Position. La guerre écologique
Les écologistes et autres défenseurs de relations plus harmonieuses entre l’humanité et la nature perdent presque systématiquement les batailles qu’ils livrent. Sont-ils pour autant voués à perdre la guerre ? Après plus d’un siècle et demi de défense des espèces, des milieux et de la biosphère, force est de constater que le rapport de force ne leur est pas favorable. La plupart des batailles engagées ont été perdues et les défenseurs de la nature sont en passe de perdre définitivement – ou ont déjà perdu ? – les deux combats majeurs qu’ils livrent encore : la protection du climat et de la biodiversité. Est-ce à dire que la guerre elle-même est perdue ? Pour les écologistes, certainement. En revanche, il en va tout autrement pour la nature. Il est au contraire probable que les batailles gagnées par les hommes dans leur lutte contre la nature les rapprochent d’une défaite inexorable, à la manière de Koutousov remportant la campagne de Russie en raison même de ses batailles perdues ou esquivées contre Napoléon1.
Il en ira en effet de notre combat contre la nature comme de l’agression d’un vaste territoire telle que l’analyse Clausewitz. Ce dernier théorise la supériorité de la stratégie défensive contre la stratégie offensive, pour autant que l’étendue du territoire investi par des troupes hostiles lui permette de se déployer. Plus les troupes pénètrent sur le territoire ennemi et plus elles allongent et fragilisent leurs lignes de communication ; plus elles sont contraintes de distraire sur le territoire adverse une part croissante de leurs effectifs ; les agresseurs voient faiblir leur énergie au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de leur base. Et les conséquences sont en quelque sorte inverses pour les troupes sur la défensive. Plus elles se concentrent et se ramassent, plus leur énergie devient vitale.
À l’instar de Napoléon, plus nous remportons de victoires contre la nature et plus nous nous affaiblissons. Et ce en épuisant les énergies fossiles et les minéraux extractibles à faible coût, en vidant les mers, en appauvrissant les sols et plus généralement en affaiblissant les services écosystémiques. En d’autres termes, nous ne cessons de fragiliser nos moyens d’agression et notre intendance. Dans le même temps, nous sommes en train de pénétrer dans l’hiver russe, sous les espèces du changement climatique2 et d’un probable basculement des écosystèmes3. À quoi s’ajoute la profondeur temporelle de la nature, sorte d’équivalent à l’étendue du territoire russe. En termes crus, combien d’hommes comportera la grande armée humaine au milieu du siècle et au cours des décennies suivantes, compte tenu de la conséquence probable du changement climatique en cours et d’un possible basculement des écosystèmes, à savoir une chute de nos capacités mondiales de production alimentaire ?
Nous ne parviendrons plus en effet à stabiliser la hausse de la température moyenne à la surface du globe en deçà de la barre des 2 °C d’ici à la fin de ce siècle. Nous aurions peut-être pu en 2015 stabiliser les émissions mondiales, puis à partir de 2016 les réduire de 3 % par an. Un objectif difficile mais qui aurait pu dans l’absolu être tenu. Désormais, il n’est plus possible d’espérer la mise en œuvre d’un accord analogue avant 2021. Il faudrait alors, pour atteindre le même objectif, réduire les émissions mondiales de 6 % par an, ce qui est inatteignable4. À quoi s’ajoutent les engagements volontaires des pays pour la période 2013-2020 et les choix d’infrastructures que nous faisons et ferons dans les toutes prochaines années. Sans compter la ruée sur les gaz ou huiles de schiste aux États-Unis et ailleurs. Ils nous placent sur une trajectoire nous éloignant irrémédiablement et significativement de l’objectif des 2 °C, dépassant les 3 °C et pouvant même atteindre les 5 °C.
Certains rêvent que la géo-ingénierie5 nous permettra de calmer l’ire climatique. Le pari est en réalité hautement risqué. Autant nous sommes capables de remédier localement à nos dégâts, et parfois d’une façon époustouflante, autant nous en sommes incapables, semble-t-il, à une échelle globale. Toutes les techniques de géo-ingénierie envisageables souffrent en effet des mêmes défauts : être sous-dimensionnées et impliquer un coût faramineux. À quoi s’ajoutent encore trois tares majeures : celle de pouvoir, comme certaines techniques, provoquer des effets secondaires dramatiques, et celle de devoir être maintenues et entretenues pour une durée indéterminée, ce qui en accroît encore le coût ; enfin, autorisés à émettre sans compter, nous provoquerons d’autres perturbations, à commencer par l’accélération de l’acidification en cours des océans6.
La victoire de la nature sur l’incurie et la cupidité cosmiques humaines signifierait-elle la victoire des écologistes ? Non, les écologistes ne sauraient s’affranchir de leur propre humanité. Leur défaite serait même double, celle du genre humain en totalité et celle de la part dudit genre qui aurait échoué à convaincre la majorité. Voire triple, au sens d’une défaite de l’idéal de justice intra-humaine, les plus pauvres devant probablement payer les premiers le tribut de l’égoïsme humain généralisé. Il reste cependant un espoir, celui de la construction sur ces ruines d’une humanité décidée à cultiver une plus grande harmonie en son sein et dans ses relations à la nature.
- 1.
Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955.
- 2.
Rachel Warren, “The Role of Interactions in a World Implementing Adaptation and Mitigation Solutions to Climate Change”, dans le dossier “Four Degrees and Beyond: The Potential for a Global Temperature Increase of Four Degrees and its Implications”, Philosophical Transactions of the Royal Society A, 13 janvier 2011, vol. 369.
- 3.
Anthony Barnosky et al., “Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere”, Nature, 7 juin 2012, vol. 486.
- 4.
Pour un calcul moins pessimiste mais avec la même idée de fenêtre d’action se refermant définitivement, voir Thomas F. Stocker dans “The Closing Door of Climate Targets”, Science, 18 janvier 2013, vol. 339, p. 280-282.
- 5.
Bertrand Guillaume et Valéry Laramée de Tannenberg, Scénarios d’avenir. Futurs possibles du climat et de la technologie, Paris, Armand Colin, 2012.
- 6.
Pour un bilan plus général, voir notamment Graham M. Turner, “On the Cusp of Global Collapse? Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data”, GAiA, juin 2012, vol. 21, no 2, p. 116-124.