Le malheur d'être partis
La relation entre les Antillais venus en métropole et ceux qui sont restés outre-mer a changé en une génération : à une situation de migration succède la demande d’intégration des enfants nés sur le continent qui découvrent que la citoyenneté française, acquise par leurs aïeux, ne les protège pas des discriminations.
Les réalités que vivent et les passions qui tourmentent les Antillais établis ou, pour un nombre croissant d’entre eux, nés dans l’Hexagone ne sont pas le simple écho de ce qui se passe aux Antilles mais un contrepoint complexe des réalités insulaires.
Enracinement et autonomie
Pas mal d’eau est passée sous les ponts de la Seine depuis que des Antillais sont venus s’installer dans la France hexagonale, d’abord en petit nombre dans la première moitié du siècle dernier, puis par des flux nettement plus fournis à partir des années 1960. Aujourd’hui, les populations antillaises se reproduisent autant par des naissances dans la « migration » que du fait de la natalité dans les îles elles-mêmes. Et, au fil du temps, la « communauté » antillaise installée en France métropolitaine – constituant selon la belle formule d’Alain Anselin une « troisième île1 » – s’est, à travers ses enfants nés sur le sol de l’Hexagone, enracinée ici tout en gagnant en autonomie vis-à-vis de là-bas. Au point qu’il y a déjà près de vingt ans, un collègue et nous-mêmes nous nous demandions si nous devions encore parler des Antillais en France ou déjà des Antillais de France2.
L’enracinement et le gain en autonomie ont été d’autant plus marqués que l’équilibre quasi parfait de la répartition par sexe des migrants antillais a conduit à une forte multiplication du nombre des enfants de cette origine nés et élevés dans l’immigration. Et que l’émigration au départ des Antilles est allée en décroissant, notamment du fait du changement de politique qui a conduit l’État – dans la même période où, à partir de juillet 1974, il suspendait l’immigration active étrangère – à ne plus encourager l’émigration au départ des Dom, pour privilégier l’effort d’insertion de ceux qui avaient déjà migré3.
La plupart des jeunes gens de l’immigration antillaise ont été ou sont entièrement socialisés dans les milieux populaires de la société française, tout particulièrement dans l’univers des banlieues parisiennes, avec les enfants des populations issues de l’immigration étrangère, qui sont nombreuses dans les communes où habitent les Antillais, et aussi avec ceux des classes défavorisées autochtones. S’est alors opéré et s’opère encore tout un jeu d’emprunts réciproques, de « mélanges » de cultures, qui a produit des réalités syncrétiques originales4. Et ce d’autant que – dans le sillage de la globalisation actuelle des modèles culturels (avec notamment la diffusion à l’échelle planétaire des modes et des manières d’être nord-américains et plus particulièrement, pour les groupes qui ici nous intéressent, « africains-américains ») – diverses formes d’affiliations à des identités d’emprunt, qui ont peu de choses à voir avec l’origine de ceux qui s’en réclament, sont venues compléter ces syncrétismes. En témoignent, par exemple, les dérivés français de la culture étasunienne du hip hop, du rap et du slam. Toutes ces réalités se donnent à connaître dans des langages culturels inédits, brisant la référence convenue à la culture d’origine supposée. Ainsi, si une fraction importante des populations antillaises immigrées en France hexagonale continue d’affirmer son identité en proclamant une grande fidélité à sa culture d’origine, de larges secteurs de ces populations, de plus en plus nombreux, surtout chez les plus jeunes, opèrent cependant un important réaménagement de leur système de représentations et de valeurs. Des groupes spécifiques émergent qui ne s’identifient plus entièrement aux pays antillais, alors qu’ils restent largement marginalisés, en tant que minorité, dans la société métropolitaine qu’ils perçoivent de plus en plus comme la leur. Mais, en même temps, ils veulent cependant s’insérer dans cette société selon des modalités qui leur soient propres, révélant ainsi que le gain en autonomie qui nous occupe ici a une autre face que celle que nous avons déjà évoquée : la volonté d’un quant-à-soi face à la société dite d’accueil.
Avec ces jeunes générations qui naissent ou grandissent dans la société hexagonale, avec l’enracinement multiforme de leurs familles dans cette société, avec la perspective du « retour au pays » qui alors s’estompe, c’est la préoccupation pour la situation actuelle du pays et son devenir qui se fait moins présente, supplantée qu’elle est par le souci de la meilleure insertion possible dans la société de résidence où on sait qu’on est durablement installé. Et ce au moment même où, paradoxalement, la mobilisation du groupe autour d’un patrimoine culturel propre se renforce. En fait, sous une désignation identique, un décalage croissant est en train de se produire entre les identités mobilisées par les Antillais des deux bords de l’Atlantique, si ce n’est dans leur contenu – et encore ? – du moins dans leur sens profond. C’est précisément pour cela que nous avons dit que les populations antillaises de métropole gagnent en autonomie vis-à-vis de leurs pays d’origine, autonomie par laquelle la célébration d’une identité propre revêt, dans la migration, des significations et, surtout, sert des stratégies différentes de celles que l’on connaît aux Antilles mêmes. Parce que, bien sûr, l’enjeu principal de la revendication identitaire est – sous une même aspiration à la reconnaissance – sensiblement différent d’un bord à l’autre de l’océan, comme le rappellent avec pertinence Élisabeth Landi et Silyane Larcher dans la contribution qu’elles ont donnée à ce dossier. Quels sont ces enjeux ? Ici, dans la « migration », une intégration, que le galvaudage de cette notion dans l’Hexagone nous oblige de qualifier – dans un pléonasme – d’égalitaire et pour laquelle une spécificité antillaise valorisée est pensée par nombre des acteurs comme un atout. Là-bas, aux Antilles, un repli sur le local qui hésite à s’assumer dans un séparatisme ouvertement déclaré que, pourtant, l’affirmation d’une radicale altérité pourrait justifier.
De ce décalage découle le paradoxe qu’en dépit de l’intense valorisation de l’identité culturelle des pays d’origine qu’elles prétendent opérer, les associations d’immigrés n’entretiennent pas, dans la majorité des cas, des liaisons étroites avec les organisations et le tissu associatif de ces pays et, par ailleurs, se définissent très rarement en termes nationaux (c’est-à-dire en référence à la Guadeloupe ou à la Martinique) mais se désignent le plus souvent comme « antillaises » (parfois comme « domiennes »). Alors que, dans chacune des deux îles, le nationalisme a connu, au cours de la dernière période, un essor certain.
À contre-pied
C’est taraudés par la nécessité de trouver un emploi – et un emploi qui soit mieux rémunéré que ne le permet la brutalité des rapports salariaux dans le secteur privé aux Antilles, des rapports nés dans le contexte d’un ordre colonial encore fortement marqué par le passé esclavagiste – qu’un grand nombre d’Antillais sont venus dans l’Hexagone. Cette nécessité n’a vraisemblablement jamais été le tout de leurs motivations à partir. Sont entrés aussi dans celles-ci, pour certains, le goût de l’aventure et l’appel d’un dépaysement, pour bien des femmes, l’espoir d’échapper à un sort conjugal vécu comme peu enviable et, pour beaucoup, tant d’autres raisons personnelles, tous ingrédients nappés de la sauce flatteuse d’une vision idéalisée de la métropole (une vision qui depuis s’est considérablement dégradée). Par ailleurs, le départ ne s’est probablement que peu souvent accompli sans qu’un sentiment de déchirement et une sourde angoisse ne viennent saisir ceux qui partaient, laissant un pays et des gens qui leur étaient chers.
Dans la situation migratoire, les attentes et les espoirs qui ont porté nombre d’Antillais à émigrer n’étant que très difficilement et très incomplètement réalisés alors que les inquiétudes qui les ont accompagnés, elles, se sont grandement confirmées, la plupart des migrants se trouvent pris à contre-pied par rapport au projet qu’ils avaient formé. Tandis qu’ils s’attendaient à être reçus comme des « citoyens à part entière », des citoyens comme les autres, ce qu’ils sont de droit, ils sont souvent considérés et traités de fait comme des « citoyens entièrement à part », pour reprendre un paradoxe formulé par Aimé Césaire. C’est-à-dire comme des individus que, du seul fait de leur « couleur », l’imaginaire national français dominant ne veut pas reconnaître comme des concitoyens pleinement légitimes.
À travers leur expérience migratoire, ils se découvrent « noirs », au moment où ils se veulent simplement français, et « immigrés » tandis qu’ils se pensent citoyens. Cette expérience a donc été l’occasion de la révélation, pour eux brutale et douloureuse, du racisme. Certes, ils sont venus de pays où le vieux racisme colonial a longtemps été, de manière ouverte, le principe structurant l’organisation sociale et, quoique affaibli, reste encore actif aujourd’hui dans cette structuration. Mais, dans une pareille situation, le racisme est quelque chose que « l’on tète avec le lait de sa mère » et s’inscrit dans un tel naturel, comme une évidence, que l’on ne l’interroge plus, qu’à la limite on ne le perçoit plus. Par ailleurs, aux Antilles, il se donne à connaître sous la forme subtile d’une hiérarchie de nombreuses nuances de « couleur », bien plus complexe que la simple démarcation biraciale prévalant dans l’Hexagone qui, face aux « Blancs », met dans le même sac tous les « non-Blancs », selon un modèle dont le type idéal est la ligne de partage que l’on dit Jim Crow aux États-Unis. Pour cette double raison, le racisme que les migrants antillais vivent en métropole les saisit par surprise.
Considérant un tel contexte, il est aisé de comprendre qu’il ait fallu pas mal de temps pour que les Antillais venus s’installer en métropole percent à jour, sous le voile d’une certaine idéologie « républicaine », le caractère d’exclusion de la représentation particulière des « immigrés » originaires des anciennes colonies de la France. Il leur aura fallu du temps pour connaître et reconnaître que les attributs de la nationalité française ne suffisent pas à les mettre totalement à l’abri des effets pratiques de cette exclusion.
Ainsi, durant une première période de leur présence dans l’Hexagone, la plupart d’entre eux ont farouchement veillé à ne pas être confondus avec les populations « d’origine étrangère » et, pour cela, ont refusé d’être considérés et de se considérer comme des immigrés ; et ce d’autant plus qu’ils comptaient encore dans leur rang une proportion importante d’individus appartenant aux classes moyennes. Dans l’immédiate après-élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, lors de l’éclosion des radios « libres », les auditeurs de la chaîne associative « afro-antillaise » Radio Mango étaient encore nombreux, durant des émissions consacrées à la situation des Antillais et des Guyanais en région parisienne auxquelles nous participions régulièrement, à appeler le standard pour protester contre le fait d’être qualifiés d’immigrés, soulignant avec force qu’ils étaient français. Une quinzaine d’années après, c’est-à-dire hier, il était toujours certains Antillais pour déclarer, alors qu’ils venaient d’essuyer un refus d’embauche du fait de leur « couleur », que « cela les gêne un peu que les Français pensent que tous les Noirs, Antillais ou Africains, c’est pareil » ou que « c’est choquant, voire vexant d’être comparés à des Africains5 ». En conséquence, le parti qu’ils ont largement pris a été celui de « faire le moins de vagues possible » dans leur nouvelle société de résidence, d’y adopter en quelque sorte une stratégie de « l’invisibilité ethnique ». Dans le jeu de leurs comportements, ils ont privilégié ce qu’ils croyaient être l’atout de leur carte d’identité nationale, pour tenter de s’assurer, parfois avec succès, la meilleure intégration possible dans cette société.
Cependant le refus d’intégration qui leur a souvent été opposé, tous les rejets racistes qu’elles ont essuyés, notamment dans la recherche d’un emploi ou d’un logement, ont fini par pousser les populations antillaises vivant en France métropolitaine – au moins une large part d’entre elles – à reprendre et à valoriser, selon la logique bien connue de l’inversion du stigmate, la « différence » qui leur est si fréquemment envoyée au visage. Elles ont ainsi commencé à afficher une forte conscience d’identité « communautaire » et à se mobiliser autour de cette identité emblématique. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper, cette mobilisation est au premier chef, comme toutes les mobilisations du même type, la marque d’une stratégie sociale et politique. Celle qui fait de l’affirmation et de la valorisation ouvertes d’une identité particulière – en allant même, si nécessaire, jusqu’à la (re)construire – le moyen de la reconnaissance par tous de cette identité comme légitime et, partant, de la satisfaction des revendications particulières qui sont formulées en son nom.
Cette évolution qui tend à conduire nombre d’Antillais venus vivre en France métropolitaine d’une valorisation de leur citoyenneté française à l’affirmation de leur identité particulière n’a pas été brutale mais s’est faite par étapes. Elle n’est encore ni complète – l’attitude ancienne que nous venons d’évoquer perdure dans bien des cas – ni, a fortiori, arrivée à son terme. En attendant qu’elle parvienne à un point d’équilibre – aussi provisoire puisse-t-il être – la situation d’entre-deux qu’elle définit constitue un terreau propice au développement de bien des tensions sociales et psychologiques.
Une conscience malheureuse
Enquête après enquête que nous avons réalisées auprès des populations antillaises de l’Île-de-France, avec le cortège d’entretiens qu’elles ont nécessité, débat après débat auxquels nous avons de longue date participé lors de nombreuses rencontres organisées par des associations de la région parisienne, l’impression d’une grande souffrance et d’une colère d’autant plus forte qu’elle est rentrée s’est imposée à nous. Cette conscience malheureuse l’est doublement : elle vise, bien sûr, les injustices souvent subies dans l’Hexagone mais aussi la méfiance parfois vécue dans le pays « d’origine », à l’occasion d’un retour en vacances ou d’une tentative de réinstallation définitive (devenue aujourd’hui plus fréquente qu’auparavant, du fait de la dureté de la vie en métropole qui est perçue comme accrue).
Ceux qui effectuent ces retours découvrent de temps en temps que s’ils se considèrent pour leur part toujours comme des Guadeloupéens ou des Martiniquais, ils ne sont plus tout à fait considérés comme tels par certains « compatriotes » qui sont restés au pays. Ils sont alors des moun vini (des « gens qui viennent d’arriver ») ; leurs enfants sont des « Négropolitains », des « buts venus d’ailleurs » (une expression qui reprend le titre d’une séquence d’une ancienne émission footballistique de TF1, consacrée aux buts des championnats étrangers). Et quand ils reviennent travailler là-bas, on les trouve souvent, « trop speed », comme le dit une des personnes que nous avons interrogées lors d’une récente recherche portant sur les agents originaires d’outre-mer de la ville de Paris6 (où ils sont plus de 5 000). D’ailleurs, ajoute cet informateur :
Beaucoup repartent au bout d’un an ou deux. Deux collègues sont partis pour cinq ans et sont revenus au bout d’une année. On vous critique là-bas, vous prenez la place de quelqu’un, vous avez perdu les manières.
Dans le même sens, une autre employée de la ville de Paris déclare :
On vous fait sentir que vous venez de l’extérieur et que l’on ne vous a pas demandé de revenir.
Une attitude qui s’exprime jusqu’au sommet de l’appareil institutionnel local et à laquelle l’autorité de l’actuel président du conseil régional de la Martinique, Alfred Marie-Jeanne, leader incontesté du Mouvement indépendantiste martiniquais, donnait une portée terrible lorsqu’il nous déclarait, lors d’une enquête que nous avons réalisée il y a une quinzaine d’années :
Une partie de la communauté martiniquaise en France n’a nullement l’intention de revenir en Martinique. C’est son droit le plus absolu. Elle a aussi le droit de vouloir s’intégrer à la population française. Mais si l’on comprend cette aspiration, on lui dit aussi qu’elle n’a pas de leçons à nous donner et qu’elle ne doit pas non plus dresser d’obstacles sur le chemin des patriotes en les dénigrant… Si tel était le cas, c’est un conflit que ceux de là-bas auraient cherché, pas nous. Nous leur disons : l’intégration c’est votre problème, pas le nôtre. En cas d’un référendum d’autodétermination, il devra concerner uniquement la population martiniquaise de la Martinique […] Ceux qui reviennent parce qu’ils ne veulent pas s’intégrer à la France et qui ne sont pas opposés à l’indépendance sont, bien entendu, les bienvenus… Le retour doit être responsabilisé. De même que l’émigré était parti à ses risques et périls, de même doit-il revenir à ses risques et périls… Si les jeunes veulent revenir, c’est à eux de faire l’effort de s’adapter, l’effort pour s’intégrer. Il faut qu’ils fassent le premier, le second et même aussi le troisième pas !… S’ils reviennent, c’est pour défendre la Martinique d’abord et ils doivent se mettre au service du pays. Pour ceux qui sont dans la fonction publique et qui veulent rentrer, ils doivent accepter une reconversion dans leur vie professionnelle. En cas d’indépendance, nous n’avons pas à assumer cet héritage colonial.
D’un autre côté, pour ce qui est de l’accueil en métropole, la désillusion des migrants antillais que nous avons déjà laissée entendre est profonde et prend parfois la couleur d’une vive colère. Il y a de quoi ! Se voir dénier, dans les faits, la qualité de citoyen français alors que toute l’histoire de la Guadeloupe et de la Martinique est française et que cette citoyenneté est de droit depuis plus de cent cinquante ans ne peut que faire mal, très mal. Surtout qu’il est lassant, très lassant, d’avoir toujours à poursuivre le même combat, celui pour l’égalité sociale de tous les Français. Un combat que les peuples antillais ont bien cru, plusieurs fois, avoir définitivement gagné : lorsque l’esclavage fut aboli pour la première fois en Guadeloupe en 1794, puis au moment de l’abolition générale de l’esclavage dans les possessions françaises en 1848 et encore quand les « vieilles colonies » devinrent des départements de la République en 1946. Une croyance qui, à chaque fois, s’est révélée vaine.
C’est ainsi que l’exigence d’égalité portée par les Antillais de l’Hexagone doit être reçue comme l’expression de la volonté de gagner, sur le sol de l’(ancienne) métropole coloniale, la lutte de la décolonisation qui n’a pas été entièrement achevée avec la « départementalisation » des Antilles. C’est donc, sur des terrains différents, la même lutte qui se poursuit contre le même ennemi : la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme telles qu’elles se nouent autour des pseudo-justifications de la différence de race, de couleur ou de culture. Une lutte qui est portée par le même idéal, celui des révolutions de 1789 et de 1848, tel qu’il a été repris mais aussi dynamisé, transformé, par la révolte générale des esclaves aux Amériques en vue de l’abolition de la servitude et de l’avènement de la justice et de la fraternité universelles. L’idéal de se donner enfin, à la place du maître ou de l’officier d’état civil, son propre nom et d’accéder ainsi à la pleine dignité d’être humain. On comprend dès lors que ce soit la commémoration des souffrances de l’esclavage et aussi des résistances et de la victoire finale des esclaves qui serve de principal levier à la dynamique émancipatrice que nous venons de dire. Tel est le sens de la démonstration silencieuse, d’une ampleur inégalée, que les Antillais et les autres « ultramarins » firent de leur présence en métropole, dans les rues de Paris le 23 mai 1998, année de la célébration du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, et du « travail de mémoire » que, depuis, nombre d’associations antillaises continuent de mener.
Privés de véritables perspectives de promotion professionnelle, eux qui sont venus en grand nombre occuper les emplois peu qualifiés d’une fonction publique que certains jugent pléthorique, mal considérés dans la société où ils vivent et ne disposant que de maigres possibilités d’effectuer un retour définitif « au pays », qui s’annonce, par ailleurs, difficile, les migrants antillais ont, de plus, assez nettement conscience que c’est leur départ massif en métropole qui a permis l’amélioration du niveau de vie de ceux qui ne sont pas partis. Une amélioration qu’ils constatent à chacun de leurs retours. Ils ont donc, finalement, l’impression forte de s’être fait piéger, d’être les « dindons de la farce ».
Un risque tragique
Une partie non négligeable des populations antillaises de l’Hexagone (et encore plus des îles) semble de prime abord perdre progressivement de vue ce qui a pourtant fait, comme nous l’avons dit, tout le sens de l’histoire antillaise : l’idéal républicain de l’égalité de tous les Français, il est vrai bien malmené, depuis très longtemps, par la République elle-même. Avec cet idéal, ce seraient aussi les acquis intellectuels de cette histoire qui s’évanouiraient, des acquis dont notre collègue américain Laurent Dubois se souvient, lui, parfaitement bien dans l’article qu’il donne au présent dossier. Cette perte se ferait au profit d’affirmations et de revendications particularistes, toutes arrimées à l’idée contestable qu’il y aurait une exclusivité à accorder – aussi bien dans les luttes à mener que dans leurs résultats escomptés – à la « race » ou à la culture antillaise dépréciée au seul motif précisément de cette dépréciation. Et les modes d’action des populations considérées évolueraient dans le même sens.
Il faut cependant, sur ce dernier point, rappeler que les travailleurs antillais de métropole ont d’abord tenté de faire aboutir les revendications qui leur sont propres (notamment l’obtention d’une « prime d’éloignement », les « congés payés » pour se rendre périodiquement « au pays » ou la titularisation et la réinsertion professionnelle définitive dans celui-ci) par des actions menées au sein des grands syndicats nationaux. Ce n’est qu’après qu’ils eurent connu de grandes difficultés à faire valoir le bien-fondé de leurs demandes auprès des instances dirigeantes de ces syndicats, peu ouvertes à la prise en compte de spécificités qui ne seraient pas uniquement d’ordre professionnel ou de classe, que la grande majorité des militants sociaux de l’immigration antillaise s’est tournée vers l’associationnisme de type communautaire pour œuvrer à la satisfaction de ces demandes. Avec l’échec de la mobilisation syndicale que nous venons d’évoquer, s’est éloignée la perspective d’une conciliation réaliste des revendications particulières que portent ces militants et les exigences générales du vivre ensemble de tous les Français.
Ainsi, finalement, s’ancrerait dans l’esprit de nombreux Antillais l’exigence d’une préférence à donner, notamment au titre de la réparation du passé de l’esclavage, à tous ceux dont on dit qu’ils portent encore vifs les stigmates de l’histoire coloniale des Antilles. Sans que cette exigence ne s’accompagne véritablement, dans les faits, du souci du sort fait aux autres « damnés de la terre », pourtant célébrés hier par le Martiniquais Frantz Fanon. De fait, on observe que les populations antillaises de l’Hexagone, et surtout leurs organisations, restent le plus souvent absentes des grandes mobilisations sociales qui agitent régulièrement la société française. Que ce soit celles qui ont pour objectif la défense des droits des immigrés « d’origine étrangère » (par exemple, celles concernant les « sans-papiers » ou les victimes de la « double peine ») ou les mouvements sociaux de portée nationale (comme celui pour l’établissement d’un droit au logement) et internationale (comme les mouvements de lutte contre la mondialisation libérale ou de solidarité avec différents peuples du tiers-monde en difficulté). Typiques d’un tel repli sont, par exemple, les déclarations que Patrick Karam, alors qu’il était encore le président du collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, a faites à l’émission « Questions directes » de France Inter à propos des réactions particulièrement hostiles des Antillais au vote de la loi reconnaissant « le rôle positif de la présence française outre-mer ». Des réactions dont il expliquait qu’elles étaient dues à un malentendu : pour les Antillais la notion d’outre-mer ne s’appliquerait qu’aux Dom. Il sous-entendait clairement par là que cette loi ne visant pas ces départements mais plutôt les anciennes colonies d’Afrique du Nord, les Antillais n’avaient donc pas vraiment de raison de s’en offusquer !
La promotion des droits de l’homme se réduirait alors à celle des acquêts de la « communauté » et la réparation en question, comme l’écrivait il y a déjà plus de vingt ans un intellectuel martiniquais, à « l’alibi et justification de l’assistance7 ». Reprenant une paire de notions que Dany Joseph Ducosson indique dans sa contribution à ce dossier, nous dirons, en forçant quelque peu le trait, que si une telle dérive devait se confirmer, les Antillais de l’Hexagone (mais aussi des Antilles), partis pour être les « héros » de la poursuite d’un combat multiséculaire, ne seraient plus que les « victimes » d’une histoire infâme. Perdre à ce point le fil historique de leur combat serait pour eux une tragédie, car ce serait ajouter un nouveau malheur à celui qui existe déjà.
C’est que la société française est désormais trop diverse pour que le seul principe abstrait du respect des différences suffise à faire se tenir ensemble, dans l’égalité, les groupes d’origines différentes qui la constituent. Il faut pour cela que ces groupes puissent largement partager un système commun de valeurs et de normes qui régirait le jeu social et politique. Un système qui, tout en s’enracinant d’une certaine façon dans chacune des différentes traditions en présence, les transcenderait toutes. Un système qui, partant, puisse faire obstacle à ce que chacun de ces groupes tende à exciper de sa « différence » pour tenter de légitimer les concurrences qui l’opposent à d’autres et d’imposer à tout prix la satisfaction de ses seuls intérêts, y compris par la captation des moyens de l’État qui sont théoriquement à tous, en pensant avoir le droit avec lui. Parce que, sinon, les conditions du pouvoir (et par conséquent du vouloir) vivre ensemble ne sauraient être pleinement réunies. La consolidation de la démocratie passe donc, dans une tension vers l’universel des droits de l’homme, par l’assomption de la contingence, de la complexité et de la relativité des appartenances culturelles. Et non par le souci de la conformité à une origine, qui nourrit les clôtures communautaires.
Il est vrai que la tragédie dont nous avons dit la crainte porte, plus largement, la marque de toute une époque de régression intellectuelle qui voit en France (pour ne parler que d’elle) stoppées, si ce n’est repoussées, la plupart des avancées des pensées critiques et de la « déconstruction », avec le retour en force des vieilles icônes, un certain temps refoulées, de l’origine, de la tradition, de la nation… Mince consolation pour ceux qui se soucient du sort des Antillais de l’Hexagone.
Car le temps des identités c’est, pour les Antillais aussi, le temps des « zélés de la gloire », comme Paul Ricœur les a appelés dans son travail sur les usages de la mémoire8, qui font des difficultés, des injustices et des souffrances que connaissent nombre d’individus de la collectivité à laquelle ils prétendent se rattacher le fonds de commerce de leur promotion personnelle. Encouragés en cela par certains secteurs dominants du pays qui ont l’intelligence qu’il est nécessaire, pour reconduire leur pouvoir dans une société qui s’affole, d’entre-bailler les portes du cercle de celui-ci, afin d’y laisser s’installer – et encore à des places subalternes – un « échantillon » de personnes venues de groupes dont la grande majorité continuera d’être assignée à résidence dans les zones où sont relégués les « sauvageons » et leurs familles.
On a, ainsi, vu apparaître ces derniers temps des organisations à la représentativité problématique, que la nécessité pour elles d’exister d’abord médiatiquement pousse et à gonfler démesurément la taille de leur importance9, et à multiplier les « coups d’éclat ». Ces coups, au départ plutôt bien fondés (comme l’action entreprise par le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, au début de son existence, en faveur d’une « continuité territoriale » entre les Dom et la France métropolitaine, que les tarifs pratiqués par Air France sur les liaisons aériennes entre ces destinations met à mal), ont progressivement glissé vers des combats de plus en plus douteux. Au nombre de ceux-ci citons les plaintes que ledit collectif a déposées en justice contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, l’auteur de l’ouvrage les Traites négrières, pour « révisionnisme », ou contre l’image du tirailleur sénégalais « au sourire éclatant » de la marque Banania et celle, concernant la notice « colonisation » de la nouvelle édition du Robert, que le Conseil représentatif des associations noires a portée parce qu’il juge cette notice offensante de la vérité historique. Ou encore l’accouchement au forceps d’une filiation politique directe entre Napoléon et Hitler que Claude Ribbe, le nouveau président du collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, a opéré dans son dernier livre, en s’appuyant sur la fameuse visite que le Führer a faite au tombeau de l’empereur dans Paris occupé par les armées allemandes et sur de bien générales convergences dans les déclarations de ces deux personnages historiques sur les « Nègres ». Mais probablement ne faut-il voir dans ces attristantes gesticulations que l’écume des jours actuels de notre pays, qui reste plongé dans les profondeurs d’une mer de discriminations continuées.
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Le pire n’est pas toujours le plus sûr. Pour se pénétrer de cette vérité générale, il convient, relativement à la situation que nous considérons ici, de prendre d’abord la mesure exacte de la déformation que fait subir à la réalité que nous observons l’angle de vision que nous avons retenu dans notre dernier développement. Cette vision est celle d’une certaine élite surmédiatisée. Une fréquentation assidue de la grande masse des Antillais de l’Hexagone permet de s’assurer – et de se rassurer ! – que les opinions et les comportements d’un grand nombre d’entre eux ne sauraient en aucune manière être réduits au mélange de tragédie et de farce que nous avons présenté dans ce développement.
À la base des populations antillaises de métropole, nombreux sont ceux qui ne se laissent pas duper par les proclamations de leurs prétendus représentants et résistent aux excès des affirmations et des orientations auxquelles se résument ces déclarations fracassantes. Ce n’est, par exemple, qu’une petite minorité des personnes interrogées lors de l’enquête réalisée auprès des agents originaires d’outre-mer de la ville de Paris que nous avons déjà évoquée, y compris des responsables syndicaux, qui ont repris les accusations que le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais porte contre l’édilité parisienne concernant, selon lui, l’existence de fréquentes discriminations dans cette administration et la mollesse des réactions des édiles face à celles-ci. La plupart de nos interlocuteurs ont préféré mettre en cause dans l’explication de leurs difficultés professionnelles, bien réelles, tout un ensemble de facteurs très divers. Ces facteurs, outre quelques rares cas de discrimination raciste probable, vont des carences de la scolarisation initiale et des complications de la vie familiale de bien des agents consultés à des inadéquations dans le système de formation professionnelle de la ville de Paris, à la pauvreté intrinsèque des perspectives de promotion professionnelle qu’offrent la plupart des métiers proposés par cette administration et même à des injustices dans l’avancement de carrière qui sont redevables, selon ces personnes, davantage à des copinages (avec des « chefs » ou avec des élus syndicaux) qu’à une préférence ethnique. De même, la grande majorité des personnes qui ont répondu à notre enquête, tout en souhaitant que soient prises des mesures particulières susceptibles d’améliorer leur situation relativement aux facteurs de blocage qu’elles évoquent, font état de fortes réticences à ce que soient mises en œuvre, pour aplanir les difficultés professionnelles qu’elles connaissent, des dispositions qui, dans leur esprit et selon leurs termes, s’apparenteraient à un système de « quotas » fixant, à différents échelons de leur carrière, une quantité de postes qui leur serait réservée. Un système dont elles craignent – à juste titre selon nous – qu’il contribue à faire de ses bénéficiaires des personnes aussi peu estimées par leurs pairs que par les responsables de la maîtrise qui les encadre et qu’il renforce ainsi la stigmatisation ethnique dont certains sont déjà parfois l’objet.
L’idéal que nous avons dit républicain n’aurait donc pas perdu à leurs yeux autant d’attrait qu’il peut le paraître à première vue. La valorisation, souhaitée par beaucoup d’entre eux, des acquis de leur expérience migratoire en termes d’élévation du niveau de leurs compétences professionnelles et d’approfondissement de leur exercice de la démocratie au quotidien pourrait conduire à ce que la certitude actuelle du malheur d’être partis cède le pas à la satisfaction d’un retour réussi au pays « d’origine » ou, pour ceux qui l’auraient pleinement décidé, au bonheur de rester dans l’Hexagone. Si les moyens de cette valorisation sont finalement conquis et s’ils le sont dans la conviction que l’avancement de chacun est solidaire de celui de tous les autres Français qui se battent pour l’amélioration de leur condition, nous sommes convaincus que l’ensemble de la société française y gagnerait.
- *.
Sociologue, chercheur au Cnrs.
- 1.
A. Anselin, l’Émigration antillaise en France. La Troisième île, Paris, Karthala, 1990.
- 2.
C.-V. Marie et M. Giraud, « Antillais en France ou Antillais de France ? Dynamique sociale et enjeu politique de l’immigration », dans Identité, culture et développement (actes du colloque international organisé par le Comité de la culture, de l’éducation et de l’environnement de la Guadeloupe, Pointe-à-Pitre, 11-13 décembre 1989), Paris, Éditions Caribéennes, 1992, p. 701-722.
- 3.
Un changement qu’a matérialisé, en février 1982, l’installation de l’Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer (Ant), à la place du Bureau pour les migrations intéressant les départements d’outre-mer (Bumidom), qui avait été jusque-là le fer de lance de cette émigration : une nouvelle dénomination qui se voulait exemplaire d’un changement d’orientation.
- 4.
Une telle originalité est un fait général qui est depuis longtemps connu et reconnu par ceux qui étudient les dynamiques culturelles des populations issues de l’immigration. Ainsi Olivier Roy écrit : « L’ethnicité à la française [celle des “Blacks” et des “Beurs”] n’est pas la reconstitution et la projection sur le territoire français de groupes ethniques importés, mais la fabrication après coup de groupes ethniques à partir d’éléments qui, venus de pays différents, dépourvus de toute homogénéité culturelle, s’inventent à partir du regard que les autres portent sur eux et qui souvent repose sur un seul trait différenciatif (religion, physique), une “sousculture” moderne… » (O. Roy, « Ethnicité, bandes et communautarisme », Esprit, « La France des banlieues », février 1991, p. 39-40).
- 5.
Cité dans H. Mélin, le Rôle de l’identité culturelle dans le processus d’insertion sociale : le cas des Antillais en France métropolitaine, mémoire de Dea, Université de Lille III, document multicopié, 1996, p. 100.
- 6.
N’est pour l’instant disponible qu’un rapport non édité de cette recherche (J. Capdevielle, L. Chelly, M. Giraud et H. Rey, Parcours professionnel des agents de la ville de Paris originaires d’outre-mer, 2006) qui devrait comporter un second volet.
- 7.
R. Suvélor, « Éléments historiques pour une approche socioculturelle », Les Temps modernes, numéro spécial « Antilles », 441-442, avril-mai 1983, p. 2200.
- 8.
Voir, précisément, « Vulnérabilité de la mémoire », dans J. Le Goff (sous la dir. de), Patrimoines et passions identitaires. Actes des entretiens du Patrimoine 1997, Paris, Fayard, 1998, p. 29.
- 9.
Par exemple, le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais ne manque pas une occasion de rappeler qu’il mobilise plus de 40 000 personnes (soit au moins 7 % environ de la population totale des Domiens dans l’Hexagone !) mais, pour réaliser un tel exploit, il est obligé d’amalgamer adhérents et sympathisants dans ce chiffre, sans faire aucune distinction entre ceux-ci. Trop fort !