitime ; ensuite, parce que le consentement qui lie une société à un pacte de souveraineté hypothétique et immémorial ne justifie pas la frontière d’aujourd’hui. Il y a une logique à cela : fait partie de la communauté celui qui est à la fois l’auteur et le destinataire des lois ; est citoyen celui qui fait les lois, y consent, en est affecté et s’y soumet. Or les lois (celles qui empêchent le migrant de franchir nos frontières, par exemple) ne s’appliquent pas seulement aux citoyens réguliers qui ont contribué à les produire : leur contrainte s’exerce bien au-delà de ce premier cercle.

Voilà le paradoxe de la frontière : il est impossible de la justifier par l’antécédence, car ni la régression vers un consentement initial (dans l’hypothèse contractualiste), ni l’affirmation d’une ethnie primordiale (dans l’hypothèse culturaliste ou nationaliste) ne permettent de justifier démocratiquement un bornage de l’espace ici et maintenant. Pour être juste, un régime démocratique doit permettre à tous de voter la loi. Pour être légitime, il doit autoriser tous ceux qui sont contraints par la loi à en être également les auteurs.

Reste que la négation de la légitimité des frontières ex ante ne rend justice ni à leur phénoménalité évoquée plus haut, ni à la négociation pourtant nécessaire de leur tracé. Une politique raisonnable et juste des frontières politiques doit d’abord être opposable, elle doit ensuite tenir compte de l’autogouvernement des unités politiques, elle doit enfin être sensible au droit d’aller et venir des individus.

 

Guerre et paix

Frédéric Gros

L’opposition du clos et de l’ouvert ne doit pas seulement s’entendre comme celle du fermé (au sens de l’immobile, de l’hermétique) et de l’expansif (au sens du généreux, du dynamique). Elle peut se comprendre aussi comme celle du limité (la limite comme forme, principe de distinction) et de l’illimité (entraînant les continuités confuses et troubles des «  zones grises  »). Cette grille de lecture peut permettre de comprendre la transformation du régime des grandes violences contemporaines.

Les attentats terroristes de ces dernières années, par l’horreur sporadique produite et par la demande de sécurité engendrée, brouillent en effet la dualité traditionnelle de la guerre et de la paix. En se replaçant dans le cadre des théories souverainistes classiques (Bodin, Hobbes, Schmitt), on peut considérer que la fonction première de la guerre, depuis la fondation de l’État moderne, a été de «  contenir  » la violence, au double sens de «  rassembler  », «  concentrer  », mais aussi de «  faire barrage  », «  empêcher  ». La guerre classique, opposant entre elles des puissances «  extérieures  », est demeurée longtemps un opérateur de «  concentration  » de la violence. La «  bataille  » conventionnelle, en mettant aux prises deux armées régulières, représentantes d’une autorité politique, à un moment donné et sur un espace déterminé, offrait en effet un condensé redoutable de violence létale à laquelle elle donnait en même temps une forme culturelle déterminée. En outre, la guerre par batailles permettait d’articuler deux sens de la paix : d’une part, la tranquillité intérieure qui était le produit à la fois du refoulement de la guerre primitive de tous contre tous (l’État imposant une sécurité publique au moyen de sa police) et de son extériorisation sur les pourtours (guerres de frontières entre les États) ; d’autre part, la paix comme état juridique garanti par des traités ou des alliances, signifiant l’absence de conflit déclaré avec telle ou telle puissance extérieure. Du reste, la guerre comme « conflit armé, public et juste [19] » se réfléchissait elle-même comme état juridique, avec ses règles, ses contraintes, ses interdits (distinction entre combattant et non-combattant, soldat armé et désarmé, protection des populations civiles, respect des trêves et des personnels diplomatiques) qui rendaient possible la préparation d’une paix prochaine à l’intérieur du conflit armé, et surtout l’institution de partages décisifs : l’intérieur et l’extérieur (séparation des fonctions de la police et de l’armée) ; le criminel et l’ennemi comme deux figures irréductibles de l’hostilité ; le partage enfin du vainqueur et du vaincu comme résultat de la bataille, avec les effets de droit qui en découlent (principe de la guerre juste des deux côtés chez Vattel[20]).

La guerre diffuse obéit aujourd’hui à des principes inédits d’illimitation.

Comme de grands analystes le répètent depuis plusieurs décennies, nous sommes assez largement sortis de ce régime de guerres dites « extérieures » ou « majeures [21] ». Les raisons de cette «  sortie  » sont multiples : augmentation des capacités de destruction conduisant les guerres à devenir «  totales  » et condamnant donc les belligérants à un suicide mutuel ; apparition du feu nucléaire privilégiant les stratégies de dissuasion ; développement des institutions internationales créant les conditions d’un forum des grandes puissances. Pour caractériser la «  sortie  » de ce régime et ­l’apparition de nouvelles violences collectives, on recourt ordinairement à la catégorie, aménagée, de la «  guerre civile  » («  mondiale  », «  globale  »,  etc.). Elle est pourtant peu adaptée : elle suppose trop un clivage des populations (communautaire, religieux, idéologique,  etc.) sur un même territoire et ne laisse pas assez apparaître la nouveauté radicale des états de violence contemporains. On parlera plutôt de «  guerre diffuse  ». La guerre diffuse obéit aujourd’hui à des principes inédits (principes d’illimitation), irréductibles aux guerres nationales classiques structurées par des limitations (temporelles, spatiales, juridiques,  etc.). Elle fait valoir d’abord un principe de dispersion : l’acte terroriste frappe n’importe où, n’importe quand, n’importe qui, de telle sorte que la violence se dissémine dans des intensités ponctuelles et aléatoires. Le second principe est celui de l’indétermination temporelle : la guerre diffuse nous plonge dans une zone grise dans laquelle nous ne sommes ni en guerre ni en paix, mais où plane une menace perpétuelle. Soit la lutte anti-terroriste : elle ne peut connaître la scansion d’une «  victoire décisive  » conduisant à la signature d’un traité de paix. C’en est même au point où, précisément, l’absence de nouveaux attentats va signifier qu’ils ont été déjoués et, partant, se réfléchit comme moment de l’intensité maximale des processus de sécurisation. Le troisième principe est celui de continuité : la guerre diffuse établit une perméabilité structurelle entre le soldat et le civil, le criminel et l’ennemi, l’intérieur et l’extérieur. Les attentats ont lieu au cœur des villes, les grandes violences ayant déserté les anciennes frontières. Ils sont combattus par des logiques policières qui reposent sur la surveillance des populations, le renseignement, les interrogatoires. On retrouverait facilement d’ailleurs, dans cette lutte, les stratégies mises en place au moment des guerres de décolonisation, de « contre-insurrection [22] ». Enfin, le dernier principe est un principe de contagion : la violence indistincte de l’acte terroriste ouvre la tentation d’une riposte sans limites et « décomplexée », d’un « état d’urgence » perpétuellement reconduit, qui remet en cause des libertés publiques au nom de la sécurité. Parallèlement aux actes terroristes coordonnés par des groupes fanatiques et radicalisés, les grandes puissances ne s’interdisent pas l’emploi de la violence armée contre des États tiers. Il ne prend cependant plus la forme d’une guerre conduite par une nation contre une autre, mais d’une « intervention au nom de l’humanité », décidée par un club restreint de puissances sûres de leur droit, reformulant, au nom de la nouvelle « responsabilité de protéger », les vieux idéaux théologiques de la « guerre juste », et désignant des « États voyous » qu’il s’agit de punir pour leur comportement irresponsable et criminel envers leurs propres populations[23]. La guerre avait été définie pendant des siècles comme le règlement de différends par la force entre des autorités souveraines qui n’acceptaient aucune juridiction supérieure. L’«  intervention  » et les «  opérations de maintien de la paix  » se pensent comme des opérations justes de sécurisation du monde ou de régions du monde.

Le général Le Borgne écrivit, à la fin des années 1980, un livre intitulé La guerre est morte [24]. À l’époque déjà, ce constat ne signifiait pas l’avènement d’une paix mondiale. De fait, c’est plutôt à une reconfiguration des grandes violences que nous avons assisté, à un brouillage des anciens repères qui obligent la pensée politique à construire de nouveaux concepts, tels que ceux de «  guerre diffuse  » ou d’«  intervention  », où se redistribuent les sens de l’ouvert et du clos.

 

Hospitalité

Yves Cusset

L’hospitalité est devenue une valeur consensuelle. Au fond, quelque chose d’aussi moralement inattaquable, et donc peut-être d’aussi creux, que la Paix ou le Bien. Si l’éthique est hospitalité, comme disait Levinas, alors on ne peut s’y opposer qu’en s’expulsant par là-même de la sphère de l’éthique. Personne – ou presque – ne peut sérieusement se revendiquer comme inhospitalier. L’hostilité ouverte, dans le sens par exemple d’une xénophobie clairement assumée, n’est le fait que d’une minorité de radicaux, sinon de fanatiques. Le discours dominant de l’extrême droite et de la droite anti-migrants doit passer par des stratégies nouvelles, du fait qu’il est contraint de s’adosser aussi au socle des valeurs morales qui font l’incontournable coloration éthique des démocraties modernes. Nous connaissons ses nouveaux arguments : le premier d’entre eux est la mise en avant du risque terroriste ou plus généralement du prosélytisme islamiste (ce qui permet désormais à la défense de la laïcité de servir avantageusement de cran d’arrêt à l’hospitalité), mais il est suivi par un arsenal de motifs hétéroclites, allant de la nécessité de s’occuper d’abord de ceux qui appartiennent déjà à la communauté des citoyens à la difficulté d’intégrer des populations qui arriveraient en masse et dont la culture d’origine prédisposerait peu à une adaptation aux mœurs des Français, sinon aux valeurs de la République. L’hospitalité, que personne n’attaque, devient ainsi une coquille vide et finit par se réduire à une sensibilité de façade au malheur d’autrui qui n’a aucunement besoin de se traduire par des actes. Tout le problème est que l’adhésion à la valeur morale de l’hospitalité, au sens de cette sollicitude pour la détresse des exilés qui s’exprime dans la grande majorité des médias, n’implique nullement un choix politique en faveur de l’accueil des migrants.

L’adhésion à la valeur morale
de l’hospitalité n’implique nullement un choix politique en faveur de l’accueil des migrants.

En effet, ce consensus illustre surtout le fossé qui sépare le concept moral de valeur de celui, plus juridique et politique, de principe. Une valeur est l’objet d’une croyance morale, elle n’a besoin pour exister que de l’adhésion subjective, elle est de l’ordre de l’intériorité morale, parfois bousculée ou interpellée par la venue d’autrui en sa vulnérabilité même. L’adhésion à une valeur a un caractère de radicalité, elle ne connaît pas la nuance : on est pour ou contre, c’est tout ou rien, on est ouvert ou fermé. Un principe, lui, fonde la possibilité d’une action, et il ne vaut que par l’action à laquelle il sert de fondement : la mise en œuvre du principe d’hospitalité ne suppose pas qu’on soit ouvert et animé de la disposition morale idoine ; elle implique un engagement en faveur de l’ouverture, non pas d’être ouvert à l’autre, mais de s’ouvrir, de faire l’apprentissage d’une ouverture à la venue d’autrui à laquelle nous sommes rarement prédisposés. Une valeur ne fait pas et ne fera jamais une politique. Celle-ci suppose des principes et la construction, sur leur base, d’une action progressive et continue, qui prenne en compte la variabilité des contextes, sans transiger pour autant sur ce qui la fonde, à savoir son principe. Le principe d’hospitalité n’a tout simplement de valeur que s’il fonde une politique d’accueil : la construction des conditions qui permettent la venue et l’inclusion de ceux qui cherchent, non pas tant un abri qu’un sol stable sous leurs pieds pour tenter de mener une vie normale, l’édification d’un monde commun, selon la définition limpide de Levinas : « Accueillir, c’est rendre le monde commun [25].  » Et cela ne saurait se réduire au choix d’ouvrir plus ou moins les frontières, comme si l’accueil se jouait tout entier sur les bords extérieurs d’une communauté politique – alors qu’il ne fait qu’y commencer –, mais implique la mise en place progressive de modalités nouvelles de la vie commune, visant à favoriser, à travers toutes les formes de la socialisation, le desserrement du lien et le décloisonnement de l’appartenance.

Une politique qui vise à rendre le monde commun, cela a un nom : le cosmopolitisme. Je n’entends donc pas, par ce nom un peu ronflant et désuet, l’utopie d’un gouvernement mondial ou même d’une citoyenneté post-nationale, mais l’effort déjà mené par beaucoup, à travers une multiplicité d’actions micro-politiques, pour défaire les frontières intérieures qui continuent de séparer des mondes. Le cosmopolitisme n’est rien d’autre que l’horizon normatif du principe d’hospitalité, selon l’idée qu’il y a de commun, non pas ce qui nous relie et fait par avance de nous des semblables, mais ce qui n’appartient à personne et ce qu’il est littéralement impossible de s’approprier, res nullius. Son postulat a la limpidité de ce beau principe juridique issu du Moyen Âge : quid est in territorio est de territorio. Voilà qui éloigne le principe d’hospitalité de toute forme de sollicitude, d’ouverture à autrui ou de sensibilité pour sa détresse, et le recentre sur l’affirmation (cosmo)politique de l’universel partage possible du monde. Et ce qu’on appelle « vivre ensemble » n’a aucun sens sans la lutte effective et continuée contre la séparation des mondes sociaux.

Le paradoxe est qu’aujourd’hui, non seulement l’adhésion à la valeur de l’hospitalité n’implique aucunement un tel effort politique pour rendre le monde commun, mais aussi que l’application du droit d’asile lui-même se retourne contre le principe d’hospitalité, à travers une politique de tri, repoussée toujours plus en amont, de ceux qui seraient légitimes à le demander. La politique d’asile conduit à mettre en avant la figure du « vrai réfugié », selon les mots mêmes de notre président : « Il faut accueillir les vrais réfugiés, et reconduire les autres. » En insistant ainsi sur la notion de réfugié véritable, on en souligne insidieusement la rareté et on invite à développer les outils policiers de discrimination entre les vrais et les faux. Sous prétexte d’asile, la politique dite d’accueil devient de plus en plus une traque aux faux réfugiés. La Convention de Genève finit par se mettre au service d’une suspicion généralisée, ainsi que d’une sélection parfois inhumaine, et conduit de plus en plus au fantasme du «  réfugié chimiquement pur  » et au rejet de tous les autres, classés dans la masse des «  migrants économiques  » avec l’idée sous-jacente qu’ils n’ont pour seule idée et espoir en émigrant que d’améliorer leur confort matériel. Le droit d’asile, de principe de protection de tous ceux qui n’ont nulle part où aller, est devenu insidieusement un outil au service de la protection de l’immunité du corps politique contre tout ce qui est censé le menacer, à commencer par l’afflux des migrants dits économiques – en somme, le contraire de ce qui rend le monde commun.

 

Internet

Emmanuel Alloa

La chose semblait entendue. Parmi les items à ranger – au choix – dans la rubrique des morales fermées ou bien dans la rubrique des morales ouvertes, Internet était clairement pressenti pour la seconde. Dans l’espace de deux décennies, Internet s’est en effet établi comme un puissant agrégateur d’idées, démocratisant l’accès aux savoirs et facilitant la participation citoyenne. Avec sa structure décentrée, se moquant allègrement des frontières, difficile d’y imposer ce que Bergson qualifie de « morale close », qui ne vaudrait que pour un groupe précis à ­l’exclusion des autres. Ses pionniers l’ont conçu comme un outil de toutes les libérations et de toutes les expérimentations ouvertes, permettant des reconfigurations par affinités électives plus que par appartenance, et des assemblages transversaux, pour des résultats souvent éphémères, mais parfois aussi étonnamment durables, comme l’encyclopédie collaborative Wikipedia. Avec Internet, tout lecteur est devenu – au moins potentiellement – un producteur. Fini la morale d’obligation, vive la morale d’aspiration ! Après la «  netiquette  », réglementation établie lors des premiers balbutiements d’Internet et assez vite oubliée, l’heure est à l’auto­régulation. En tant qu’espace de toutes les mobilisations, Internet remplace la loi par l’appel à la spontanéité. Tout cela laisserait donc à penser que la cause soit entendue, et qu’on puisse situer Internet du côté de la morale ouverte, d’autant plus que les réseaux ont eux aussi leurs héros et leurs saints : dans le panthéon numérique figurent tous les activistes et les lanceurs d’alerte, les Snowden, Assange, Greenwald, et autres Christopher Wylie, pour nommer le dernier en date, intervenu dans le cadre du scandale Cambridge Analytica de Facebook.

Pourtant – et ce dernier scandale en témoigne –, la chose est loin d’être aussi simple. L’injonction à partager sur les réseaux sociaux n’est pas suivie par les acteurs commerciaux : la disposition des utilisateurs à confier gratuitement leurs données personnelles à des plateformes numériques n’a d’équivalent que l’opacité dont celles-ci entourent l’usage qu’elles feront des données récoltées. Tous les efforts de contrition de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain n’y feront rien : Facebook est pris au piège de l’un des paradoxes de la transparence. L’entreprise doit expliquer comment opèrent ses algorithmes, comment fonctionnent son référencement, le profilage automatique des utilisateurs et son ciblage publicitaire, afin de tirer au clair comment d’autres acteurs – tels que Cambridge Analytica – ont pu profiter de ces données pour les revendre à des tiers et éventuellement influencer par là le résultat du Brexit ou des élections présidentielles américaines. Mais en se prêtant à ce jeu et en dévoilant certains éléments de son code source, voire des éléments des données récoltées, Facebook se rend encore plus vulnérable – et c’est en cela que réside le paradoxe de la transparence – aux tentatives de manipulation de toute sorte. Voilà pourquoi, quand des «  hacktivistes  » exigent aujourd’hui que les législations des pays occidentaux imposent que les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) soient contraints à révéler leur code source, il s’agit là d’une fausse bonne idée. La publication des lignes de code ne résoudrait pas foncièrement le problème, et se bornerait à le déplacer : nul besoin d’invoquer les ingérences de pays comme la Russie ou la Chine, il suffit d’analyser l’importance que revêt désormais l’optimisation des moteurs de recherche, qui permet à tout acteur de figurer en bonne place dans la liste des résultats. Dans cette bataille implacable, des entreprises spécialisées sont désormais chargées de mettre en œuvre par tous les moyens ce lobbying numérique, et il y a fort à parier qu’au vu des enjeux économiques, des critères comme la pertinence ou la vérité n’ont pas leur place. Certes, on peut forcer les plateformes à devenir open source, ce qui permettrait en partie de briser les positions de quasi-monopole, mais les fournisseurs concurrents qui s’en saisiraient ne se mettraient pas pour autant au service du bien commun. Le gain en termes de transparence ne ferait alors que corréler avec une vision encore plus économique et fonctionnalisée de l’information.

Ce qui vaut pour les moteurs de recherche vaut pour l’ensemble des réseaux numériques. L’obligation, dans une économie de l’attention généralisée, à fournir des offres chevillées aux corps des usagers génère de nombreux biais cognitifs. Ainsi, Facebook offrira des informations différenciées à chacun de ses membres, en privilégiant les notifications des sources et des personnes avec lesquelles l’usager interagit le plus souvent. L’espace public n’est plus qu’un décor d’opérette, et ­l’ouverture promise par les réseaux que l’on qualifie – bien curieusement – de « sociaux », correspond bien souvent à l’enfermement dans sa propre chambre à réverbération. De plus, on assiste au phénomène appelé la «  spirale de silence  », où les voix minoritaires s’éteindront d’elles-mêmes, pour finir par ne plus être audibles du tout.

L’ouverture promise par les réseaux correspond bien souvent à l’enfermement dans sa propre chambre à réverbération.

Contrairement à ce qu’on continue d’affirmer, l’âge de la censure n’a pas été remplacé par un âge de l’ouverture. On s’est certes débarrassé de la police des mœurs, mais de nouvelles formes de censure ont fait leur entrée. Les instances de filtrage ne dépendent plus de l’État, puisqu’elles sont la résultante d’une grille algorithmique qui n’admet plus que les informations désirées par l’utilisateur. À la différence de l’arcanum imperii de l’Ancien Régime, c’est désormais le sujet lui-même qui tombe sous l’impératif de la divulgation : les médias sociaux sont, avant toute chose, des espaces de subjectivation dans lesquels les individus sont enjoints de se rendre transparents. Dans l’espèce, les démocraties participatives ressemblent de plus en plus à une culture de l’introspection narcissique, où l’individu oscille inlassablement entre l’autocélébration et l’injonction à se confesser.

Aux mécanismes de prohibition de l’Ancien Régime se substituent des mécanismes de sélection plus immanents, impliquant notamment une normalisation des conduites : d’une censure disciplinaire, on est passés à l’autocontrôle. Voilà pourquoi il faudra désormais confronter l’appel bergsonien à une morale ouverte, formulé dans l’après-coup de la Première Guerre mondiale et observant les signes avant-coureurs de la Seconde, aux développements ultérieurs de l’histoire : l’idéologie libertaire de la Silicon Valley. Les clôtures ne sont plus les mêmes dans les sociétés post-disciplinaires. D’une lutte pour la liberté d’expression, on passe au mot d’ordre de l’expression en continu – façonnant ainsi peu à peu ce portrait en miroir de nous-mêmes auquel nous devrons ensuite nous conformer. Quand Emmanuel Macron considère qu’il faut « changer le logiciel politique de la France », il faut espérer que celui-ci ne vienne pas de Californie.

 

Liberté d’expression

Vincent Delecroix

Quel indice plus notable d’une société ouverte qu’une liberté ­d’expression garantie ? Quelle condition plus vitale pour la constitution de cette raison publique qui doit en être la trame ? Elle se tient au lieu par lequel on identifie presque inconsciemment l’idée de société ouverte aux règles et à la réalité historique de la démocratie libérale moderne. À telle enseigne qu’elle figure comme une partie intégrante de notre concept de liberté : pour les Anciens, la liberté, toujours d’essence politique, n’a strictement rien à voir avec une telle réalité et celle-ci constitue à l’inverse, comme marque absolue du triomphe de l’individu autonome, le socle de la « liberté des Modernes » – c’est ce qui fait sans doute du Spinoza du Traité théologico-­politique, plus encore que de Hobbes, de Locke ou de Bayle, le père de tous les Modernes. Lequel ne regardait pourtant pas toujours d’un œil bienveillant le régime de l’opinion que cette liberté favorise ou dont elle est le soutien : développer et garantir la liberté d’expression, il est banal de le remarquer, c’est à coup sûr favoriser la prolifération de la crétinerie et de la haine, qu’aucune loi ne peut tout à fait départir de leurs effets pratiques (sociaux, politiques) en prétendant les confiner simplement dans l’espace plus ou moins fermé de la conversation du café du commerce. Du reste, ce modèle libéral tend à faire de la liberté d’expression le but social au service duquel la structure politique trouverait sa justification : c’est en elle, en effet, que se concentrent les caractéristiques de l’individualisme moderne comme vecteur essentiel de l’affirmation du moi.

En tout état de cause, son affirmation renvoie la politique à ses fonctions strictement régulatrices ou coercitives, ce qui est bien conforme à la compréhension libérale du politique, lequel est donc au service de la société, dont il favorise ainsi « l’ouverture ». Car la liberté d’expression en soi, comme fait, n’est pas quelque chose de politique : elle est la simple capacité ou le simple pouvoir de fait, pour autant qu’on en ait l’envie, d’exprimer ses opinions et ses croyances. Et sa régulation politique témoigne plus clairement encore de la définition libérale, c’est-à-dire négative, de la liberté moderne : cette liberté n’est limitée que par le tort qu’elle peut causer aux autres (à charge pour l’autorité politique de déterminer ce tort et jusqu’où il peut s’étendre, et rien n’est moins facile). La chose nous est tellement naturelle que les seules questions que nous nous posons généralement sont celle, de jure, de savoir jusqu’où elle peut s’étendre et celle, de facto, de la suppression des obstacles qui l’entravent encore ou des structures de domination qui la biaisent. Bien sûr, le repérage de ces biais, qui est l’objet d’une théorie critique de la société, est une tâche essentielle, mais la manière dont sa forme semble définir pour nous, sous une lumière purement libérale, le concept général de liberté n’est pas interrogé.

L’espace communicationnel purement libéral ne produit par lui-même aucun effet de raison.

Que la liberté d’expression ne doive pas être seulement assurée et garantie sur le fondement du droit des personnes, mais comme une nécessité de la raison, on le doit à Kant, sans doute, qui a pu fournir par là les linéaments premiers d’une raison « communicationnelle ». L’expression publique des opinions, des convictions, des croyances n’est pas une dimension secondaire de la vie de l’esprit : on ne pense pas bien tout seul, dans la liberté abstraite d’une pensée confinée à l’espace privé hermétiquement clos – on ne pense pas du tout, en réalité –, la pensée rationnelle n’étant jamais que l’échange intersubjectif des raisons. Et Kant s’emploie à soutenir – avec la nuance indispensable qu’introduit la distinction entre usage privé et usage public de la raison – que la liberté de penser n’est rien sans celle de l’expression de la pensée[26]. Il faut donc à cette fin retravailler cette distinction fondatrice de la modernité entre espace public contraint et espace privé libre. Cela se fera finalement au profit d’une hégémonie progressive du social, véritable terrain de l’expression des convictions individuelles, sur le politique.

Mais qu’une telle nécessité, en favorisant toujours plus le bruit de l’opinion, se retourne contre la raison, c’était également prévisible. Que le déchaînement du régime de l’opinion ne favorise pas nécessairement à terme l’ouverture de la société elle-même, c’est aussi ce qu’on a pu soupçonner et, à dire vrai, ce que l’on voit se manifester toujours plus aujourd’hui. Le développement des discours nationalistes et xénophobes mais aussi la prolifération des croyances absurdes et des contre-vérités sur les réseaux communicationnels ne représentent pas seulement des inconvénients incompressibles qui seraient le prix à payer pour la liberté d’expression. Et ces phénomènes ne témoignent pas non plus seulement de l’impuissance du politique à réguler de facto une prolifération anomique des opinions favorisée par le développement technologique. C’est plus profondément qu’il faut convenir que l’espace communicationnel purement libéral ne produit par lui-même aucun effet de raison. Et l’on peut douter que le modèle de la conversation ouverte et indéfinie que cette compréhension libérale de la liberté d’expression vise comme sa fin produise mécaniquement ce qui est attendu de lui : une société ouverte et solidaire. S’il y a effectivement plus de difficulté à voir s’imposer par une contrainte violente et visible une parole ouvertement dogmatique, la rapidité avec laquelle l’opinion «  publique  » s’agglomère, se coalise et s’uniformise dans une pensée infra-rationnelle, qui fait bon ménage avec le jeu vain des petites différences des goûts personnels toujours plus publicisés, n’est pas faite pour rassurer. La constatation de ce genre de logique fournit certes en général un bon motif, quasi platonicien (en raison de la toxicité prétendue du régime de la doxa), à certains esprits peu versés dans la démocratie pour engager un procès contre la liberté d’expression. Il est vrai que la solution dominante qui continue de s’appuyer sur la division libérale du privé et du public – en gros, vous pouvez penser ce que vous voulez, du moment que ce que vous exprimez publiquement ne porte pas tort à votre voisin – n’a pas beaucoup plus d’intérêt, ni d’un point de vue pragmatique – le développement techno­logique publicise toujours plus et transgresse systématiquement cette division fondatrice – ni d’un point de vue conceptuel, comme si l’espace privé était un espace anomique et l’espace public un espace seulement parcouru par des restrictions de la liberté d’expression. Dans aucun cas, on ne favorisera la société ouverte, tout simplement parce que la liberté d’expression ne peut en elle-même être considérée comme la condition d’une telle société : autrement dit, elle ne peut en constituer le but ou la fin.

 

Mondialisation

Jean Vioulac

Le terme de « mondialisation » s’est imposé pour désigner un processus historique de décloisonnement des communautés humaines qui les a libérées des étroitesses locales pour les ouvrir à un monde commun : moment historique qui recèle ainsi la promesse d’un dépassement des particularismes, par lequel l’homme pourrait espérer une réalisation de soi universelle et non plus bornée.

Loin d’être fondé sur une ouverture simultanée des communautés humaines les unes aux autres, ce processus fut pourtant engagé par une aire culturelle très précise, l’Europe occidentale. La mondialisation fut d’abord colonisation, et celle-ci fut extermination de peuples : ni les Aztèques ni les Incas ne se sont ouverts au monde, ils ont été rayés de la surface de la Terre par Cortés, Pizarro et leurs sbires, de même pour tant de peuples en Inde, en Afrique, en Océanie ; aujourd’hui encore, des centaines de peuples dits « primitifs » sont en voie d’extinction. La mondialisation est ainsi indissociable de l’impérialisme européen : or celui-ci ne fut pas politique (même si les classes dirigeantes occidentales en ont tiré grand profit) ni religieux (même si les Églises se sont aussitôt engouffrées dans la brèche), il fut d’abord et avant tout économique. Non seulement la conquête de l’Amérique fut motivée par le fétichisme de l’or et la possibilité de piller des ressources en exploitant la main-d’œuvre autochtone, mais les coûteuses expéditions des explorateurs ne furent possibles que par un système bancaire européen suffisamment élaboré pour les financer, sur la base des sociétés par actions et du crédit, et ce dans l’attente de bénéfices à court terme : c’est la Verenigde Oost-­Indische Compagnie qui a conquis l’Indonésie, la Compagnie du ­Mississippi qui a colonisé la Louisiane, la British East India Company qui s’est taillé un empire en Inde, ce sont la Royal African Company et la Compagnie du Sénégal qui ont organisé le commerce triangulaire et déporté ainsi des populations entières, réduites en esclavage.

La mondialisation est en réalité destruction du monde.

Il y a donc au fondement du processus de mondialisation l’avènement d’un régime économique qui ne pouvait plus se satisfaire d’un espace local, mais exigeait d’emblée le monde entier. Si l’économie européenne a dû surmonter les limites que lui imposait son aire géographique d’origine, c’est qu’elle a cessé d’être finalisée par la production de biens concrets destinés à satisfaire les besoins limités de ses peuples, pour se donner comme finalité l’accroissement illimité d’une richesse abstraite. Ce régime économique caractérisé par la production d’une quantité toujours plus grande de valeur, c’est-à-dire par la production de plus-value, c’est le capitalisme : il y a capitalisme à partir du moment où la quantité de valeur est principe et fin de la production, et où tout le reste n’est plus que moyen de son propre accroissement. Le mode de production capitaliste implique en cela la réduction universelle des richesses du monde au rang de matière première exploitable, ce qui explique le processus de déforestation et de désertification, de stérilisation des terres et d’extinction des espèces, de pollution de l’air et des eaux : la mondialisation est en réalité destruction du monde.

Mais la production de valeur est indissociable de sa circulation : le capital exige que l’idéalité pure de la valeur ne se matérialise et ne s’immobilise jamais, même pas dans la monnaie qui n’est est elle-même qu’un de ses supports passagers. La mondialisation n’est autre que l’avènement du marché mondial, c’est-à-dire d’un espace de circulation : c’est pourquoi le gigantesque dispositif industriel mis en place à partir du xviiie siècle s’est doublé d’un tentaculaire réseau de transports, destiné à accélérer la circulation des hommes et des marchandises. Ce dispositif d’accélération a alors eu pour effet de réduire au minimum les distances spatiales, de contracter ainsi les territoires, il a eu surtout pour effet de substituer à un espace défini par ses lieux d’habitation un espace défini par ses voies de circulation : non plus ville ni village, mais zone urbaine indifférenciée. La mondialisation est en cela zonage et délocalisation : bien loin d’ouvrir chaque lieu particulier à la totalité des autres lieux, elle est dissolution de tout lieu dans l’espace non local du marché mondial.

Le rapport à cet espace implique alors des différences socio-­économiques. L’homme d’affaires et le migrant, le jet-setter et le touriste sont tous délocalisés, ils ne participent pas pour autant à un monde commun, ils circulent dans des espaces géo-sociologiques étanches et cloisonnés. Par ailleurs, des milliards d’hommes et de femmes sont rejetés sur les bas-côtés des voies de circulation et en périphérie du marché mondial, c’est-à-dire dans l’universelle banlieue, assignés ainsi à résidence dans ces lieux qui n’en sont plus.

En toute rigueur des termes, la mondialisation est donc ­démondanéïsation, c’est-à-dire qu’elle fait voler en éclats l’horizon spatio-temporel en lequel se situaient historiquement les communautés humaines, et ce parce que ce n’est plus la communauté des hommes qui aménage son environnement et lui impose son empreinte, mais l’abstraction pure devenue hégémonique. L’empire planétaire de cette entité numérique est depuis une vingtaine d’années devenu manifeste avec l’avènement du cyber­espace : la mondialisation est cyber-spatialisation, c’est-à-dire virtualisation, numérisation et déréalisation du monde.

Le monde commun est donc aujourd’hui spéculatif, spectral et spectaculaire : l’arrachement de chacun aux limites bornées de ses particularismes locaux est lui-même purement virtuel, la communauté des individus libérés de leur assignation communautaire n’existe que sous sa forme aliénée, et demeure ainsi à l’état de promesse. La mondialisation capitaliste ne devrait donc être qu’un moment transitoire surmonté par une révolution elle-même mondiale. Quant à savoir si et comment une telle révolution est possible, c’est une tout autre histoire.

 

Open society

Anne-Lorraine Bujon

Quand George Soros crée la première fondation Open society en 1979, il le fait explicitement comme un hommage à la pensée politique de Karl Popper, dont il a suivi les enseignements à la London School of Economics après la guerre. Alors devenu américain, mais d’origine hongroise, et juif, George Soros a échappé enfant aux persécutions nazies, puis à l’oppression communiste, avant de passer à l’Ouest en 1947. Pour lui comme pour le philosophe autrichien, les ennemis de la société ouverte ne sont pas des abstractions : ils ont le visage des deux totalitarismes, dont l’expérience vécue informera son parcours personnel et professionnel, tout comme sa philosophie de l’action philanthropique.

Le capitalisme américain réussit de façon spectaculaire à George Soros : en avance sur son temps, il devient immensément riche en créant l’un des premiers fonds d’investissement spéculatifs à New York et décide très tôt de consacrer une partie de cette fortune à la promotion de la démocratie. Dans cette décennie qui précède l’effondrement du communisme, les premières initiatives d’Open society s’appuient sur la société civile pour encourager la transition. Ainsi, avant même ses actions de soutien aux dissidents du bloc communiste, Open society distribue des bourses aux étudiants noirs d’Afrique du Sud, alors que le régime d’apartheid vacille. Il s’agit avant tout de contribuer à une dynamique politique : réparer des injustices, aider des sociétés fermées à s’ouvrir.

Par la suite, Open society multiplie les terrains et les modes d’intervention, mais au cœur de ses missions se trouve toujours cette philosophie de la « réfutabilité » que George Soros tient de Popper : aucune idéologie ne détient de vérité unique et intangible, tout peut être contesté, réinterprété, remis en cause. Cette vision foncièrement expansive conduit Open society à s’intéresser en particulier aux institutions, – la démocratie étant définie d’abord comme un régime qui permet d’exiger du pouvoir qu’il rende des comptes, et de changer de gouvernants sans violence – ; à la liberté d’expression, en soutenant notamment des universités et des médias vus comme les initiateurs et les garants de l’esprit critique, et à la défense des droits fondamentaux, notamment pour tous les groupes marginalisés, réunis sous le terme de «  minorités  ».

L’ouverture, c’est aussi la prise de risque. Dans le monde d’Open society, les institutions de la démocratie libérale sont étroitement liées aux structures de l’économie de marché. En 1992, c’est en pariant sur un effondrement de la livre sterling et en contribuant ainsi à le précipiter que George Soros gagne un milliard de dollars en vingt-quatre heures. Point ­d’angélisme dans sa vision du monde donc, mais bien plutôt la conviction qu’il suffit parfois de peu de chose pour déstabiliser un système et le faire basculer, pour le meilleur ou pour le pire.

L’un des paradoxes de cette pensée de l’indétermination démocratique – George Soros écrira en 2006 un livre intitulé l’Âge de la faillibilité – est qu’elle contribue pourtant dans toute la période qui suit la chute du Mur à promouvoir un modèle unique, comme s’il n’existait pas, selon les mots désormais célèbres de Margaret Thatcher, d’alternative. Les réformes promues en Russie et dans son voisinage sont notamment pensées sur le mode du libéralisme anglo-américain, sans tenir compte de la culture et des mœurs, qui évoluent à un autre rythme – les campagnes anti-corruption, par exemple, ne donnent que peu ou pas de résultats, tant la transparence qu’elles prescrivent reste procédurale.

Open society contribue
à une politique des identités
dont nous mesurons aujourd’hui la progression – et les dangers.

Dans des pays comme la France, la défense des «  minorités  » peut contribuer à en durcir les contours, sur une base lexicale et socio­logique contestable. Lorsque Open society initiative décide, dans les années 2010, de venir en aide à un groupe décrit comme les Français «  musulmans  », quelle est la validité de cette catégorie fermée sur elle-même, par opposition, par exemple, à celle des Français d’origine étrangère, des Maghrébins, ou des habitants des banlieues difficiles ? Fusse pour combattre l’injustice et la discrimination, cet activisme philanthropique contribue alors à la consolidation d’une politique des identités dont nous mesurons aujourd’hui la progression – et les dangers. On prêche ­l’ouverture, mais il manque le lien ; on défend les droits fondamentaux, mais il manque la solidarité.

Open society est aujourd’hui un immense réseau de fondations, doté d’une trentaine de bureaux et actif dans une centaine de pays. Mais lorsque ses défenseurs ont pensé que la société ouverte avait besoin d’appuis, ont-ils imaginé qu’elle serait un jour désignée elle-même comme l’ennemi ? Dans les pays d’Europe centrale, et en particulier en Hongrie, George Soros fait l’objet depuis trois ans d’une propagande intense et nauséabonde : dépeint sous les traits du « cosmopolite sans racines », il est accusé d’aider les migrants à « envahir » l’Europe. Après avoir tenté de fermer la Central European University soutenue par Open society depuis les années 1990, Viktor Orban a été jusqu’à organiser, en octobre 2018, une consultation nationale pour demander aux Hongrois s’ils acceptaient le «  plan Soros pour les migrants  », dont George Soros et Open society ont dû démentir officiellement l’existence.

En Hongrie, comme en Russie ou en Turquie, de nouveaux régimes autoritaires, désignent désormais les organisations non gouvernementales comme des agents de l’ennemi. À la société des circulations et des mobilités, ils opposent désormais celle des valeurs conservatrices, puisées dans un passé en partie mythifié : valeurs nationales, culturelles, religieuses. Si l’action d’Open society se trouve prise à contre-pied, on ne peut l’imputer à une absence de lucidité sur notre époque : dès le 11 septembre 2001, la fondation avait considérablement infléchi son discours pour se concentrer sur les risques que la « guerre contre la terreur » de l’administration Bush faisait peser sur la démocratie. Après la crise de 2008, ses priorités ont été à nouveau réorientées vers la lutte contre les inégalités et les déséquilibres environnementaux. Depuis l’élection de Donald Trump, George Soros a déclaré plus d’une fois qu’il considérait ce dernier comme l’une des menaces principales pour la paix dans le monde.

Pour Open Society, l’heure est à la remise en cause. Les pays où la fondation a le plus investi – la Russie, la Hongrie – sont ceux où la dérive illibérale est aujourd’hui la plus marquée. Formés à l’idée que les menaces sur la liberté venaient principalement des États, George Soros et ses organisations n’ont peut-être pas vu que l’économie mondialisée produirait ses propres pathologies, et que la demande de fermeture viendrait des sociétés sommées de s’y adapter. Infatigable défenseur de l’esprit critique, élève de Popper jusqu’au bout, George Soros ne pouvait sans doute pas concevoir que c’est toute une rationalité qu’il nous faut aujourd’hui défendre. Open Society était armé pour lutter contre la censure, mais pas contre la post-vérité.

 

Religion

Olivier Roy

Une société ouverte est, par définition, une société qui reconnaît la liberté religieuse comme liberté de croire et de pratiquer. Mais en même temps, une société ouverte fait de la sécularisation la condition de son ouverture : la séparation de la religion et de l’État est nécessaire car la religion est toujours soupçonnée de vouloir refermer la société en imposant une vérité transcendante qui se situe au-delà du contrat social, et qui n’est ni négociable ni même objet de libre débat. Le principe de la liberté religieuse permet néanmoins au religieux de revenir dans l’espace public, mais comme un choix individuel encadré par la loi.

La société ouverte doit donc d’abord définir et limiter l’espace de la religion. Le paradoxe est que cette société se crée sur un acte de fermeture. Les modalités de cette limitation sont variables et complexes. La séparation peut être définie en termes juridiques et constitutionnels (France, États-Unis), ou peut être une simple conséquence de la sécularisation de la société (en Grande-Bretagne, la Reine peut être cheffe de l’Église sans que cela ait la moindre incidence sur les normes et valeurs que la législation met en œuvre) ; elle peut aussi résulter de l’auto-­sécularisation de la religion elle-même (cas des Églises luthériennes qui, en Scandinavie, ont renoncé à leur propre transcendance en acceptant, par exemple, de célébrer les mariages religieux homosexuels, non du fait de leur choix, mais pour s’aligner sur la loi votée par le Parlement).

La société ouverte ignore délibérément la transcendance.

Cette limitation de l’espace religieux est compensée par l’affirmation de la liberté religieuse. Mais celle-ci rencontre des limites. D’une part, en faisant de la liberté religieuse un droit parmi d’autres, la société ouverte ignore délibérément la transcendance, c’est-à-dire l’ouverture sur le «  haut  » que revendique la religion. Dans ses textes fondateurs, la société ouverte «  aplatit  » la spécificité religieuse : la liberté de croire est une liberté parmi d’autres, l’appartenance religieuse, une identité parmi d’autres (comme le dit la Déclaration universelle des droits de l’homme, « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion », « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion »). Ainsi, en justifiant l’interdiction de l’abattage rituel à l’automne 2017, la ministre danoise de la Justice peut affirmer que « le droit des animaux l’emporte sur la liberté religieuse ». En ­Allemagne, la Cour d’appel de Francfort interdit en 2013 la circoncision, car elle va à l’encontre de deux autres droits : l’intégrité physique de l’enfant et sa propre liberté religieuse, car on lui impose une appartenance religieuse indélébile qu’il ne pourra ensuite annuler. C’est ici rejeter à la fois la transmission et le caractère collectif de la communauté de foi. C’est refuser de reconnaître l’autonomie d’un espace religieux collectif, en le ramenant à la sphère privée individuelle.

L’ouverture et la fermeture se font dans un espace «  horizontal  » et centrifuge : le centre fixe la norme et donne à la marge une liberté à sens unique, car la religion ne peut et ne doit rien donner à la société sinon l’engagement individuel au nom de la charité. C’est pourquoi les seuls religieux populaires dans la société séculière sont les saints qui réparent les maux sociaux : l’abbé Pierre ou Sœur Emmanuelle. Mais le théologien ou le prêcheur n’y ont pas leur place : le prosélytisme est perçu comme l’ennemi de la société ouverte. La seule référence religieuse admise dans une expression collective est ce qui reste sous forme d’identité, c’est-à-dire une trace culturelle et non une foi ou une pratique. En Europe, on défend l’église contre la mosquée, à condition que la première soit vide. Car la société ouverte ne peut, sans se contredire, fonder ses valeurs sur la transcendance. La théologie politique qui voit dans l’État la sécularisation de la volonté divine ne peut déboucher sur une société ouverte. Ériger la laïcité en système de valeurs ou en idéologie d’État est à la fois vain, car elle ne peut que chasser le religieux sans l’intégrer en tant que tel, et dérisoire, car l’incroyance touche aussi les « valeurs républicaines ».

Si la société ouverte fait bien œuvre d’aplatissement, comment le religieux peut-il se positionner ? Le « retour du religieux » est une illusion d’optique : dans toutes les sociétés démocratiques, la pratique est en baisse (mais aussi dans des sociétés supposées «  religieuses  », comme l’Iran). Ce qui est nouveau, c’est la visibilité d’un religieux qui ne partage plus le système de valeurs dominant de nos sociétés sécularisées : de la contraception (l’encyclique Humanae vitae en 1968) à la Manif pour tous, le conflit entre les communautés de foi et la culture dominante porte bien sur les valeurs : c’est une «  guerre de culture  ». Mais les formes les plus visibles de cette protestation religieuse (évangélisme, salafisme, intégrisme catholique) s’inscrivent paradoxalement dans l’espace horizontal de la société ouverte. Le revivalisme religieux veut reconquérir cet espace à travers la loi (interdiction de l’avortement, du mariage homosexuel, de la gestation pour autrui, sans parler de ces prêtres polonais qui tendent leurs rosaires pour fermer la frontière). La société ouverte veut quant à elle dissoudre le religieux en invoquant les conflits de droits (interdiction de la circoncision, de l’abattage rituel) et de l’autonomie «  spatiale  » (interdiction en Australie, depuis janvier 2018, du secret de la confession). Les deux se confrontent «  à plat  » pour occuper le même espace.

Le noyau dur des croyants milite non pour affirmer une transcendance qu’eux seuls éprouvent, mais pour imposer ce qui, dans le fond, n’est qu’une sécularisation de la norme religieuse. Ils se battent pour interdire le mariage civil homosexuel, alors qu’ils pensent que le mariage civil n’est pas un vrai mariage. Les «  fondamentalistes  » œuvrent à leur insu à la sécularisation de leur propre religion. Ils ferment l’horizon, sans ouvrir sur le ciel.

 

Universel

Élie During

La prétention à l’universel a longtemps suscité la suspicion. « D’où parlez-vous? » : cette formule quelque peu inquisitrice peut faire sourire aujourd’hui, elle conserve toute son efficacité sous des tours moins abrupts et plus indirects (par exemple : « Qui êtes-vous pour parler à la place des »). En forçant les prétendants à situer leur discours, on entend se prémunir de l’illusion qui consiste à faire passer pour des catégories ou des lois naturelles de simples déterminations sociales et historiques, mais aussi à considérer comme allant de soi une position qui s’arroge généreusement le droit de parler pour les autres. Une telle suspicion de principe a quelque chose de paradoxal, du moins lorsqu’elle prétend s’exercer au bénéfice de l’universel. Pour le distinguer de ses contrefaçons, on se dit qu’il faut commencer par purifier l’universel, c’est-à-dire le maintenir maximalement ouvert en déliant toutes les attaches qui le compromettraient avec des biais ou des intérêts particuliers (ceux d’une classe, par exemple). Mais cette relativisation des revendications d’universalité risque de se prolonger indéfiniment, au point de jeter le doute sur le concept même d’universel. C’est l’aporie de la pensée critique, qui est au fond un purisme.

On peut toujours tenter de préciser ce diagnostic en distinguant différentes trajectoires de purification. Un historien des idées montrerait de quelle manière s’est transformé le thème de l’« universalisme abstrait », d’abord opposé par Hegel à la morale de Kant, puis par Marx aux abstractions de la pensée spéculative, par Sartre à l’humanisme de la « philosophie bourgeoise »,  etc. La grille d’analyse peut évoluer en fonction des contextes, elle admet de multiples variantes (post-coloniale, post-genre, post-­humaine,  etc.), mais l’opération reste fondamentalement la même.

Un logicien expliquerait, quant à lui, de quelle manière on est passé d’un universel extensif à un universel intensif, d’un universel du «  tous  » (collectif) à un universel du «  chacun  » (distributif) et, à la rigueur, du «  n’importe qui  ». Ce dernier pas trouve son illustration exemplaire dans le motif sartrien de l’« universel singulier » qui enjoint chaque homme d’inventer pour son compte et, par conséquent, pour tous les hommes, un universel humain qui ne peut s’autoriser d’aucune essence humaine, d’aucun concept du genre «  homme  » et donc d’aucune classe d’individus répondant au concept. On se souvient de la formule sur laquelle se concluaient les Mots: « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » L’« impossible Salut » définit une forme d’athéisme bien particulier, dont la signification est ontologique avant d’être religieuse ou morale : c’est le principe selon lequel l’universel doit se définir au-delà de toute catégorie, quelle qu’elle soit.

Le métaphysicien nous expliquerait ici que cette puissance de déliaison de l’universel, qui le détache de toute configuration locale et même de toute découpe préalable au sein de l’être, est curieusement préfigurée par une vénérable tradition néoplatonicienne pour laquelle l’Un prime sur l’Être. L’universel bien compris, illimité, constitue des totalités inouïes, qui ne lui préexistent en aucun sens : ni comme ensemble, ni comme concept. Ou pour mieux dire : cet universel ne vise plus du tout à totaliser, il est même en un sens un opérateur de dé-totalisation, une machine de guerre lancée contre les « universels faciles » (l’expression est de Jean-Claude Milner), une objection à toutes les formes d’unanimisme.

Peut-on penser un universel radicalement disjoint de la figure imaginaire du Tout ?

L’affaire n’est pourtant pas si simple, comme le montre à nouveau Jean-Claude Milner, puisqu’en pratique l’universel illimité apparaît comme indiscernable de l’illimitation d’un prédicat donné : le prédicat « homme », par exemple, qui permet de passer de l’humanité au « tout homme » (mais du « tous » au « chacun » ou au « n’importe qui », ce sont bien toujours des hommes) ; ou encore, le prédicat « sujet » (porteur de droits universellement dévolus… aux sujets !). Mais qu’en est-il des animaux, ou de l’Océan ? Du modèle de la Cité grecque à celui de l’Empire, et de l’Empire à l’Église ou à la démocratie universelle, on procède par élargissements successifs à partir d’un noyau sémantique renfermant une puissance d’appel. En conséquence, l’universel s’ouvre de manière illimitée, mais jamais au point de s’émanciper complètement de la catégorie de totalité. Celle-ci demeure à l’horizon sous la forme d’un rassemblement ou d’un recueil sans reste, sous condition d’une assignation première à une catégorie. Or la fonction d’une catégorie est de partager, donc ­d’exclure. La totalité admet nécessairement un reste, un excédent ; l’universel totalisant laisse toujours quelque chose au dehors. C’est pourquoi le mot même d’«  universel  » a quelque chose d’inquiétant : sa revendication reviendrait à nier la possibilité d’un «  nous  » irréductiblement équivoque et pluriel.

Tout est donc à reprendre : il faut purifier à nouveau. À moins de renverser la perspective, pour faire droit à un autre problème. En effet, peut-on penser un universel radicalement disjoint de la figure imaginaire du Tout ? Cette question même demeure ouverte. La métaphysique est à cet égard un lieu de batailles incessantes, et non un discours absolu qui prétendrait dire ce qu’il en est de l’être en vérité. Par exemple, un métaphysicien qui ne se laisse pas impressionner par les grandes manœuvres de la pensée critique pourra faire remarquer que le Tout n’est pas nécessairement synonyme de totalité comme catégorie abstraite. Si nous disons «  le Tout  », c’est bien qu’il n’y en a qu’un ; peut-être même est-ce un particulier : ce Tout-ci, le monde où l’on est.

Le logicien se récriera : « Vous êtes en train de confondre “universel” et “univers”! » L’historien des idées renchérira : «  Totum, totalitas, universum, ce n’est pas la même chose. » Certes, mais l’équivoque est peut-être le prix à payer pour penser à nouveaux frais une unité de coexistence qui paraît de toute manière inséparable des prétentions locales à l’universel : nous n’aurions jamais l’idée de parler pour tous ou pour chacun, si nous ne pouvions nous appuyer sur le pressentiment d’une telle unité – une unité qui soit une connexion réelle et non une relation universelle, de nature purement logique, s’appliquant uniformément à tout ce qui est. Cette connexion universelle ne préjuge en rien de la nature des liaisons, elle est a priori compatible avec une multiplicité de modes de totalisation. L’essentiel est de tâcher de la penser en mode réaliste ou, du moins, sur un mode moins idéaliste que celui qui s’en remet à de grands invariants de la raison humaine (qu’on s’y réfère en termes de droits universels, de propriétés formelles de l’agir ou de l’interlocution, de réciprocité des perspectives,  etc.).

La bonne question à cet égard serait la suivante : comment occupe-t-on une perspective universelle, qui ait égard, non pas à tous, non pas à tout, mais au Tout ? À quoi ressemblerait un universel cosmologique ouvert sur le Tout ? Il ne faut pas s’empresser de désamorcer la question en invoquant la figure (sartrienne, à nouveau) de la « totalité ouverte ». La totalité peut bien être ouverte, elle ne dispense pas de s’interroger sur les modes de totalisation qui donnent figure au Tout. Les figures de l’univers popularisées par la littérature de vulgarisation scientifique, sur le mode du matérialisme militant (nature aveugle, « gène égoïste ») ou de la perplexité poétique (espaces sidéraux, « patience dans l’azur »), ne sauraient remplacer, telles quelles, les anciennes figures cosmopolitiques, pas plus qu’elles n’annulent ou ne rendent caduques les questions métaphysiques que recouvrent les figures archaïques du nexus rerum ou du sensorium dei. De fait, si nous ne nous les posons pas explicitement, ces questions se rappellent à nous, comme le montre aujourd’hui Bruno Latour au sujet de l’Anthropocène. « Gaïa » est le type même d’une totalité paradoxale : à la fois subie et construite, locale (au regard du vaste univers) et globale (puisqu’elle ferme, de fait, l’horizon du commun). L’idée même de « plurivers », reprise à William James, ne doit pas tromper : elle est une manière de formuler le problème, non de l’éliminer.

 

Université

Alain Renaut

Le premier et plus visible critère qui fait qu’un établissement ­d’enseignement supérieur est universitaire, ce n’est pas du tout sa qualité, moindre ou plus certaine, ni même ses finalités, mais c’est en premier lieu l’absence de sélection de ses étudiants à l’entrée, que ce soit par concours ou par examen d’un dossier. Nos universités sont régies à cet égard par un principe d’ouverture, exceptionnel dans le monde, à tout élève issu de l’enseignement secondaire, dès lors (à quelques exceptions près) qu’il est titulaire du baccalauréat. Le point de clivage le plus clair entre le secteur universitaire et les autres secteurs de l’enseignement supérieur tient ainsi à la façon dont, dans les seconds secteurs, l’accès n’est pas « ouvert » (aux simples détenteurs du baccalauréat), mais passe, y compris pour les instituts universitaires de technologie (Iut) et même pour les classes de brevêt de technicien supérieur (Bts), par le choix que l’institution fait elle-même de ses étudiants. Les universités sont ainsi, en France, les seuls établissements d’enseignement supérieur qui, par la loi (celle qui a été votée durant l’été 2007 n’échappe pas sur ce point à une règle ancienne), n’ont pas la possibilité de recruter leurs étudiants comme ils l’entendent, selon des principes et des procédures correspondant à l’image que l’établissement se fait de ses formations et des compétences que ces formations requièrent. Faut-il défendre ou, au contraire, incriminer une telle disposition ?

De fait, nos universités ne parviennent à assurer une insertion professionnelle des étudiants, ou en tout cas d’une partie d’entre eux, que si ces derniers consentent, après un temps d’étude et, le cas échéant, de chômage (ou de difficultés) plus ou moins long, à renoncer à leurs ambitions initiales ou aux espoirs que leur avait donnés l’entrée dans l’enseignement supérieur. Cette perspective vaudrait même pour ceux qui réussissent leurs études en quittant l’Université avec un master (après cinq ans), voire avec un doctorat (après une dizaine d’années de formation au total) : écartés au fond dès l’abord (pour la plupart d’entre eux) des trajectoires les plus souhaitées, ils n’ont fait que caresser ­l’illusion de pouvoir déployer de telles trajectoires et sont conduits, pour s’insérer dans l’univers professionnel, à revoir leurs ambitions à la baisse. Non pas, en tout cas pour tous, parce qu’ils auraient échoué dans leur parcours universitaire (même si l’échec trouve ici, lui aussi, sa forme de rationalité, comme réducteur d’ambitions), mais parce que, tout en ayant réussi, ils n’auraient jamais été placés sur la bonne orbite. Soit qu’ils aient tenté de s’y placer et s’en soient vu refuser l’accès par les conditions de la sélection intellectuelle et financière. Soit qu’ils n’aient pas même fait cette tentative, parce qu’ils ignoraient qu’elle était à ce point décisive, ou parce qu’ils croyaient aux promesses faites par une université ouverte aussi généreusement aux ambitions de tous, ou encore parce que les qualités dont ils faisaient preuve ne se sont révélées qu’au cours de leurs études académiques, à un moment où le changement d’orbite n’était plus qu’exceptionnellement possible. Dans tous ces cas, il se pourrait que l’Université fonctionne aujourd’hui en France comme un puissant réducteur d’ambitions, comme un dispositif permettant ou facilitant l’acceptation, sinon de l’exclusion, du moins de ce qu’a, en fait, de beaucoup plus restreint qu’il n’y paraît la mobilité sociale permise par une société se proclamant aussi ouverte que ses universités. Il serait à vrai dire concevable que là réside précisément la véritable fonction de l’appareil universitaire dans sa configuration spécifiquement française : faire accepter la faible mobilité sociale à toute une partie d’une tranche d’âge qui, dans une société démocratique, croit spontanément à l’égalité des chances et croit que l’égalité des chances exclut l’exclusion, à égalité de talents et d’efforts, comme nous le lui promettons et comme ­l’ouverture des universités paraît en incarner la promesse. Une promesse faite au plus grand nombre, à tous les bacheliers, alors que seul un petit nombre, un tout petit nombre, accèdera effectivement aux trajectoires de la réussite professionnelle et sociale. Auquel cas, dans notre système d’enseignement supérieur, l’existence et la persistance des universités, telles qu’elles sont conçues et pratiquées, ne s’expliqueraient que par le choix sans cesse reconduit de réduire ce décalage en douceur, ou le moins rudement possible, par l’entretien d’un système qui, à l’écart de celui qui place sur l’orbite de la réussite socio-professionnelle, ménage l’apparence d’une autre réussite – mais d’une réussite relative, à la baisse, requérant une réduction des ambitions.

L’Université fonctionne aujourd’hui en France comme un puissant réducteur d’ambitions.

Dans le cas français et pour ce qui est, plus précisément, des universités, ce dilemme a longtemps été résolu dans les termes qu’avait conçus Louis Liard, l’un des principaux inspirateurs et acteurs de la refondation de l’institution académique par la iiie République. La France avait alors choisi de mettre en œuvre cette formule : « Donner à tous les clartés scientifiques sans lesquelles la profession choisie par chacun d’eux serait obscure et empirique, et en même temps, dans la masse, assurer la sélection de l’élite, et pour cette élite organiser le travail scientifique [27]. » Ce dispositif combinait, de façon originale par rapport à d’autres organisations concevables (celles qui ont placé d’emblée la sélection à l’entrée des universités et n’ont pas choisi de confondre un certificat de réussite dans les études secondaires avec un droit d’entrer dans les cursus académiques), la plus grande ouverture à la base de l’édifice et la sélection la plus juste possible des meilleurs ensuite, telle qu’elle s’effectuerait selon le mérite comme produit combiné du talent et de l’effort. Pourquoi faudrait-il envisager désormais de revenir sur un tel choix, à la fois généreux et audacieux ? Indépendamment du fait que toute initiative de ce type jettera des centaines de milliers d’étudiants dans la rue et conduira les politiques à refermer une fois de plus le dossier, la question se pose au plan historique, où elle engage la représentation qu’une société démocratique a d’elle-même et de son avenir. Or il n’est pas certain qu’avec cette représentation des universités comme un lieu collectif de libre accès au savoir envisagé simplement comme tel, nous n’ayons pas affaire à une dimension constitutive de notre identité nationale ou à l’un de nos rares « lieux de mémoire » encore habité (pour reprendre la célèbre expression de Pierre Nora). Qui plus est, indépendamment de cette référence à une tradition universitaire qui se présente à elle-même comme une valeur à préserver, n’y a-t-il en effet vraiment rien à défendre, pour une société comme la nôtre, dans une situation qui devrait permettre bientôt à la moitié d’une tranche d’âge de s’essayer à une formation ouverte sur les exigences du savoir comme tel ? Il me semble à cet égard que l’allongement de la formation générale, que permet de fait la massification des universités, ne saurait constituer, après l’allongement de droit qu’a connu l’âge de la scolarité, un acquis culturel sans importance.

 

 

[1] - Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], trad. par Raïssa Tarr, Paris, Gallimard, 1988.

 

[2] - Karl Popper, la Société ouverte et ses ennemis [1945], trad. par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979.

 

[3] - Aristote, Métaphysique, trad. par Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin, Paris, Flammarion, 2008.

 

[4] - Hans Blumenberg, la Légitimité des Temps modernes, trad. par Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999.

 

[5] - Jean-Godefroy Bidima, la Palabre. Une juridiction de la parole, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun  », 1997.

 

[6] - John Dewey, Démocratie et éducation [1916], trad. par Gérard Deledalle, Paris, Armand Colin, 2018, ch. 6.

 

[7] - Kanta Kumari Rigaud et alii, Groundswell: Preparing for Internal Climate Migration, Banque mondiale, 18 mars 2018.

 

[8] - Le projet EuropaCity est un projet immobilier qui prévoit d’implanter, d’ici 2024, un parc -d’activités à vocation touristique et culturelle sur quatre-vingts hectares de terre encore agricoles du Val-d’Oise, dans le triangle de Gonesse. Après un avis défavorable du commissaire de l’enquête publique, il vient de faire l’objet d’un jugement défavorable du tribunal administratif. Le groupement Carma propose un projet alternatif.

 

[9] - “If Bergson’s theory of open society is philosophically and historically tenable (which I in fact believe), then Popper’s idea of the open society is ideological rubbish”, dans Faith and Political Philosophy, The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin 1934-1964, Columbia, University of Missouri Press, 2004, lettre n° 30 d’Eric Voegelin à Leo Strauss, le 18 avril 1950, p. 67-68.

 

[10] - Karl Popper, la Société ouverte et ses ennemis I [1945], trad. fr. Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979.

 

[11] - Henri Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], éd. de Frédéric Worms, Paris, Puf, 2008, p. 332.

 

[12] - Karol Wojtyla, Personne et acte [1969], édition d’Aude Suramy, Les Plans-sur-Bex, Parole et Silence, 2011.

 

[13] - Jozef Tischner, Éthique de solidarité, trad. par Krystina Jocz, Limoges, Librairie Adolphe Ardant et Critérion, 1983.

 

[14] - Pascal Perrineau (sous la dir. de), les Croisés de la société fermée. L’Europe des droites extrêmes, Paris, L’aube, 2001.

 

[15] - Pierre Manent, « Frontières culturelles, frontières politiques », Commentaire, vol. 28, n° 112, hiver 2005-2006, p. 821-824.

 

[16] - Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2014 ; Étienne Balibar, l’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003 ; Étienne Balibar, Europe. Crise et fin ?, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Diagnostics », 2016.

 

[17] - Michael Walzer, “Liberalism and the Art of Separation”, Political Theory, vol. 12, n° 3, 1984, p. 315-330.

 

[18] - Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques [1955], Paris, Pocket, coll. « Terre humaine », 2001.

 

[19] - Alberico Gentilis, De jure bellis, 1589.

 

[20] - Emer de Vattel, le Droit des gens, ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des Souverains, Londres, 1758.

 

[21] - Voir notamment Pierre Hassner, la Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015 ; et Frédéric Ramel, et Jean-Vincent Holeindre (sous la dir. de), la Fin des guerres majeures ?, Paris, Economica, 2010.

 

[22] - Voir Roger Trinquier, la Guerre moderne [1961], préface de François Géré, Paris, Economica, 2008 et David Galula, Contre-insurrection. Théorie et pratique [1963], préface du général David H. Petraeus, Paris, Economica, 2008.

 

[23] - Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, la Guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, Paris, Puf, 2012 et la Responsabilité de protéger, Paris, Puf, 2015.

 

[24] - Claude Le Borgne, La guerre est morte, Paris, Grasset, 1987.

 

[25] - Emmanuel Levinas, Difficile liberté [1963], Paris, Albin Michel, 1976.

 

[26] - Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? [1786], trad. par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 2000.

 

[27] - Louis Liard, l’Enseignement supérieur en France, Paris, Armand Colin, 1888.