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Des mots vides contre la pauvreté des jeunes

Vingt-cinq représentants des associations ou des institutions publiques sont réunis dans une salle étroite, au septième étage du ministère des Affaires sociales, pour réfléchir à la prochaine « stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes [1] ». Cofondateur d’AequitaZ, une association visant la justice sociale, nous avons décidé de participer au groupe sur la «  pauvreté des jeunes  » avec une confiance mesurée dans notre capacité d’influence, l’opiniâtreté nécessaire pour faire valoir notre point de vue et l’intention d’apprendre ce qui se passe dans ce genre de réunions. Nous avons été étourdis par le bruit des dispositifs et aveuglés par des faux-semblants démocratiques. Que cachaient-ils ?

Trompés par notre inexpérience, nous imaginions que l’enjeu d’une stratégie nationale contre la pauvreté dépassait la création de nouveaux sigles et autres dispositifs administratifs. Nous sommes arrivés avec l’idée que la pauvreté se combattait en partageant des richesses et avec l’ambition de porter un imaginaire et des mesures à prendre pour créer quelques avancées significatives. Mais dès la première séance, nous avons été refroidis.

La plupart du temps, les échanges se déroulent ainsi : un exposé avec plus de chiffres que d’idées ouvrent des échanges plats et redondants. Certains sont imprécis et fastidieux ; d’autres, clairs et précis. Mais chacun met en avant des intérêts catégoriels sans qu’une volonté générale ne se dégage. Parfois, une voix s’étrangle, entre colère et désarroi, face au cas d’un jeune qu’on délaisse ou d’une absurdité administrative.

La discussion sur le bien commun s’efface devant des débats techniques sur les vertus comparées de la Garantie jeune et du Pacéa. On aurait pu ­s’opposer : d’un côté, le primat de l’emploi, une approche selon laquelle le travail rémunéré fonde l’appartenance à la société ; de l’autre, l’affirmation des droits fondamentaux de chacun, quels que soient son statut, sa nationalité, son genre, sa situation familiale, professionnelle ou scolaire. Qu’est-ce qui fonde notre communauté politique ? Comment lutter contre les inégalités vécues par les jeunes adultes au-delà de leurs singularités ? Il faudra revenir pour assister à ce débat.

Surtout, les mots sont techniques et flous. On parle de « l’insertion » et non de droits fondamentaux, de « solvabilisation » et non de niveau de vie décent[2]. Que veut dire « solvabiliser les parcours d’insertion » dans le dossier de presse de la concertation ? La culture du sigle et du dispositif nous reste hermétique et nous sommes pris de vertige devant les abîmes de la pensée administrative : « des lieux de coordination et de l’offre de services », « des dispositifs spécifiques inspirés des réussites de terrain » ou « un accompagnement sécurisé de tous les jeunes ».

Cette dépolitisation n’est pas due au seul langage de la délégation interministérielle ou des parlementaires. D’un côté de la table, des associations naviguent entre leurs domaines de compétences (les mineurs étrangers, les jeunes suivis par l’aide sociale à l’enfance, les jeunes en situation de handicap, les jeunes en situation de décrochage scolaire…) et la volonté d’obtenir des « avancées concrètes » en intégrant les contraintes de l’environnement. De l’autre côté, les représentants ministériels se réfugient derrière une prétendue neutralité. Quand nous interrogeons le représentant du ministère de l’Emploi sur le manque de postes à basse qualification sur le marché de l’emploi, il répond « diminution du coût du travail » et logique «  d’appariement entre l’offre et la demande ».

Les positions restent dissimulées derrières les masques de faux consensus. Le problème n’est pourtant pas le désaccord, mais cet évitement systématique du débat en se réfugiant derrière des considérations techniques et des mots fantômes[3]. Derrière le bruit, l’ordre néolibéral règne : il s’agit d’améliorer la manière dont les personnes actives entrent en concurrence sur le marché du travail. Le rapport final ne reflète que la vision de la pauvreté liée au travail rémunéré, la question scolaire se réduit aux débouchés professionnels, le revenu à celle d’une incitation couplée à un accompagnement vers l’emploi. Alors, les participants peuvent parler à défaut d’être entendus ou bien se taire et déserter. Lors de l’une des réunions, la moitié des membres n’avaient pas dit un mot à la fin des trois heures.

Une discussion démocratique suppose le courage de la vérité et l’égalité politique[4]. Or rien dans l’animation ne permettait de se départir de nos intérêts propres. L’égalité n’était même pas recherchée. Quand certains rédigeaient le rapport, d’autres n’avaient que le droit de soumettre sans garantie des amendements. Le jeu de la concertation se joue aussi en coulisse : on mesure le pouvoir à son éloignement. Pas une fois nous n’avons vu de conseillers des cabinets ministériels ou présidentiels qui ont pourtant exercé une influence sur les textes. À l’inverse, malgré nos sollicitations, les milliers d’idées émises lors de la consultation numérique n’ont jamais été transmises et n’ont certainement eu aucune conséquence sur la rédaction finale.

Quand nous parlons d’étendre le droit commun – le revenu de solidarité active – dès dix-huit ans ou de suivre le rapport de Christophe Sirugue[5], on nous rétorque que ce n’est pas dans le programme du président de la République. Le rapport final contient donc un nouveau dispositif et son sigle (le Paji) pour expérimenter un revenu et un accompagnement spécifiques pour les jeunes. Tout cela à l’horizon 2020 ou 2021, alors qu’on a vu le gouvernement autrement plus prompt à vouloir « libérer les énergies » des plus privilégiés.

Nous sommes convaincus que la pauvreté ne se limite pas à un problème administratif. C’est une fracture dans notre contrat social. Un homme nous a dit d’une voix faible : « La pauvreté? C’est le sentiment que le monde vous écrase. »

Nous avons besoin
de refonder nos formes de délibérations si nous voulons une société où l’on vive sans pauvreté.

En participant à ce théâtre d’ombres, nous avons découvert que l’enjeu démocratique et celui de la lutte contre la pauvreté sont profondément liés. Nous avons besoin de refonder nos formes de délibérations si nous voulons une société où l’on vive sans pauvreté. Notre voix pèsera si nous trouvons les mots justes, qui bousculent les sigles de l’ordre bureaucratique, qui évoquent la vie des personnes, qui fondent une communauté politique riche de tout son monde. Nous avons besoin de courage politique, mais aussi de poésie. Comme l’a écrit Aimé Césaire : « La justice écoute aux portes de la beauté [6]. »

 

[1] - Cet article a bénéficié des commentaires de Marion Ducasse, Jérôme Bar, Cédric Stien, Emmanuelle Gueugneau, Fabien Laperrière, Céline Deslattes et Emmanuelle Limousin.

 

[2] -  Le mot « insertion » est cité soixante-deux fois sur vingt-huit pages ; « redistribution » n’apparaît pas une seule fois. Antoine Dulin et Fiona Lazaar, Propositions du groupe de travail n°2. Prévenir la vulnérabilité des jeunes et favoriser leur insertion, Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des jeunes et des enfants, 2018.

 

[3] - Nina Eliasoph, l’Évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, trad. par Camille Hamidi, Paris, Economica, 2010.

 

[4] -  Michel Foucault, le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Seuil/Gallimard, coll. «  Hautes études  », 2008.

 

[5] - Christophe Sirugue, Repenser les minima sociaux. Vers une couverture socle commune, Rapport au Premier ministre, 2016.

 

[6] - Aimé Césaire, Moi, laminaire…, Paris, Seuil, 1982.

 

Emmanuel Bodinier

Co-fondateur de l'association Aequitaz, dont le projet est de lutter contre la pauvreté et de promouvoir la justice sociale en utilisant des méthodes expérimentales.

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