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Dans le même numéro

Le poète est dans la rue. Introduction

août/sept. 2009

#Divers

Un journaliste martiniquais notait tout récemment, à propos de la préparation des « États généraux de l’outre-mer » dont Nicolas Sarkozy a voulu la tenue après les mouvements sociaux qui ont profondément secoué les Antilles françaises durant de nombreuses semaines :

Il est un grand absent de cette agitation tous azimuts en Martinique : Aimé Césaire, dont on célébrera le premier anniversaire de la mort le 17 avril1.

Il a entièrement raison s’il ne s’agit que desdits « États généraux », mais il a assurément tort pour ce qui est de ces mouvements eux-mêmes. On a, en effet, vu le poète avancer, au milieu des joyeux cortèges des manifestants de Fort-de-France ou même de Pointe-à-Pitre, de la démarche hésitante qui était la sienne ces derniers temps. Il semblait cependant heureux comme il ne l’avait pas été depuis fort longtemps. Et seules des mauvaises langues diront que ce n’était que son fantôme qui déambulait comme une âme en peine.

À l’instar des murs de New York hurlant, après le décès de Charlie Parker, « Bird lives », les parois foyalaises proclameront bientôt que « Papa Aimé » n’est pas mort. Il en sera probablement ainsi tant que la tension, peut-être aporétique, entre l’aspiration à une citoyenneté parfaite et la volonté que soit reconnue une particularité historique douloureuse, qu’il a littéralement incarnée dans sa vie et dans son œuvre, continuera d’agiter nombre de consciences antillaises.

Ainsi, manifestant quotidiennement pendant plus d’un mois dans cette « ville plate » dont l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal a été – un demi-siècle durant – le maire, une population nombreuse de Martiniquais, de concert avec ce qui se passait au même moment en Guadeloupe, n’était plus jetée « hors de son cri ». Elle le retrouvait pour répéter à pleine voix ce qu’elle n’a jamais cessé de réclamer, et Césaire avec elle : que la promesse de la République soit enfin tenue, l’égalité assurée et qu’elle le soit dans le respect d’une personnalité propre2.

La complexité distincte de ce cri – quelque péril d’oxymore qu’il y ait à le qualifier de cette façon – apporte ainsi un net démenti à bien des interprétations données des récentes contestations antillaises. D’abord à l’accusation de duplicité lancée par certaines forces politiques et médiatiques dominantes dans l’Hexagone contre les principaux animateurs de ces contestations (au premier chef Élie Domota en Guadeloupe) : derrière les revendications immédiates, il s’agirait en vérité de conspirer à une séparation des Antilles d’avec la France. Ensuite aux quelques préoccupations nationalistes martiniquaises qui – de manière convergente avec cette accusation – veulent voir dans un mouvement social qui s’était pourtant tenu loin d’elles une sorte de plébiscite anticipé du changement de statut qu’ont prévu d’opérer les responsables politiques de l’île. Et enfin aux reproches identitaristes qui, à l’opposé d’une quelconque tentative de récupération, stigmatisent, peu ou prou, un soulèvement populaire qu’ils jugent gangrené par un prosaïsme ou un « matérialisme » à courte vue et, en conséquence, peu intéressé par ce qui serait l’identité profonde et le devenir véritable du pays. Par-delà leurs vraies oppositions, toutes ces interprétations qui ont chacune concouru à ce que nos oreilles soient rebattues par le sempiternel refrain du « malaise identitaire » antillais, sont prises dans le même empêchement de penser ensemble ce qu’elles opposent abusivement : la revendication d’égalité et l’affirmation d’identité.

Or c’est précisément cet empêchement que les récents mouvements sociaux antillais ont défait, en témoignant une nouvelle fois d’une évidence mise en exergue par la parole césairienne : dans des systèmes de domination qui font de l’abaissement des cultures des dominés la clé de voûte de leur exercice, la revendication d’égalité ne saurait être satisfaite sans que ne soit, en même temps, reconnue la dignité des identités bafouées et vice versa. Entre les deux, il ne peut exister aucune duplicité mais seulement une dialectique.

Encore faut-il, pour pouvoir prendre la mesure exacte d’une telle dialectique, se défaire de la conception fautive qui fait partout de l’identité une réalité figée, toujours à ranger dans l’ordre exclusif de la « tradition culturelle ». Car pour ce qui est des sociétés antillaises, nées de la terrible entreprise coloniale esclavagiste, c’est dans l’effort titanesque qu’ont accompli leurs peuples pour sortir de cette nuit séculaire et échapper aux stigmates qu’elle a laissés qu’ils ont constitué ce qu’ils sont profondément. Leur identité est donc avant tout le fruit d’une histoire longue de luttes et l’expression d’un choix politique victorieux mais toujours à recommencer, celui de l’égalité républicaine (quelque puisse être la nation de cette République). De par cette double composante, elle ne saurait être réduite à un état culturel mais doit être vue comme une adaptation permanente à une situation de domination. Prétendre la fixer dans une tradition culturelle c’est la trahir ; vouloir en faire dans son état actuel, toujours provisoire, le juge du présent et la boussole de l’avenir c’est la méconnaître. Elle est toujours plus loin que là où elle semble encore être.

Alors, bien sûr, les énormes mouvements sociaux – à l’échelle des Antilles et pas seulement à cette échelle – qui viennent de survenir disent « autre chose » qu’une protestation contre « la vie chère ». Alors, il est convenable de penser que ce qu’ils disent est de l’ordre de l’identité. Pourvu qu’il soit connu et reconnu que l’étoffe de cette identité est avant tout politique et que celle-ci ne saurait être dévoyée dans des combats douteux pour une prétendue authenticité. À cette connaissance et reconnaissance, l’œuvre d’Aimé Césaire nous a déjà beaucoup aidés et continuera de le faire encore pendant longtemps.

  • 1.

    Patrice Louis, « En Martinique, les baisses de prix ne convainquent pas », Le Monde, 16 avril 2009.

  • 2.

    Le poète n’affirmait-il pas, dès la sortie de la Seconde Guerre mondiale : « Nous savons très bien ce que nous voulons. La liberté, la dignité, la justice. Noël brûlé. La condition d’une renaissance ou d’une naissance ; il faut le dire fortement : un bouleversement de l’économie et de la société. La Quatrième [aujourd’hui il faudrait dire la “Sixième”] République doit être » (« Panorama », Tropiques, 10, février 1944, p. 7-10).