Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Le massacre des prétendants par Ulysse (Tarquinia, vers 440 av. JC), Altes Museum de Berlin
Le massacre des prétendants par Ulysse (Tarquinia, vers 440 av. JC), Altes Museum de Berlin
Dans le même numéro

Fragilités démocratiques

mars 2019

#Divers

Au deuxième chant de l’Odyssée, Télémaque, figé dans l’impuissance, convoque l’assemblée d’Ithaque. Sur l’agora, il a le courage d’exposer sa souffrance devant les autres citoyens. « Je n’ai que mon urgence, le malheur sur ma maison[1]. » La douleur du fils d’Ulysse est balayée par les insultes des prétendants menés par Antinoos (« prince fanfaron, âme emportée »). La séance est levée et Télémaque se prépare à quitter Ithaque. Comme si la délibération était incapable de bousculer l’ordre des choses.

Trente siècles plus tard, le « grand débat national » va-t-il permettre de résoudre la crise et de restaurer un pouvoir d’agir collectif ? Ou bien est-il un moyen habile ­d’enterrer la colère ? Va-t-il servir à renforcer le pouvoir d’un seul ou la cohésion de notre communauté politique ? Dans quelles conditions les citoyens peuvent-ils participer sans être instrumentalisés ? L’expression directe de citoyens sous les plafonds dorés des préfectures coïncide-t-elle avec le principe républicain du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ?

À notre sens, des collections d’individus ne forment pas une assemblée, ni des prises de paroles juxtaposées, une délibération. Du côté des institutions, on croit trop souvent aux vertus de la technique : accumulation des informations, stérilisation des débats, encadrement des inter­actions… On cherche une professionnalisation démocratique illusoire, un encadrement méthodo­logique pour « recueillir la parole des habitants » et mettre en place des « innovations démocratiques ». On cherche l’efficacité et on trouve le pouvoir des experts. Du côté des citoyens, on se défie, on rejette ceux que l’on croit appartenir au « système », à une « élite » intouchable ; ou bien on met tous ses espoirs dans l’expression naïve et désordonnée de « solutions » aux problèmes publics. Lors d’une des séances du « grand débat national », on a ainsi pu entendre, en quelques minutes, des citoyens suggérer ce qu’il faudrait faire pour améliorer la fiscalité du travail, la gestion d’établissements de personnes handicapées, la formation des membres des conseils de quartiers, la destruction des armes nucléaires, la diminution de la dette publique…

Les organisateurs de ce type de consultations se retrouvent alors face à un dilemme : si on ignore les expressions des citoyens, on nourrit le repli ou la violence, mais si on les intègre au fonctionnement institutionnel, ce qui demande temps et abnégation, on provoque un sentiment de dépossession et de rejet. Ainsi s’accroît le sentiment d’impuissance. Pour l’éviter, on doit identifier et surmonter de nombreux obstacles. Deux sont particulièrement significatifs : la réduction du débat à un recueil de doléances et l’organisation de simulacres.

Dépasser les doléances

Télémaque se plaint – de l’absence de son père, du harcèlement des prétendants, de ceux qui dévorent ses biens. Il exige leur départ, puis quémande un navire. On lui oppose une fin de non-recevoir. Les prétendants ont leurs raisons et leurs propres revendications.

La collecte des doléances forge notre imaginaire depuis les États généraux. Mais cette plainte et son cortège de « solutions » ne constituent en rien une discussion publique en vue du bien commun. La doléance erre seule dans le vaste désert du débat public. Un écho sans réponse. On revendique sans s’écouter. On s’oppose sans réfléchir ensemble. Ce genre de dispositif laisse les chefs seuls responsables des problèmes et de leurs solutions. À eux de choisir et d’arbitrer à l’abri des regards dans la liste des propositions.

Changeons de perspective. On organise une discussion sur la fiscalité mais, en amont, on a tracé une échelle de revenus et une échelle de patrimoine. Il y a dix échelons correspondant aux déciles définis par l’Insee. De manière anonyme, chacun peut se positionner sur cette échelle. Peu de personnes se situent correctement. On sous-estime ou surestime souvent sa position dans l’échelle sociale. Quand on ouvre le débat sur la justice fiscale, on peut partir de l’expérience de chacun mais intégrer d’autres points de vue : ceux des fonctionnaires, de statisticiens, de scientifiques ou de poètes. Les débats se complexifient. On prend conscience de tensions entre universalité et progressivité de l’impôt, ou des contraintes posées par les traités européens. Finalement, les citoyens apprennent à découvrir la complexité institutionnelle et les experts de toute sorte à prendre en compte les problèmes concrets qui remontent des expériences de vie[2]. Chacun distingue plus clairement où se situent les options politiques, les croyances et les intérêts qui les fondent. Cette clarté nous manque. Elle est obscurcie par les usages détournés des mots dans le champ politique, mais aussi par le brouillard de la multitude des témoignages et des opinions.

Emprunter cette voie suppose d’adopter de « formidables méthodes ­d’observation, d’expérimentation, de réflexion et de raisonnement en constante évolution[3] ».

La délibération naît dans la contribution progressive des uns et des autres, mais aussi en préservant un espace vide, où ceux qui organisent les débats n’ont pas d’avance
la solution.

L’expérience de vie est un point de départ pour constituer une communauté politique. Elle doit se croiser avec les savoirs constitués et sédimentés dans l’action publique. Le passage au discours collectif, du je au nous, du citoyen à la communauté politique n’est pas naturel. Il suppose de chercher ensemble dans la zone du vraisemblable, du « rêve logique », sans naïveté ni complaisance, mais avec considération pour le savoir de l’autre et avec l’intention de contribuer à la justice.

La délibération naît dans la contribution progressive des uns et des autres, mais aussi en préservant un espace vide, où ceux qui organisent les débats n’ont pas d’avance la solution.

Face aux simulacres

Les débats sont parfois organisés pour tranquilliser ceux qui comptent et décident par ailleurs. On ne peut pas passer en force, alors on organise des débats. Mais la décision est déjà prise ou dépend d’une situation qui ne laisse pas de place à des alternatives. On peut penser au référendum sur la Constitution européenne, à la situation de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi à la multitude des dispositifs de participation des habitants qui se sont développés au niveau communal (certains conseils de quartiers, conseils citoyens…).

Comment éviter le théâtre d’ombres où sont domestiquées les ambitions des insatisfaits ? De bonne foi, les débats ne devraient pas commencer sans nommer ce qui est plein – a été défini lors de débats antérieurs ou par des « contraintes » – et ce qui est vide – à définir collectivement. On ne part jamais d’une feuille blanche. Celle-ci n’est jamais entièrement rédigée non plus. Des lignes peuvent être remises en cause. Des marges, des failles, des interstices, des espaces vastes ou limités peuvent permettre d’exercer son pouvoir d’agir.

Négocier le cadre et le lieu de la discussion est un préalable à l’exercice du débat démocratique. Nous ­n’imaginons alors que deux options. Dans un cas, citoyens et décideurs publics se mettent d’accord sur la zone de négociation, le groupe délibérant et ses modalités. On a pu ainsi expérimenter l’écriture d’une délibération municipale à partir d’un groupe de douze citoyens et douze élus concernant la création de conseils citoyens indépendants à Grenoble[4]. Les modalités de décision sont alors essentielles. Contre les consensus apparents, le vote ou l’expression font émerger les dissensions, nuancent les choix et, surtout, font émerger le point de vue de personnes silencieuses ou rendues invisibles.

Dans un autre cas, le désaccord peut ouvrir vers des formes de « démocratie sauvage[5] », cette capacité démo­cratique de délibérer et de s’organiser pour la justice en dehors des institutions publiques. Le peuple souverain se définit par sa pluralité. Il ne peut être limité par ceux qui ne sont prêts qu’à discuter de la couleur des murs mais pas des bâtiments, des virgules de la Constitution mais pas de son contenu, de la Tva mais pas de l’Isf… Les institutions publiques actuelles n’ont pas de monopole démocratique. La démocratie existe aussi dans la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes, dans des associations ou des mouvements sociaux, dans des entreprises coopératives qui, toutes, ont du pouvoir sur le débat public. Celui-ci n’a pas de forme définitive et ne peut être professionnalisé ou encadré par des experts ou des questionnaires. Quitte à rebondir de manière imprévue : ce jeu du dedans et du dehors est l’une des figures imposées pour sortir des simulacres, gagner en liberté et déplacer les frontières de la démocratie institutionnelle.

Revenons à L’Odyssée. On croit l’épisode sans conséquence mais, des semaines plus tard, on découvre que les prétendants vivent dans la crainte[6]. La peur a changé de camp. Les prétendants sont sur la défensive sans rien savoir encore du retour d’Ulysse. Mais l’assemblée n’a pas permis de délibérer et de rassembler. L’histoire se termine par le massacre des prétendants par Ulysse. Le sang a coulé et la force a gagné.

Nous ne sommes pas à l’abri de la violence civile. Nous portons la responsabilité de prendre soin de nos fragilités démocratiques. En dépassant ­l’impuissance qui nous mine, les doléances qui nous limitent et les simulacres qui nous divisent. Tel est le cap à franchir pour passer de la nuit à « l’aube aux doigts roses », avec la considération politique nécessaire pour le savoir et l’intelligence des citoyens ordinaires.

 

[1] - Homère, L’Odyssée, trad. par Philippe -Jaccottet, Paris, La Découverte, 2016, chant II, v. 55.

[2] - Telle est par exemple l’ambition des «  carrefours de savoirs  » du Collectif pour une protection sociale solidaire : www.protectionsocialesolidaire.org.

[3] - John Dewey, Le Public et ses problèmes [1927], trad. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask, Paris, Gallimard, coll. «  Folio  », 2010.

[4] - Ce groupe a fait acter par la municipalité la prise de parole de citoyens en conseil municipal, alors que la loi ne le permet toujours pas : www.grenoble.fr/461-conseils-citoyens-independants.htm.

[5] - Sur cette expression de Claude Lefort, voir Miguel Abensour, «  “Démocratie sauvage” et “Principe anarchie”  », dans La Démocratie contre l’État, Paris, Le Félin, 2012 et Antoine Chollet, «  L’énigme de la démocratie sauvage  », Esprit, janvier-février 2019.

[6] - «  Le peuple n’a plus le goût de nous défendre. À l’œuvre donc, avant qu’il ne convoque une assemblée […] je crains qu’ils ne nous condamnent et bannissent de notre terre, en nous contraignant à l’exil  », admet Antinoos dans Homère, L’Odyssée, op. cit., chant XVI, v. 375-376 et 381-382.

Emmanuel Bodinier

Co-fondateur de l'association Aequitaz, dont le projet est de lutter contre la pauvreté et de promouvoir la justice sociale en utilisant des méthodes expérimentales.

Dans le même numéro

Un nouvel autoritarisme en Pologne

Coordonné par Jean-Yves Potel, le dossier analyse le succès du gouvernement du Parti Droit et justice (PiS) en Pologne. Récupérant un mécontentement semblable à celui que l'on perçoit ailleurs en Europe, le régime s'appuie sur le discrédit des élites libérales et le rejet des étrangers pour promouvoir une souveraineté et une fierté nationale retrouvées. Il justifie ainsi un ensemble de mesures sociales mais aussi la mise au pas des journalistes et des juges, et une posture de défi vis à vis des institutions européennes, qu'il n'est pas pour autant question de quitter. À lire aussi dans ce numéro : les nouveaux cahiers de doléance en France, l’emprise du numérique, l’anniversaire de la révolution iranienne, l’antisémitisme sans fin et la pensée écologique.