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L'écologie franciscaine du pape

août/sept. 2015

#Divers

Esprit – L’encyclique Laudato Si’. Le souci de la maison commune1du pape François a reçu un bon accueil au-delà des cercles chrétiens. Pour vous, quelle est l’originalité de ce texte ?

Dominique Bourg – On ne s’attendait pas à un positionnement écologique aussi radical, en particulier sur le lien plusieurs fois souligné au cours de ce texte entre la préoccupation écologique et la question sociale : « une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (§ 49). Concrètement, l’encyclique prend la mesure de la situation dramatique où nous nous trouvons ; elle éclaire les raisons qui nous ont conduits au péril actuel et dessine des actions possibles à la faveur d’une relecture des Écritures et de la tradition, tout particulièrement franciscaine ; elle s’appuie en outre sur de nombreuses conférences épiscopales catholiques de par le monde, tout en citant des analyses du patriarche orthodoxe Bartholomée ou des poèmes soufis. Il y a donc des marques délibérées d’ouverture.

L’homme et la nature

Mais au-delà du message « aux hommes de bonne volonté », y a-t-il une orientation théologique nouvelle ?

L’originalité de cette encyclique se manifeste dans la rupture assumée avec une représentation traditionnelle de la situation de l’homme dans la nature.

En effet, l’idée selon laquelle nous étions destinés par décret divin à dominer brutalement le monde naturel et à être craints de tous les animaux, car seuls à l’image du Créateur, vient en partie de la chrétienté latine, occidentale et médiévale. Telle était la thèse défendue en 1967 par Lynn White dans un article célèbre sur les « Racines historiques de notre crise écologique2 ». Cette interprétation dite « despotique » des premiers chapitres de la Genèse a fini par modeler nos relations à la nature. Or une telle analyse du récit biblique de la Création, appuyée notamment sur les versets 1, 28 de la Genèse, qui considère que la nature est un instrument au service de l’homme et ne mérite aucun autre égard, n’est pas la seule possible. Il en est deux autres, très différentes3.

Selon l’interprétation dite de l’« intendance », la Création et les créatures disposent d’une valeur intrinsèque. Elles ont en effet été déclarées très bonnes par Dieu avant même l’avènement des êtres humains (Gn 1, 31). Elles ne sont donc pas de simples moyens à sa discrétion et méritent respect. L’homme est invité à « cultiver et garder » le jardin du monde (Gn 2, 15). C’est pour cette interprétation qu’opte Laudato Si’, mais le pape François y ajoute de fortes connotations franciscaines4 qui renvoient à la troisième interprétation possible, dite « citoyenne ». Pour autant qu’Adam signifie « terre » (Gn 2, 7), l’espèce humaine est tirée de la terre comme toutes les autres espèces, elle est faite de la même étoffe que les autres et ne peut donc se prévaloir d’une quelconque supériorité. Tous les êtres naturels peuvent être déclarés frères et sœurs.

S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures.

(§ 67)

L’écologie intégrale

S’il alerte sur « la spirale d’autodestruction dans laquelle nous nous enfonçons » (§ 163), quelle idée de l’écologie le pape défend-il ?

Il va bien au-delà d’une critique du consumérisme, qui n’est pas nouvelle dans le message catholique (« culture du déchet »). Il développe en effet une conception originale de l’écologie, appelée écologie intégrale (« l’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre », § 66). Au cœur de l’écologie intégrale est affirmée l’identité entre le souci pour les pauvres et celui pour la nature. L’exploitation des ressources entraîne en effet de grandes inégalités tout comme, réciproquement, l’exposition aux dommages environnementaux aggrave les écarts sociaux. L’écologie intégrale, c’est à la fois la solidarité des questions sociales et des questions environnementales, mais c’est aussi un regard qui voit l’interdépendance de tout.

En effet, au rebours de nos modes de penser et d’agir, analytiques, la nature nous enseigne l’interdépendance de tous ses éléments. L’idée d’une écologie intégrale est précisément de revoir nos habitudes de pensées en nous inspirant du caractère systémique de la nature. Les limites que nous impose le fonctionnement interdépendant de la nature ne valent pas exclusivement pour le domaine des phénomènes dits naturels. Elles s’imposent dans nos relations mutuelles aussi bien que dans notre rapport à notre corps. Tout ce qui est praticable n’est pas nécessairement légitime ni souhaitable. L’affirmation sans limites des droits individuels, héritée de l’individualisme possessif de la philosophie du contrat, n’est par exemple pas compatible avec une authentique défense de biens publics et communs comme le climat ou la biodiversité. Il n’est d’ailleurs point de défense des biens communs, quels qu’ils soient, sans règles communes. Une telle défense est inconcevable sans opposer des limites à l’affirmation absolue, et nécessairement à court terme, de l’individu et de ses droits.

Écologie et démographie

La position sur la démographie, en revanche, ne connaît aucune inflexion : « Il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire » (§ 50).

C’était vrai jusqu’à la fin du xxe siècle. La montée de la pression démographique n’était responsable au maximum que d’un quart des dégradations environnementales jusqu’à la fin du siècle dernier. Par exemple, en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, entre 1890 et 1990, elles augmentent d’un facteur 17 alors que la population n’augmente que d’un facteur 3, 3. Mais depuis le début du nouveau siècle, ce n’est plus le cas. Le système de consommation occidentale s’étend mais la critique des inégalités ne résout pas tout : même les personnes qui restent pauvres ont besoin d’un minimum de ressources, qui portent malheureusement atteinte, compte tenu de l’actuelle masse démographique, à la biodiversité. C’est la seule réserve que j’ai vis-à-vis de ce texte. Mais la tonalité d’ensemble est juste, en particulier dans le sentiment d’urgence qui est exprimé.

Cette encyclique, parce qu’elle ouvre des voies tant à la pensée qu’à l’action, constitue une source d’inspiration au long cours.

Si nous nous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément. La pauvreté et l’austérité de saint François n’étaient pas un ascétisme purement extérieur, mais quelque chose de plus radical : un renoncement à transformer la réalité en pur objet d’usage et de domination.

(§ 11)
  • 1.

    Disponible en ligne et publiée par divers éditeurs (Parole et silence, Bayard, Le Cerf…).

  • 2.

    Ce texte est traduit en français et discuté dans Dominique Bourg et Philippe Roch (sous la dir. de), Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, Genève, Labor et Fides, 2010.

  • 3.

    Voir John Baird Callicott, Pensées de la Terre. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amérique, Australie : la nature dans les cultures du monde, Marseille, Wildproject Éditions, 2011. Voir aussi id., Genèse. La Bible et l’écologie, Marseille, Wildproject Éditions, 2009.

  • 4.

    Voir par exemple le § 233 de l’encyclique : « L’univers se déploie en Dieu, qui le remplit tout entier. Il y a donc une mystique dans une feuille, dans un chemin, dans la rosée, dans le visage du pauvre. »

Dominique Bourg

    Philosophe, son travail est consacré à notre relation à l’environnement et aux questions écologiques, à l’évaluation des choix technologiques et des risques, au débat public et à la démocratie participative. Il est professeur à l'Université de Lausanne (Institut de Géographe et de Durabilité) et membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme. Il dirige…

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