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Image extraite du clip « Les oubliés » de Gauvain Sers
Image extraite du clip "Les oubliés" de Gauvain Sers
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Les trop loin de Paris

Encadré

novembre 2019

Il faut se méfier des chansons : ce n’est qu’avec retard, par surprise, qu’on s’aperçoit qu’elles ont saisi l’instant, mieux qu’un éditorial. Comme ils disent (1972) d’Aznavour n’a-t-il pas précédé la sortie du placard des homosexuels français ? Tandis que La Montagne (1964) de Jean Ferrat accompagnait la désertification rurale et anticipait l’exaltation de la nature de ceux qui rejoindront ensuite les paysans du Larzac.

De nature, il en était question également dans un titre négligé par les programmateurs des radios nationales jusqu’à l’été 2018, À nos souvenirs. Écrit un an plus tôt par un groupe corrézien, Trois cafés gourmands, il avait profité des fêtes de village et des bals populaires du Sud-Ouest pour se répandre à bas bruit.

Fin 2017, le clip atteignait déjà 800 000 vues sur YouTube alors que seule la presse régionale s’en était fait l’écho. Quand il est enfin diffusé par les grandes radios nationales, le succès est déjà installé. Et le passage un dimanche de septembre 2018 chez Michel Drucker le conforte encore. Pour ma part, c’est en me rendant dans une fête de famille dans le Poitou que j’ai découvert, en me faisant traiter de Parisien, que l’assemblée tout entière en connaissait les paroles par cœur.

Mais que dit donc ce « tube que personne n’a vu venir », comme le titre Ouest-France en octobre 2018 ? Que la campagne est belle, même méprisée des Parisiens. Que les vraies valeurs s’y trouvent et s’y retrouvent pour celles et ceux qui les ont oubliées. Les paroles décrivent surtout la richesse d’une campagne qui meurt pour celles et ceux qui ont pourtant la « Corrèze en cathéter », un pays où on chante, on banquette et on boit en attendant la fin.

Car la musique est dansante mais, comme dans les plus sombres chansons de Trenet, elle cache un désespoir profond :

C’est pire qu’un testament
Au-delà d’une confidence
On est des petits enfants
De ce joli coin de France
Enterrez-nous vivants
Bâillonnés s’il le faut
Mais prenez soin avant
De remplir notre jabot

Comment tant de noirceur, de mépris pour le Corrézien devenu Parisien qui a mis « de l’eau dans son vin », se rappelant sa « Corrèze charnelle » en achetant des « vaches en photo », ont-ils pu toucher des millions de Françaises et de Français qui en connaissent les paroles par cœur sans que les médias de masse s’en soient fait le relais ? Par la transformation de ce département qui a vu se développer la carrière politique de deux présidents de la République en métaphore d’une France rurale qui se sent abandonnée du reste du pays.

En cette fin d’été 2019, le clip des Trois cafés gourmands accumule plus de 22 000 commentaires sur YouTube. La plupart d’entre eux s’étonnent de ce succès au long cours et plébiscitent ce titre pour son air entraînant et joyeux, ne décelant pas le tragique qui niche dans les paroles. Mais quelques-uns en font l’éloge parce que « la France c’est cela… notre ruralité, nos origines… notre culture », ou que « Cela nous rassemble pour le mieux… Le meilleur viendra après! Moi je suis Breton avec sa culture forte et invincible. Bravo au réveil Corrézien! »

Les historiens du xixe siècle nous ont expliqué comment la République a su négocier avec l’exaltation des «  petites patries  » pour s’imposer dans des régions qui lui étaient traditionnellement hostiles. « Nous ne sommes pas tous Corréziens mais nous nous reconnaissons dans chaque petit coin de France », ajoute une internaute en novembre 2018. Le mois même où se lance le mouvement des Gilets jaunes. Cette coïncidence n’en est peut-être pas une : sur les ronds-points, on reprendra pendant l’hiver cette ritournelle, on en trafiquera les paroles pour en faire « à notre avenir », décrire ceux qui « au 15 du mois passé/ sont fauchés comme les blés » et dénoncer le trop grand nombre d’élus et « leurs bandes de rigolos ». Après les avocats du barreau de Tulle, les infirmières des urgences de l’hôpital de Valence populariseront au printemps leur mouvement de grève en chantant que « les politiques ont voulu faire du fric/ sur la santé des gens/ certains sont nos patients », toujours sur l’air de À nos souvenirs.

Cent cinquante-trois millions de vues plus tard, et même s’il s’en récrie en expliquant que ce titre a été écrit en 2012, bien avant les Gilets jaunes, le trio corrézien «  apolitique  » doit bien admettre qu’une chanson comme la leur ne leur appartient plus, tant elle a servi de support à des combats qui s’y sont reconnus.

Ce n’est pas le cas de Gauvain Sers. Ce chanteur d’origine creusoise a connu un beau succès après que son premier album, Pourvu (2017) a été défendu par Renaud lui-même, qui lui avait demandé auparavant de faire sa première partie lors de son Phénix Tour de 2016. Lors de la tournée de lancement de cet album, invité par une amie institutrice comme lui, un instituteur de la Somme assiste au concert.

Gauvain Sers traite des fêlures de la France d’aujourd’hui, des enfants partis au djihad, des attentats ou de la montée du Front national. La fermeture prochaine de l’école que Jean-Luc Massalon dirige à Ponthoile, dans la Somme, le décide à écrire au chanteur. Il lui dit l’impression d’abandon des territoires ruraux qu’il ressent en Picardie. Gauvain Sers s’en empare et écrit Les Oubliés. Le titre sort en décembre 2018, au tout début du mouvement des Gilets jaunes. L’album du même nom, publié en mars, devient disque d’or en quelques semaines.

Comme pour À nos souvenirs, Les Oubliés traite du rapport entre les territoires ruraux et la capitale. Son refrain affirme: « On est les oubliés/ La campagne, les paumés/ Les trop loin de Paris/ Le cadet de leurs soucis/ On est troisième couteau/ Dernière part du gâteau. » Il accompagne lui aussi la colère d’une population qui se sent délaissée, en manque de services publics et pour lesquels « Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale. »

Gauvain Sers y décrit un urbanisme de centres commerciaux, des patelins tristes avec tous leurs « ronds-points/ qui font tourner les têtes ». Ces mêmes ronds-points qui servent alors de symbole au mouvement des Gilets jaunes. Pour le chanteur, qui a grandi à Dun-Le-Palestel dans la Creuse avant de faire ses études à Paris, « Ceux qui ferment les écoles » sont « les cravatés du col ».

Chaleur et humanisme se sont donc réfugiés dans les campagnes dont on ferme les écoles tandis que dans les « couloirs des ministères », dans les « hautes sphères », « les élèves sont des chiffres ». La critique est appuyée mais tire son efficacité de l’opposition entre ville et campagne, gens simples pris pour des sous-fifres et technocrates qui ne verront jamais un enfant dans les yeux.

Pour compléter ce tableau noir, Gauvain Sers fera rouvrir la petite école de Ponthoile le temps du tournage du clip des Oubliés. Sa maison de production tient en effet une belle histoire et réalise un film en plusieurs parties qui débute par l’interview du professeur des écoles à pull rouge par le chanteur à casquette. Tel un reporter, ce dernier se demande si la fermeture de l’école ne va pas « tuer le village ». Après avoir fait écouter le titre issu de sa supplique à l’ancien directeur, celui-ci avance qu’après la fermeture de l’école « ça fait ricochet, c’est l’effet domino, il y a tout qui casse derrière ». Un peu plus loin, Jean-Luc Massalon justifie sa «  bouteille à la mer  » à Gauvain Sers en disant : « Nous, notre voix ne porte pas, le seul moyen, c’est de s’appuyer sur des personnes comme toi pour pouvoir faire entendre des causes… justes. » Avant d’espérer qu’un tel titre puisse pousser « les décideurs à faire différemment les choses ».

Tout comme le rap hardcore des années 1990 avait alerté la France entière sur les conditions de vie dans les banlieues et les confrontations probables entre représentants de l’État et habitants des cités, ces deux chansons ont rejoint, par accident peut-être, un mouvement social centré sur les espaces délaissés des territoires ruraux. La première, sous ses allures festives, cache une revendication anti-parisienne reprenant le vieux cliché de la ville fausse et menteuse face aux vraies valeurs de la terre et de la campagne. La seconde, plus directement politique, s’attaque à un système économique de gouvernement qui réduit les hommes à des chiffres et « le pays en centre commercial ». Ni l’une, ni l’autre n’a empêché de nouvelles fermetures d’écoles ou de services publics, mais elles témoignent d’une France qui n’aime pas ce qu’elle devient, divisée entre nostalgie des origines et colère sociale.

Emmanuel Laurentin

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Diplômé en histoire et en journalisme, il crée en 1999 l'émission La Fabrique de l'histoire sur France Culture, qu'il a animée et produite jusqu'en 2019. Pour rendre compte des enjeux contemporains dans un débat d’idées quotidien, il anime aujourd'hui Le temps du débat, toujours sur France Culture.…

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