
Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce de Corinne Morel-Darleux
Les réflexions de Corinne Morel-Darleux sur l’effondrement nous font voyager entre littérature et politique. Elles le font en suivant le fil de l’aventure et de l’écriture de Bernard Moitessier, qui a refusé de gagner la Golden Globe Race en 1968 et a continué « sans escale vers les îles du Pacifique, parce qu’[il est] heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver [son] âme ».
Sauver une âme, le climat, le vivant, ou la « dignité du présent » pour reprendre les mots de Corinne Morel-Darleux. Il est désormais question de notre « salut », de ce qui reste après la destruction de tout horizon souhaitable. On comprend alors pourquoi ce livre est constellé de celles et ceux qui ont imaginé l’après : le Romain Gary des Racines du ciel, Walter Benjamin Sur le concept d’histoire, Isaac Asimov de Fondation, les « lucioles » de Pier Paolo Pasolini, les « archipels » d’Édouard Glissant ou la biographie amoureuse d’Emma Goldman.
Embarquée un temps en politique avec le Parti de gauche et La France insoumise, l’autrice affronte aussi nos enjeux contemporains avec un timbre singulier. « Parce que sans corps, sans regard, sans toucher et sans parfum, la politique est dépourvue de ce qui fait la plus belle part de l’humain, sa capacité à éprouver et à transcrire ce qui a été ressenti pour le partager. »
Je partage trois réflexions survenues à la lecture de cet ouvrage court et dense. La première porte sur les « classes sociales ». Le débat traverse la gauche radicale en Europe : faut-il abandonner la lutte des classes pour la lutte populiste ? Corinne Morel-Darleux opte pour la négative. Avec une pointe de doute exprimée au détour d’une phrase : « à supposer que la notion de classe sociale pour soi ait encore une réalité dans une société atomisée ». Les rapports de classes n’ont pas disparu, mais ils sont comme effacés par deux phénomènes : « l’atomisation » de nos vies économiques entre les étudiants, les retraités de tous bords, les petits et les grands fonctionnaires, les auto-entrepreneurs et les hétéro-entrepreneurs, les chômeurs invisibles et les travailleurs précaires (ou l’inverse), les inactifs-qui-le-sont-pourtant, les professions libérales-qui-ne-le-sont-pas-toujours, et la multitude des conditions salariales. Comment s’identifier à une classe dans ces cas-là ? Il est plus simple de se sentir partie d’un peuple avec un maillot et un drapeau, ou en opposition à une oligarchie réelle ou fantasmée.
Le deuxième phénomène est la remise en cause de notre condition terrestre par le capitalisme. À quoi bon s’occuper d’un partage des richesses si tout va être détruit par l’incendie de l’Anthropocène. Il existe de fait un rapport social entre le monde vivant et le capitalisme. Entre « la nature qui se défend » et les Gafam, entre les Zad et les grands projets inutiles. Mais peut-on créer une « alliance terrestre » – une classe qui ne serait plus seulement sociale mais vivante, avec les éléphants et les amarantes – consciente d’elle-même et capable de transformer nos modes de productions et de consommation ?
Une autre phrase a surpris ma lecture : « On confond désir singulier et désir programmé. La pulsion d’acquisition provient d’un extérieur à soi. » C’est l’intention consciente qui départage le désir singulier et le désir programmé. Mais comment faire advenir cette intention et la nourrir ? Comment combattre ces programmes ? Contre « l’abdication de la volonté », l’autrice plaide pour le libre arbitre et pour un archipel des résistances. On avancerait volontiers deux pistes complémentaires : l’amitié et l’arrêt. Être en amitié nous permet de cerner nos peurs et d’écouter nos désirs singuliers dans une relation où l’autre n’est plus un danger dans sa différence même. Et l’arrêt correspond à ce temps vide où l’on écoute ce que nos mondes nous disent, une tentative de se poser face à l’accélération du monde[1].
« Peut-être faut-il également revoir la notion de privilège en passant du pouvoir d’imposer et d’ordonner de quelques-uns à la puissance d’agir de chacun. » Contre Corinne Morel-Darleux et avec Hannah Arendt, on aurait envie d’imaginer autrement le pouvoir comme un espace constitué par la pluralité et la discussion[2]. S’y oppose cette violence d’État ou d’entreprise qui se manifeste par ses instruments, ses techniques policières et comptables, ses procédures aveugles à toute pluralité, à ce qui est vivant et « tout croche », comme on dit au Québec. La puissance ne se déploie dans le pouvoir qu’en s’unissant avec d’autres. Toute référence à des situations politiques connues n’est pas tout à fait un hasard. Les querelles intestines, les rancœurs pour des préséances inutiles, les batailles d’ego ou de logos rythment de leurs clapotis la vie des organisations qui, à gauche, prétendent lutter pour la justice. Et finissent par nous entraîner dans les bas-fonds. Ces « adversaires de forme » font le jeu des « ennemis de fond ». Et nous ne sommes jamais immunisés contre la tentation de cette violence.
Quel lien entre ces trois surgissements dans cette lecture ? L’articulation entre la classe sociale et l’alliance terrestre ; la voie pour privilégier nos désirs singuliers sur nos désirs programmés par la marchandisation du monde ; la distinction plus nette à tracer entre puissance personnelle, pouvoir collectif et violence sociale face aux ravages en cours. À chaque fois, on parle d’une modalité d’articulation de soi avec le collectif à travers le rapport de domination, le désir et le pouvoir. Avec, en creux, deux absences : le droit et l’égalité dans notre communauté politique.
Les meurtrissures de la vie politique, les traités néolibéraux coulés dans le marbre juridique et la pensée gestionnaire ne devraient pas nous détourner des institutions publiques qui nous lient et nous délient. Bercy est à la fois la forteresse de l’orthodoxie financière et le siège de quelques militants de la redistribution fiscale. Des collectivités locales chassent les migrants et les précaires, tandis que d’autres les accueillent et les soignent. L’assurance maladie irrigue et endigue le financement des hôpitaux et des soignants. Les institutions publiques ne peuvent être délaissées face à l’emballement de la Machine. Nous avons besoin de ces liens qui nous empêchent de nous jeter à l’eau, séduits par les sirènes du capitalisme.
L’égalité politique est un horizon nécessaire pour vivre avec nos différences. Son élargissement au vivant est un défi et devrait nous amener à renouveler profondément son contenu. Quelle place pour les rivières et pour les animaux ? Mais l’égalité de quoi ? Comment fédérer ceux et celles qui sont épris de libertés, qui refusent de parvenir et poursuivent la route en bateau de solitude ? Avec Corinne Morel-Darleux, on aurait envie de penser l’égalité dans la beauté. Cette beauté en clair-obscur des ruptures, des lignes bancales et tracées à la main, chemins de traverses. En opposition radicale à l’utilité fluorescente, aux lignes droites et aux autoroutes de la modernité. Seule la beauté peut s’opposer à la démesure du « gagner plus ». Elle seule peut gagner la paix et nous permettre de « contempler les fleurs sur la crête d’un enfer ».
À la lecture de ce livre vivifiant, on se souhaite de « naviguer en beauté plutôt que de couler sans grâce » dans la démesure du possible.
[1] - « Comment réduire la tension ? D’abord par l’arrêt : en m’abstenant de trouver une solution, de vouloir quoi que ce soit et en créant ainsi une détente dans le conflit des forces, tout en restant attentif à ce qui va se passer. Cette attention a la vertu d’exercer une action sur ce qu’elle considère : elle place le foyer du conflit ou le nœud de la souffrance dans un espace plus large où les forces en présence peuvent se dénouer, se recombiner et s’engager dans un processus d’intégration qui aboutira à une activité réunifiée. » (Jean-François Billeter, Esquisses, Paris, Allia, 2017).
[2] - « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. » Hannah Arendt, « Sur la violence » [1970], dans Du mensonge à la violence, trad. par Guy Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 144.