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Photo Cindy Tang via Unsplash
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Dans le même numéro

Des jeunes sans bercail

septembre 2020

La précarité de la jeunesse peine à s’imposer comme un enjeu politique. C’est d’autant plus urgent que la crise de la Covid-19 a frappé de plein fouet une population que l’État a laissée livrée à elle-même.

Kevin avait 20 ans et vivait à la rue depuis trois ans loin de sa famille. Dans un parc, lors d’une marche contre la pauvreté, il nous regardait en se tenant à distance. Nous nous étions approchés et nous avions commencé une conversation. Il était sans bercail, sans famille, sans lien avec les institutions. Il était resté les quatre jours de la marche. Puis, un habitant de Chambéry lui avait prêté son jardin pour qu’il pose sa tente quelques jours. Les semaines étaient passées. Il s’était rendu une fois jusqu’à la mission locale. Un matin, il avait disparu, reparti sur les routes et sous les ponts. Qu’est-il devenu ? Combien de vies comme la sienne ? Combien de Rimbaud sans poèmes ? Comment comprendre qu’on abandonne ces jeunes concitoyens à leur sort de traverses et de misères ?

La question ne date pas d’hier. Le 4 octobre 1988, Jean-Michel Belorgey prend la parole dans l’hémicycle doré de l’Assemblée nationale. Rapporteur du projet de loi créant le revenu minimum d’insertion, il soulève « la grande question  » des jeunes. Il propose d’ouvrir le dispositif à ceux qui ont charge de famille et ajoute : « Peut-être le gouvernement pourrait-il aussi faire des propositions en ce qui concerne les jeunes de moins de 25 ans qui n’ont pas réussi à s’insérer et qui ont en quelque sorte épuisé les possibilités qui leur sont offertes au titre des actions spécifiques. Mieux vaut, en effet, ne pas attendre quelques années encore pour leur donner de nouvelles chances. »

Trente-deux ans plus tard, après plusieurs mois de confinement et les prémices d’une crise économique sans précédent, Stanislas Guerini, député et délégué général de La République en marche, affirme dans les colonnes d’un journal du soir : « Pour éviter d’avoir une génération sacrifiée, une prime à l’embauche les concernant est nécessaire, ainsi que l’ouverture du revenu de solidarité active pour les moins de 25 ans. » Les bébés des années 1980 ont dépassé la limite d’âge mais l’injustice demeure : les enfants des familles pauvres arrivent pauvres dans le monde adulte. Les gouvernements successifs sont restés de marbre comme les statues qui ornent la salle des séances de l’Assemblée nationale. Comment comprendre cette inertie politique ? Décrivons à grands traits les mondes sociaux traversés par cette question.

Statisticiens et chercheurs en sciences sociales ont accumulé les preuves d’une augmentation de la précarité des jeunes : hausse du nombre de jeunes sans-abri et de la pauvreté étudiante, recul de l’âge de la décohabitation familiale, précarisation des conditions d’emploi et taux de chômage plus élevé que la moyenne… D’un point de vue historique, certains ont démontré l’option préférentielle pour la solidarité familiale et professionnelle au détriment de la solidarité nationale. Cela accroît les écarts entre familles pauvres et riches, seules ces dernières pouvant soutenir les études et l’autonomie de celles et ceux qui entrent dans la vie adulte. À 20 ans, on regarde encore l’enfant du foyer fiscal et non l’adulte de la communauté politique. Mais quelle est encore l’influence de ces recherches sur la décision politique ?

Les jeunes précaires n’ont ni porte-parole ni mouvement organisé. La sphère médiatique met rarement le sujet à l’agenda. L’immolation d’un étudiant – Anas K. – devant un bâtiment universitaire, le 8 novembre 2019, a été vite oubliée. Il avait pourtant motivé son geste par sa pauvreté extrême. Ce silence fait partie du problème.

Au sein de la société civile organisée, l’élargissement du revenu minimum aux jeunes adultes a longtemps divisé. Les syndicats de salariés se préoccupaient d’abord de l’entrée sur le marché du travail. Les syndicats étudiants privilégiaient l’augmentation des bourses ou un revenu d’autonomie distinct du revenu de solidarité active. La majorité des associations défendaient une extension, mais les voix discordantes s’élevaient, comme celles des associations familiales ou d’ATD Quart Monde. Les collectifs les plus militants ont toujours eu du mal à défendre l’élargissement d’un dispositif dont elles dénoncent le contrôle social. D’autres se focalisent sur des instruments ad hoc, comme la garantie jeunes dont le nombre de place est limité et dont les objectifs sont restreints à la recherche d’emploi. Ces derniers mois, dans le contexte de la crise de la Covid-19, un consensus s’est dégagé pour la première fois pour soutenir une telle mesure dans le cadre des collectifs Alerte ou celui du Conseil économique, social et environnemental.

Au Parlement, quand des voix s’expriment, elles sont étouffées par la logique des institutions de la Ve République. Le sujet est porté par quelques députés minoritaires. Les jeunes adultes des classes populaires ne votent pas beaucoup, sont moins organisés pour défendre leurs droits et intérêts et, malgré un suffrage qui n’est plus censitaire, sont totalement absents des instances « représentatives » de la nation. Cette absence renforce la défiance des jeunes. La disparition de voix tribunitiennes alimente l’abstention et creuse un fossé démocratique dont on a de plus en plus de mal à mesurer l’étendue.

Le pouvoir exécutif est le nœud du problème. Par méconnaissance ou par cynisme, on entend parfois des ministres agiter de vieilles peurs – la paresse, l’oisiveté, voire l’indolence de la jeunesse – ou des métaphores usées, refusant que « les jeunes tombent dans l’assistance » comme dans le puits de l’oubli. En fait, ces décisions sont surtout motivées par une autre logique. La mécanique des lois de finances pilotée par Bercy a bridé d’autres politiques possibles1. Les ministères sociaux (Jeunesse, Solidarités, Travail), qui défendaient après-guerre une vision du monde fondée sur la cohésion nationale et le prolongement des solidarités en temps de paix, remplissent désormais les tableaux d’objectifs et la justification au premier euro. Chaque mesure est passée au filtre d’une analyse coût/bénéfice visant la croissance du produit intérieur brut, la compétitivité des entreprises, l’attrait pour les investisseurs internationaux et l’équilibre des finances publiques. La pauvreté des jeunes adultes ne rentre pas dans ces tableurs. La priorité à la jeunesse de François Hollande s’est traduite en baisse des cotisations sociales au profit des entreprises, que vient d’amplifier le gouvernement Castex par une exonération totale pour l’embauche de jeunes rémunérés jusqu’à deux fois le salaire minimum. On met en avant la compétitivité des firmes en oubliant les effets d’aubaine, l’accès à l’emploi en oubliant la pauvreté laborieuse et l’absence de débouchés en période de crise. Au mieux, on change l’ordre dans la file d’attente pour entrer sur le marché du travail, mais on ne descend pas au fond du puits de la pauvreté. Le gouvernement Philippe avait déjà diminué les allocations logement de plusieurs milliards d’euros quand elles étaient un complément indispensable à de nombreux étudiants et jeunes travailleurs. Ou s’était illustré par une aide « exceptionnelle » (au sens où elle sort de la règle habituelle) de deux cents euros versée fin juin à certains jeunes, alors que le reste de la population et les entreprises ont été aidés dès le début du confinement avec des montants dix fois plus importants. Résultat de cette politique ? On diminue les portions congrues. On ferme les yeux sur cette jeunesse qui n’aura rien : ni revenu minimum, ni accès aux soins, ni accès au logement pour lequel il faut un revenu stable.

On diminue les portions congrues.

Ainsi, au printemps 2020, si les entreprises et les salariés ont été massivement et rapidement aidés (chômage partiel, prêts garantis par l’État…), ce n’est pas le cas des jeunes et des précaires – hormis une aide de deux cents euros versée fin juin excluant une bonne partie d’entre eux.

« Lorsqu’un individu ou un groupe social arrive à bloquer un champ de relations de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement – par des instruments qui peuvent être aussi bien économiques que politiques ou militaires –, alors on peut parler d’un état de domination2.  » On peut jouer à l’intérieur de la situation mais on n’arrive pas à modifier les règles du jeu. Sans transformation de ces rapports sociaux, il est peu probable que la situation bouge et que l’on fasse reculer la marginalisation économique et démocratique des jeunes adultes. L’impossible extension du RSA à 18 ans en est l’illustration tragique. Seule une transformation de cette carte des mondes sociaux pourrait inverser la tendance. La pitié ou des mesures techniques ne suffiront pas à renouveler un contrat social déchiré. Tel est le défi à relever pour que les jeunes aux vies ébréchées retrouvent un bercail.

Nous étions pauvres, pauvres, pauvres, pauvres, pauvres, pauvres

Arrivant dans ce monde par le plus pauvre des lieux

Tous, venez tous, montez, entrez tous, asseyez-vous3.

 

Les prêtres zunis invoquaient les U’wannani, faiseurs de pluie invisibles, pour que les dieux déversent la pluie sur des terres arides. Et nous, saurons-nous élever notre voix pour que tous les jeunes, y compris les plus pauvres, aient une place dans notre communauté politique ?

  • 1.La transformation du RSA en une garantie de revenu à 18 ans inscrite dans le contrat fiscal par un crédit d’impôt mensualisé ; un droit d’études gratuites de plusieurs années utilisable tout au long de sa vie pour pouvoir réintégrer les décrocheurs ; une reconnaissance institutionnelle de la capacité des jeunes à s’engager au service du bien commun (défense de l’environnement, solidarités de proximité, participation démocratique) en développant les droits sociaux des services civiques (chômage, retraite, formation)…
  • 2.Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], dans Dits et écrits, vol. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1625.
  • 3.Ce chant fut recueilli à l’hiver 1896 par l’anthropologue Matilda Coxe Stevenson.

Emmanuel Bodinier

Co-fondateur de l'association Aequitaz, dont le projet est de lutter contre la pauvreté et de promouvoir la justice sociale en utilisant des méthodes expérimentales.

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