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Dans le même numéro

Sortie de l'euro : un scénario catastrophe

mars/avril 2011

#Divers

L’euro a des adversaires nombreux et puissants. À Londres et à New York, il est répété, jour après jour, que l’euro n’est pas viable. Il existe un argumentaire fondé sur la théorie des « zones monétaires optimales » de Robert Mundel (prix Nobel) et ses exigences : aucun différentiel d’inflation, mobilité des travailleurs et des capitaux et solidarité financière. Certes, la zone euro ne répond pas à ses exigences et n’est pas une zone monétaire optimale. Ces mêmes théoriciens reconnaissent que la zone dollar n’est pas elle non plus optimale, la mobilité des hommes étant réduite et les transferts financiers entre États limités. À cet argumentaire, s’ajoute une critique plus politique et plus diffuse : défiance à l’égard des institutions européennes et attachement à l’hégémonie du dollar et aux avantages qu’elle procure en particulier pour les États-Unis, constat des difficultés actuelles de la zone. Ces adversaires doivent néanmoins constater que l’euro ne perd pas de « parts de marché » dans ses différents modes d’utilisation, facturation, placement, réserve. La zone n’est pas moribonde mais elle est fragilisée.

Critiques internes

Les adversaires à l’intérieur de la zone sont également nombreux mais leurs griefs sont différents. Il y a les nostalgiques de la monnaie nationale et de la souveraineté perdue, majoritaires chez les Allemands qui pleurent le deutsche Mark. Il y a les adversaires de tout fédéralisme européen – dont le nombre a crû ces dernières années – et en conséquence du fédéralisme monétaire, impliquant délégation de pouvoirs et solidarité financière. Il y a les critiques de la politique de la Banque centrale européenne (Bce) qui à l’origine n’aurait pas su éviter la hausse des prix et qui combattrait un ennemi quasi imaginaire, la hausse des prix à la consommation, laissant de côté les vrais problèmes : l’emploi, le change et les bulles d’actifs. Et ils opposent la Bce à la Réserve fédérale plus audacieuse, qui, elle, fait fonctionner « la planche à billets » au profit de la croissance américaine sans dommage pour le dollar, monnaie dominante. Cette coalition des « non » a, en France, comme leitmotiv la « reconstitution des marges de manœuvre », c’est-à-dire en bon français la dévaluation compétitive.

Comme toujours, les adversaires sont mieux entendus par les médias que les défenseurs. L’art de la critique est plus aisé que celui de la riposte. L’appel au retour à la monnaie nationale a d’autant plus de retentissement que les ripostes bruxelloises sont tardives, confuses et parfois contradictoires, ce qu’abhorrent les marchés.

Les défenseurs officiels s’en tiennent à des propos théoriques et des discours abstraits. La dislocation de la zone : une absurdité pour Jean-Claude Trichet, la fin de l’Europe pour Nicolas Sarkozy (mais l’Europe a vécu plusieurs dizaines d’années sans l’euro…). De façon plus concrète, il ajoute : « Faites attention à votre argent. »

C’est ce thème qu’il faut développer en particulier en France. En effet, si beaucoup d’Européens et surtout les Français savent que l’instabilité monétaire et les dévaluations sont des phénomènes négatifs, ils les jugent somme toute supportables. Nos concitoyens en ont connu tellement sous les IVe et Ve Républiques (cinq depuis 1968) alors que la croissance s’est poursuivie.

Ce qu’il faut expliquer, c’est que nous ne sommes plus dans le même monde et qu’une sortie de la zone euro nécessairement accompagnée d’une forte dévaluation, d’un rééchelonnement de la dette, voire de sa dénonciation serait, dans un premier temps au moins, un cataclysme. Les experts le savent mais ils n’osent l’écrire craignant que leur description devienne une prophétie autoréalisatrice. Ils redoutent une réaction des marchés, du type, « même eux, ils y pensent, ils s’y préparent ».

Au stade actuel de la crise, leur silence n’est-il pas plus dangereux qu’un discours décrivant le scénario et explicitant les risques encourus ?

Décrire le cataclysme

Pour comprendre ce qui se passerait, revenons aux dévaluations balisées d’avant la monnaie unique, à leur déclenchement puis à leur mise en œuvre, en prenant l’exemple français.

Elles s’imposaient aux gouvernements suite à une diminution des réserves de change et à la perte de la compétitivité-prix mais ils conservaient très généralement le choix du moment et pouvaient jouer sur un effet de surprise relative. La procédure était minutée comme un ballet. Le vendredi soir, après la fermeture des marchés, le ministère des Finances demandait la convocation du comité monétaire à Bruxelles le samedi après-midi. La rumeur d’une dévaluation probable du franc commençait à circuler en fin de matinée, souvent en provenance de Rome. Les hauts fonctionnaires et les gouverneurs se mettaient d’accord sur un taux, de l’ordre de 10 %, et sur les dispositions d’accompagnement, notamment les « montants compensatoires » relatifs aux marchés agricoles. Le dimanche, les ministres se réunissaient à leur tour et traitaient des problèmes annexes qui pouvaient surgir, comme la dévaluation d’une autre monnaie faible de l’Europe.

Tout était réglé avant la réouverture des marchés. La période de spéculation était limitée si l’on avait su garder le secret. Cela avait été le cas pour la « dévaluation Giscard » de 1969. Seuls étaient informés, outre le Premier ministre, le ministre et le gouverneur de la Banque de France, le directeur du Trésor et son chef de service ainsi que le directeur de cabinet ; en l’espèce, il avait fait croire qu’il était en congé et absent de Paris.

Il en irait tout autrement en cas de sortie de la zone euro car il n’existe pas de procédure de sortie de la zone euro. Celle-ci est à inventer, ce qui évidemment passe par une période de discussions et de négociations à Bruxelles impliquant plusieurs institutions et 17 pays. Les fuites seraient inévitables et une spéculation tous azimuts se déchaînerait.

Elle serait d’une tout autre ampleur que celle qui se manifestait lors d’une dévaluation, même mal préparée, dans les années 1960. Il existait alors un contrôle des changes, certes imparfait, qui limitait les sorties de capitaux, même si importateurs et exportateurs jouaient sur les délais de règlement. Un rétablissement provisoire du contrôle des changes serait difficile à mettre en œuvre, parce qu’il est contraire au traité mais surtout parce que les outils du contrôle des changes ont été démantelés et ne peuvent être remis en place du jour au lendemain. De plus les volumes en cause ont considérablement augmenté avec le développement du marché unique et de la globalisation.

Les clients des banques du pays concerné ouvriraient massivement des comptes dans les banques de pays étrangers et transféreraient leurs dépôts suscitant une grave crise bancaire. Des retraits, moins importants, se feraient en espèces, ils iraient dans des comptes ouverts pour la circonstance dans les pays limitrophes ou seraient échangés contre des dollars, de la livre, des francs suisses ou toute autre monnaie convertible. Si la période d’incertitude durait, on assisterait à une dollarisation d’une partie des transactions.

Le risque est tel que le pays serait obligé de mettre ses partenaires devant le fait accompli et de prendre une mesure unilatérale, créant un redoutable précédent. La négociation intervenant par la suite se ferait dans les pires conditions et une inévitable confusion. Les transactions seraient paralysées car il faudrait procéder à un échange des billets, en supposant que la nouvelle monnaie soit matériellement disponible.

Quels effets sur l’économie ?

Passons aux suites de la dévaluation en revenant sur les dévaluations d’antan. Il s’agissait de constater une perte de compétitivité et de rétablir l’équilibre de la balance des paiements. L’effet prix devait contribuer à réduire ce déséquilibre, le prix des exportations baissant en devises et celui des importations s’élevant dans la monnaie nationale. Pour accroître le jeu de ce mécanisme, une politique d’accompagnement cherchait à opérer un transfert de la demande interne vers la demande externe, par exemple en faisant pression sur les salaires et en augmentant les impôts. Compte tenu du secret de la dévaluation, ces mesures d’accompagnement ne pouvaient être définies et approuvées qu’après l’opération de change. Cette politique restrictive était nécessaire pour la réussite de la dévaluation. Cette réussite dépendait encore plus de la situation des marchés extérieurs. S’ils sont en forte croissance et s’il existe des capacités de production correspondant à la demande étrangère, la progression des exportations peut être spectaculaire. Ce fut le cas, par exemple, pour la dévaluation Giscard ou la dernière dévaluation de l’Argentine (hausse des prix des produits agricoles) ou du Canada (reprise américaine).

Ces mécanismes sont toujours valables en 2011. Aussi ceux qui voient dans la dévaluation la fin de la politique de rigueur commettent un contresens complet. Les « marges de manœuvre » ne s’élargissent pas, elles se resserrent, au moins dans un premier temps. Il n’est pas de dévaluation réussie sans une politique rigoureuse. Et une dévaluation qui échoue aboutit à une autre dévaluation et à un nouveau freinage de la croissance, c’est la politique de stop and go britannique qui a beaucoup affaibli le Royaume-Uni.

De plus, le contexte macroéconomique de l’Europe dans les prochaines années, c’est-à-dire une croissance faible, rend plus incertain le succès d’une dévaluation. Enfin, il faut que le pays qui dévalue ait des capacités de production disponibles pour l’exportation. Est-ce le cas d’un pays comme la Grèce qui a peu investi et dont la production est peu tournée vers les marchés extérieurs, à l’exception des services ?

Ce qui serait en revanche nouveau pour une bonne part serait les effets liés au poids de l’endettement en devises des entreprises et des particuliers qui a beaucoup augmenté avec les progrès de la financiarisation. Leur endettement augmente automatiquement du taux de la dévaluation puisque les dettes libellées en euros devront être remboursées en euros. Pour ceux qui ont des recettes en devises, liées à l’utilisation des sommes empruntées, il n’y aura pas de problèmes particuliers. Mais pour ceux qui n’ont des recettes que dans la monnaie nationale, charge financière, ils subiront une perte de change. Il suffit de regarder ce qui se passe en ce moment dans les pays d’Europe centrale, qui ont été obligés de dévaluer, Hongrie et pays Baltes, pour constater les dégâts : entreprises en faillite, particuliers ruinés obligés de céder à vil prix leur logement (les Hongrois avaient emprunté en francs suisses…).

Le piège de la dette

Pour l’État endetté, la situation est également catastrophique. Ses charges d’emprunt augmentent pour la même raison. Il ne pourra probablement pas faire face à l’alourdissement de son passif. Il a devant lui deux options.

Soit il procède à une dénonciation unilatérale de sa dette, ce qui veut dire un arrêt des financements externes. Cela a été la pratique la plus utilisée dans le passé. Reconnaissons qu’un certain nombre de pays s’en sont bien portés. Les marchés ayant la mémoire courte, ils acceptent après un délai de quelques années de prêter à nouveau au pays fautif. Cela a réussi à la Pologne qui n’a pas payé toutes les dettes de la période communiste, contrairement à la Hongrie dont la vertu n’a pas été récompensée. S’agissant d’un pays de la zone euro, les dommages sur l’ensemble de la zone seraient considérables. La moitié de la dette des quatre pays actuellement menacés étant détenue par des résidents de la zone, les banques et les institutions financières seraient menacées, en particulier allemandes et françaises. Il suffirait qu’un seul pays procède à une dénonciation, même partielle, pour qu’un effet domino soit attendu. C’est l’ensemble de la zone qui serait en crise.

Soit il cherche à atteindre le même but au moyen d’une négociation multilatérale. Dans les années 1990, n’y a-t-il pas eu des mécanismes originaux, comme le plan Brady, qui ont permis le rachat des dettes existantes à 50 % de leur valeur, le rééchelonnement de la dette restante et l’octroi de nouveaux financements ? De tels dispositifs n’ont été consentis que pour des pays en développement après une longue crise et des négociations complexes. Une situation plus comparable est celle de pays européens non-membres de la zone qui ont dû dévaluer leur monnaie. Certes, les institutions de Washington et l’Europe leur apportent une aide. Mais pour l’instant, aucune dénonciation de dettes n’est intervenue et les efforts demandés en contrepartie de cette aide sont considérables. Le cas letton est particulièrement dramatique, hausse du chômage, baisse des salaires et des prestations sociales de l’ordre de 20 %, fermeture de services publics. Dans l’Europe du froid, qui a subi le joug soviétique, nous tolérons que des populations de pays appartenant à l’Union souffrent. À partir de quel degré de latitude et de longitude cela devient-il intolérable ? N’oublions pas que les pays qui auraient quitté la zone seraient dans la même situation juridique que les pays Baltes.

Ceux qui croient qu’une opération chirurgicale consistant à couper le membre malade, par exemple la Grèce, peut être une opération propre à cicatrisation rapide et qu’il convient d’opérer le plus rapidement possible se leurrent. Compte tenu des interdépendances économiques et financières et des réseaux qui se sont tissés ces dernières décennies, ce serait une opération sale avec des risques de gangrène pour l’ensemble de la zone.

Ceux qui essaient de boucher les voies d’eau ont raison de vouloir retarder le cataclysme. Les prêts consentis et le Fonds européen de stabilité financière sont de bons outils dans une perspective à court terme mais insuffisants dans une perspective à moyen terme. Les extrapolations montrent qu’à l’échéance 2015 le taux d’endettement de la Grèce par rapport au Pib sera plus élevé.

En ce sens, les partisans de la solution chirurgicale ont aussi raison. Si l’on se contente des mesures actuelles, la situation du malade aura empiré et l’ablation sera plus douloureuse.

Il faut faire beaucoup plus pour rompre le cercle vicieux actuel. Il est urgent de renoncer à prêter à des taux usuraires, de l’ordre de 5 à 6 % alors que la croissance est quasiment nulle. Il faut des financements nouveaux pour développer un investissement assurant une croissance minimale, bref inventer un « plan Marshall »

Bien évidemment Bruxelles le sait. Mais l’opinion publique en Europe refuse tout supplément de solidarité et de fédéralisme. L’espoir est qu’avec le temps l’on pourra en instiller sans le dire.

Décrire le cataclysme de l’euro n’aurait pas pour objectif de semer la panique mais de montrer qu’il ne s’agit pas d’abord de générosité et de solidarité mais de la défense de ses intérêts bien compris. Au degré d’interdépendance que nous avons atteint, une marche en arrière n’est pas impossible mais effroyablement coûteuse pour une grande majorité d’Européens. La voie la plus simple est de continuer à avancer, étant précisé que la maîtrise des étapes et du tempo est une exigence démocratique et fonctionnelle.

Pour en convaincre les opinions publiques, les experts doivent nous décrire les différents possibles avec leurs marges d’incertitudes. Ce serait une étape vers plus de réalisme et de maturité démocratique.