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Photo : Liane Metzler
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Dans le même numéro

Le lien entre générations et la dette du temps

Contrairement au présupposé naturaliste, dans les sociétés traditionnelles, les classes d’âge se constituent dans une reconnaissance réciproque : le don en retour se fait en faveur de ceux qui viennent, ce qui permet de transformer le temps en facteur de solidarité. Mais dans les sociétés modernes, marquées par la dette sans fin, la principale instance de marquage des tranches d’âge est le marché. 

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » (René Char)

A l’échelle de la vie, chaque génération apparaît comme le relai naturel d’un héritage de vie et d’une transmission de traditions léguées par les générations précédentes. Pourtant, une telle vision globale et distancée est avant tout un acquis de la science moderne. Dans le présent de l’expérience des groupes, il n’y a pas une unique génération couvrant un âge moyen de vie probable ; il y a dans toute société, pour une même plage de temps, une stratification de plusieurs générations allant de l’enfance à la vieillesse en passant par l’adolescence, les jeunes adultes et les adultes. Il y a à la fois la conscience collective, tous âges confondus, d’un rapport intense à ceux qui sont morts et à ceux qui ne sont pas encore nés. Et envers les nouveaux venus domine le souci que soient transmises les traditions du groupe : ses manières de penser, ses valeurs éthiques, ses modes de vie. Que signifie ce souci ? Comment s’exprime-t-il ?

Penser aux générations correspondant à différents âges de la vie dans une même société engage de manière fondamentale la compréhension du temps qui est la leur. Le temps n’est pas perçu comme le simple trajet qui va de la naissance à la mort, mais comme ce qui produit des étapes très marquées entre les âges et institue de ce fait des groupes à l’identité particulière. Le temps apparaît comme puissance de différenciation sociale et même de séparation. Loin d’une simple succession de fonctions sur le chemin de la vie entre les âges biologiques, il y a plus essentiellement des distributions de statuts, des droits et des interdits, des promotions ou des abaissements, toute une dynamique symbolique qui assume et transfigure les conditions biologiques du temps social. Dans ce cadre, j’entends poser la question du don entre générations et celle de la dette du temps.

Natalité

Le fait générationnel apparaît tout d’abord comme un fait biologique : les humains naissent, grandissent et meurent. Nul n’en a mieux formulé l’énigme que Hannah Arendt avec son concept de natalité[1]. Elle nous invite à comprendre, tout d’abord, que naître, ce n’est pas simplement entrer dans la vie et s’y maintenir, c’est commencer, être ce vivant unique et insubstituable pour qui s’inaugure une existence autonome, une aventure imprévisible qui n’est en rien un simple processus de reproduction de l’espèce. Cela implique que chacun s’approprie sa vie et devient initiateur de son devenir. Naître qualifie une liberté. Arendt cite ici un mot d’Augustin : Initium ut esset homo creatus est (« l’homme a été créé pour qu’un commencement soit possible[2] »). Non pas principium, qui est l'origine logique ou métaphysique, mais bien initium, qui est l'entrée dans le temps. Le temps humain est autre chose que le temps biologique parce que naître, c’est être appelé à apparaître dans un monde qui est l’œuvre des hommes – « un monde durable », mais c’est aussi vivre aux yeux les uns des autres – nous existons parce que nous sommes reconnus et estimés à travers ce que offrons à voir.

Ce concept de natalité ne dit rien de la différence sexuelle et du cadre précis dans lequel le nouvel être humain est accueilli. Cet être humain qui naît n’est pas un être neutre, venant simplement dans un monde qui est globalement l’œuvre des hommes. Naître, c’est naître dans une société où existe des liens institutionnels entre ceux qui naissent et ceux qui ont donné la vie, c’est recevoir un nom qui singularise et situe dans un ensemble de noms. On naît d’emblée dans ce réseau de relations. Si on se réfère aux sociétés traditionnelles, l’idée de natalité devient beaucoup plus riche et plus complexe. Car naître, c’est d’emblée se situer dans une filiation, c’est-à-dire dans une lignée qui est soit matrilinéaire, soit patrilinéaire (quelquefois bilinéaire). Naître, c’est alors relancer cette lignée comme garçon ou comme fille.

Filiation

Il semble que l’on puisse tenir pour évident que la transmission de la vie dans les espèces sexuées nécessite la coopération d’un mâle et d’une femelle et que, cette condition étant valable pour les humains, on aurait là le fondement indubitable de tout système de parenté et même de ce qui constitue pour nous la famille dite nucléaire : les géniteurs et leur progéniture. Cette présentation semble satisfaire à la fois l’observation et le bon sens. La parenté serait donc d’abord un fait de nature et, sous cette forme, elle serait universelle. Cette représentation, dans le cas des sociétés humaines, est non seulement simpliste mais fausse. Cela se vérifie à deux niveaux de relation : la filiation et l’alliance.

Qu’est-ce donc que la filiation ? On désigne ainsi le lien qui unit un être humain à ses ascendants paternels et maternels. L’ensemble de ces ascendants pour chacun des parents est appelée lignée. Le présupposé naturaliste ne tient pas : dans les systèmes de filiation partout observables, paternité et maternité ne sont pas d’abord définis par la procréation biologique, mais par l’appartenance à la lignée. Ainsi, dans un système matrilinéaire, l’enfant ou Ego (l’actant de référence) appartiendra à la lignée de sa mère : son oncle maternel – le frère de sa mère – sera pour Ego plus important que son père biologique. Cet oncle sera de facto ce que nous appelons « père », tant en termes d’autorité, de relation affective, d’éducation que de transmission des droits. L’enfant héritera donc de divers statuts en lignée maternelle.

Dans certains cas, un autre personnage sans lien de parenté consanguin peut se voir attribuer la paternité (quelque fois même la maternité) sans que cela soit assimilable à une adoption. L’ascendance physique n’est pas un titre à la légitimation de la filiation. Dans nos sociétés, on le voit dans l’adoption et, plus ordinairement, dans les familles dites recomposées. Les systèmes de la filiation sont informés par des règles qui, certes, s’appuient sur le fait naturel de la procréation, mais lui confèrent surtout des modalités symboliques variées qui ne sont en rien inscrites dans le processus physique de reproduction. Dans les systèmes de parenté traditionnels, la parenté biologique est secondaire au regard de la parenté sociale. Toute naissance est sociale, symbolique, prise dans l’institution : l’enfant est adopté par sa communauté.

Mais si on aborde le problème à partir de l’alliance, le fait de la naissance devient encore moins naturel. Qu’est-ce que l’alliance matrimoniale ? Elle est marquée par un interdit constaté universellement qui stipule qu’il ne peut y avoir de mariage entre parents consanguins (frères/sœurs ou pères/filles ou tout autre parent considéré comme consanguin). Cet interdit de l’inceste n’est pas d’abord moral ou biologique (même s’il le devient après coup) : il est d’abord social. Il ne porte pas sur la sexualité entre deux individus, mais sur le mariage entre les groupes que ces individus représentent. En interdisant le mariage à l’intérieur du groupe consanguin, les sociétés imposent l’obligation d’exogamie : il faut sortir du groupe naturel et s’allier avec un groupe différent. De plus, pour toute épouse à laquelle on renonce, il faut en retour une épouse du groupe qui en reçoit une. En d’autres termes, la prohibition de l’inceste est d’abord une obligation d’alliance entre groupes différents. C’est une loi de réciprocité universelle : telle fut la grande intuition de Lévi-Strauss qui a immédiatement compris que cette réciprocité dans l’échange des épouses était la forme la plus décisive des échanges de dons entre les groupes[3]. L’épouse, selon lui, constitue « le don par excellence ».

Tout se passe donc comme si les sociétés humaines sans exception avaient compris qu’elles ne pouvaient exister qu’en s’obligeant à sortir du groupe naturel, c’est-à-dire du groupe consanguin. Pourquoi ? Pour répondre, je propose de prolonger ces analyses de Mauss et de Lévi-Strauss en affirmant que, par cette alliance matrimoniale qui est un don cérémoniel, les groupes humains se constituent d’emblée dans une reconnaissance publique réciproque les uns des autres. Cette reconnaissance publique réciproque est l’émergence du groupe comme institution, comme une affirmation faite devant tous énonçant : « Vous existez pour nous, nous existons pour vous ; nous vous respectons et nous nous engageons envers vous. » Tout enfant du couple est un enfant de l’alliance dans ce pacte de reconnaissance. L’enfant de l’alliance naît fille ou garçon, promis d’emblée à une alliance future. Naître dans l’alliance, c’est naître dans la différence exogamique au moment même où on naît dans la similitude de la filiation. Ainsi, la fille, née comme signe d’altérité, sortira de son groupe.

Cette première différence constitutive fonde toutes les autres. En effet, chaque enfant grandira en affrontant de multiples épreuves symboliques de différenciation et de constitution d’identité. Ces « rites de passage », analysés par Van Gennep, ne sont pas des rites d’accompagnement de la puberté (ils peuvent intervenir bien avant ou bien après), mais des rites de reconnaissance d’un groupe entier défini par une tranche de temps[4]. L’institution des classes d’âge donne un statut aux tranches de temps (ainsi les kouroi en Grèce). Pourquoi des périodes de croissance et de changement biologique des individus sont-elles définies symboliquement et prises en charge institutionnellement par le groupe ? Et comment le sont-elles ? Tout se passe en effet comme si ces périodes de transformation naturelle constituaient les générations en groupes originaux dont la tentation serait de s’isoler (comme celui des consanguins) et qu’il fallait de manière impérative les intégrer dans un processus d’identification et de reconnaissance publiques. Tout se passe comme si le temps avait ce pouvoir de produire une altérité menaçante au sein même de la société, de produire des groupes en conflit. En particulier pour la plage de temps qui correspond à l’arrivée d’une génération à l’âge de l’énergie maximale, celle de la capacité de reproduction. Dans toutes les sociétés de primates, des séries de conflits se terminent avec le retrait des anciens dominants au profit des nouveaux. Les sociétés humaines parviennent à la paix interne et au changement de pouvoir par les mêmes moyens que ceux qui ont permis l’alliance exogamique : la reconnaissance publique réciproque, selon des rites qui sont aussi des règles. En d’autres termes, c’est le don cérémoniel entre générations.

Don et solidarité entre générations

Mauss distingue différentes formes de réciprocité[5]. Une première forme est directe, symétrique et simultanée (entre classes d’âge, clans, moitiés, beaux-frères – selon les sociétés – avec accès assuré aux épouses, à l’hospitalité, à l’aide militaire, etc.). Cette réciprocité peut parfois sembler directe même entre générations : par exemple, entre grands-parents et petits-enfants qui sont liés par des noms identiques et des prestations considérées comme équivalentes ; le rapport reste duel. Mais très différente – c’est la deuxième forme – est la réciprocité qui me fait rendre à C ce que j’ai reçu de A, et que C rendra à D et ainsi de suite, sans qu’il y ait jamais retour au précédent. Cela se constate couramment dans nos sociétés, selon Mauss : on transmet ainsi aux plus jeunes des manières de faire, des styles, des savoirs, des vertus, des représentations, des croyances, des sentiments, des brimades, des biens symboliques et des biens matériels, mais aussi des affects, des idées et des valeurs. Mais cela constitue un paradoxe : je rétribue ceux qui m’ont précédé et légué tout cela en le transférant à ceux qui viennent après moi. Réciprocité paradoxale en ce qu’on ne rend à ceux de qui on a reçu qu’en donnant à ceux qui n’ont pas encore donné et ne peuvent pas encore le faire. En réalité, les groupes étagés dans le temps se doivent la même reconnaissance que ceux qui sont contemporains. Il faut que ceux qui donnent obtiennent une réponse de ceux qui reçoivent et que ces derniers puissent le faire ; il faut que des générations éloignées dans le temps soient engagées dans un lien réciproque infrangible. Comment est-ce possible ?

Les sociétés traditionnelles ont su répondre à ce défi en inventant un modèle circulaire, un cycle du retour qui est l’analogue de l’échange généralisé dans l’alliance exogamique. Mauss n’a pas vu cette analogie, mais il a admirablement compris le fonctionnement de cette procédure : les membres de la génération qui vient après moi sont compris comme les substituts – ou des revenants de la génération qui m’a précédée et, quelquefois, de la génération antérieure à mes parents et postérieure à mes enfants. Ce dispositif étonnant, que Mauss appelle « réciprocité alternative indirecte », est capable de rendre réversible le temps irréversible. Concept paradoxal dans la mesure où le don en retour à ceux qui précèdent se fait en faveur de ceux qui viennent. Comme si chacun répliquait à la génération antérieure en la reconnaissant dans la génération suivante. Les petits-enfants apparaissent alors comme les substituts des grands-parents. C’est la fameuse complicité affective des générations alternées. Cette équivalence est au cœur de la fête de Halloween ou de Noël : elle établit un lien privilégié entre la figure du vieillard généreux, le maître des cadeaux (Santa Claus, le père Noël) et les enfants figures de la vie nouvelle ; les anciens renaissent dans les nouveaux.

Quelle est l’analogie avec l’échange généralisé ? Dans le cas de l’alliance matrimoniale, il y a soit un échange immédiat (dit restreint) : le groupe A cède une épouse à B et B rend à A – la réciprocité est garantie sans attendre. Mais dans l’échange généralisé, la réciprocité est sans cesse différée : dans la société, plus vaste, qui comporte de nombreux groupes matrimoniaux, B a reçu de A et va rendre à C qui va rendre à D, etc., qui va finalement rendre à A. Chacun a confiance dans la réciprocité indirecte et à l’équilibre global des échanges au niveau de toute la société. Cette réciprocité substitue à la cohésion fragile qui est celle des dons/contre-dons simultanés, un lien fort des dons différés qui capte, enrôle ou enroule la durée dans sa logique. Par ce stratagème, le temps, qui menace sans cesse de séparer, devient un allié parce qu’il oblige à la confiance. Il y a une exigence du retour qui doit être assurée sur le long terme au niveau des groupes ; le lien est indirect. Et parce qu’il exige plus de confiance, il engendre aussi plus de lien social.

Mais dans le mouvement générationnel, le retour est impossible. Il ne s’agit pas, comme dans l’alliance, de parier sur la confiance des groupes éloignés mais contemporains ; il faut, entre soi, dans le même groupe et dans la durée de ce groupe, lier l’ancien et le nouveau, donc la mort à la vie ; il faut affirmer la vie dans une réciprocité paradoxale en enchaînant ce qui s’en va et ce qui vient, ce qui disparaît et ce qui grandit. C’est ainsi que le temps qui efface et détruit peut se muer en moyen de la transmission et en instrument du lien de ce qu’il sépare, un lien qui fait du mouvement irréversible le vecteur même de ce qui revient. Cette réciprocité non duelliste, non antagoniste, institue une solidarité qui dure à travers les générations. Il forme une chaîne et institue une récursivité.

Pourquoi les sociétés ont-elles voulu comprendre cette relation entre générations comme une relation de réciprocité et donc comme une relation de don reçu et rendu ? Une simple transmission linéaire aurait été le mouvement naturel de transfert de biens (matériels et immatériels), indépendamment de tout procès symbolique, de tout geste de reconnaissance entre les groupes générationnels. Ces sociétés ont toutefois compris cette transmission comme une réciprocité : au-delà du temps qui sépare et du mouvement inexorable qui fait croître les uns et disparaître les autres, ce qui est transmis l’est comme don. Il ne suffit pas de transmettre, il faut donner ; il ne suffit pas de prendre, il faut recevoir. En effet, dans tout don, quelque chose de soi est présenté à l’autre, à travers quoi on s’engage, le gage et le substitut de soi. Donner, c’est toujours attester de soi. Ce geste témoigne de cet engagement du soi du groupe et permet sa constitution. C’est dans cet élément tiers, ce symbole, par quoi s’engage le donneur qu’émerge une dimension éthique du rapport entre générations. En effet, cette réciprocité alternative indirecte n’est autre qu’une solidarité diachronique.

La modernité et la dette du temps

Les rapports entre générations des sociétés traditionnelles étaient donc d’abord des rapports de dons publics réciproques à travers des institutions de reconnaissance. Dans les sociétés modernes, tout se passe désormais comme si la filiation et l’alliance s’étaient naturalisées, détachées des réseaux statutaires de l’appartenance à des groupes. Les lignées sont indifférenciées, elles ne sont plus définies par des noms de groupes, mais comprises comme un héritage biologique. De même, l’alliance matrimoniale n’est plus le pacte entre des groupes non consanguins, mais l’union privée entre des individus qui se choisissent comme bon leur semble (telle est du moins la norme), quel que soit le statut de leur groupe. La prohibition de l’inceste se limite aux parents proches et devient psychologique, morale et biologique. Tout se joue et se définit autour du couple et de la procréation, de ce qu’on appelle la famille nucléaire. En somme, la parenté a perdu sa fonction culturelle de symbolisation.

Cela change en profondeur la nature des générations qui ne sont presque plus symboliquement définies. Ainsi, les différences vestimentaires ou les coiffures sont d’abord fonctionnelles ou économiques, tant pour l’enfance que pour l’adolescence, dont le statut public est avant tout identifié aux niveaux d’enseignement de l’école. Le passage des examens scolaires devient une sorte de substitut des rites d’initiation. La suppression du service militaire ôte encore un élément d’entrée des jeunes hommes dans la société adulte. De plus, la disparition de la cohabitation entre grands-parents, parents et petits-enfants élimine le principal dispositif d’intégration entre générations alternées. Les anciennes marques culturelles du temps sur les groupes humains et leur institutionnalisation ne subsistent que partiellement dans les sociétés en voie de modernisation. Mais cette survie est fragile et prise dans des contradictions. Les procédures de reconnaissance ritualisée font défaut. D’où les crises violentes qui affectent les groupes qui vivent des transitions culturelles rapides (comme les populations immigrées) et le fait que, dans les sociétés industrielles avancées, les générations se définissent à la fois matériellement par des niveaux de revenus et psychologiquement par des références de culture populaire (musiques, vêtements, sports, formes de langage). Ce phénomène se concentre pour l’essentiel sur les jeunes générations. Les autres sont relativement indifférenciées et se réfèrent à leur profession sans autre dénominateur commun que l’importance du salaire ou de tout autre revenu. Du point de vue générationnel, la principale instance de marquage des tranches d’âge est tout simplement le marché et, de ce point de vue, la génération dominante est celle des jeunes professionnels qui assurent la dynamique de la production et de l’innovation.

On pourrait se contenter de cette analyse sociologique et conclure au privilège accordé à tout ce qui apporte de l’énergie et de la puissance dans le dispositif économique. Cela ne serait pas faux, mais cela ne permettrait pas de comprendre le vaste changement de pensée qui s’est produit entre le monde d’Anaximandre et celui de Darwin. Entre ces deux pôles de notre culture, il y a eu une modification profonde de notre représentation du temps et du monde en général. Il faut situer la nouvelle configuration du rapport entre générations dans la perspective longue de cette transformation.

Tout d’abord, une différence fondamentale dans la compréhension du temps s’établit entre des modèles d’équilibre simple (stabilisation circulaire) et des modèles de déséquilibre dynamique (stabilisation linéaire). Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs fut celui de l’humanité durant plus de 90 % de son existence, c’est-à-dire jusqu’à la révolution agricole d’il y a environ 10 000 ans. Pour eux, , il y a une complète continuité entre les humains et les non-humains sous des apparences différentes : mêmes cycles de vie et de croissance[6]. Entre tous les êtres et les moments de leur vie, il y a réciprocité constante et circulaire. La situation est différente dans le monde issu de la révolution agricole et de l’apparition des villes : un monde divisé entre visible et invisible, entre macrocosme et microcosme qui se répondent en miroir, l’univers de l’analogie, celui d’Anaximandre, de toute l’Antiquité gréco-romaine et du Moyen Age. La réciprocité règle des hiérarchies entre les êtres ; les statuts symboliques y sont définis ; c’est le cas des générations. Même si le temps social est troublé, il reste finalement analogue au temps cosmique. Ce modèle hiérarchique et analogique (ce que Foucault appelle « le monde de la similitude[7] ») est radicalement remis en cause par la révolution galiléenne, pour laquelle le monde est la totalité des corps définis par leur masse et leur mouvement. Le monde est écrit en langue mathématique, ce qui veut dire que tout est calculable. On quitte l’ontologie analogiste pour entrer dans l’âge du naturalisme. Le monde est devenu infini, multi-centré, mais il reste globalement une totalité en équilibre. Le modèle du temps cosmique reste circulaire même si celui du temps humain ne l’est plus. Il y a contradiction.

La rupture culturelle dans la représentation du temps supposait la conjonction de deux révolutions : celle de la thermodynamique et celle de la production industrielle capitaliste. Avec la thermodynamique, c’est-à-dire avec la machine à vapeur, la force qui meut les machines n’est plus captée dans la nature (vent, eau) ou chez des êtres vivants (hommes, animaux) ; elle est produite par consomption d’énergie stockée dans la matière. Le monde est un réservoir d’énergie dont l’épuisement est prévisible. On entre dans le temps linéaire et irréversible de l’entropie au moment où cette puissance énergétique rend possible la croissance exponentielle de la production de biens. Au même moment, l’économie transformait radicalement les sociétés entrées dans la révolution industrielle.

L’économie des sociétés de chasseurs-cueilleurs, des sociétés antiques et médiévales et celle de l’Age classique reste dominée par l’exigence d’équilibre. Plus exactement, on produit pour satisfaire aux besoins et si on investit et développe, c’est pour atteindre un nouvel équilibre dans une augmentation de richesses. Les dettes restes internes à ces états d’équilibre. Pour que les cycles se referment, les dettes doivent être soldées[8]. Les Etats comme les particuliers visent à atteindre des budgets où les dépenses n’excèdent pas les recettes. Ce modèle a perduré de manière contradictoire jusqu’à la veille de la révolution industrielle. Et pourtant, sans doute depuis l’apparition des villes, le ver était dans le fruit, ou plutôt faisait partie du fruit. Aristote fut le premier à l’avoir conceptuellement identifié, et cela sous le nom de « chrématistique »[9]. La cité comme polis, selon lui, est orientée vers la réalisation de la vie bonne. Mais elle ne le peut qu’en étant aussi une communauté d’intérêt (ce qu’il appelle une koinonia) qui est la complémentarité des métiers et des productions. En cela, la cité est un système de réciprocité, dans lequel la monnaie a pour fonction de traduire, selon un étalon commun, l’hétérogénéité des producteurs et des produits et ainsi de rendre possible la justice dans les relations. La communauté d’intérêts reste ordonnée à la vie bonne. Mais cet équilibre est menacé et même rompu si la monnaie est utilisée de manière autonome, sans passer par une production effective, comme dans le prêt à intérêt. Comme si le temps, qui n’est pas un agent mais un écoulement cosmique, pouvait générer des biens. L’intérêt payé au prêteur revient à attribuer à l’argent une force génésique qui, pour Aristote, est artificielle et contre-nature. Cette critique va hanter la culture occidentale pendant des siècles et croiser celle de la Bible, qui réserve à Dieu seul la maîtrise du temps. Pourtant, les systèmes financiers, les banques, les prêts privés et publics n’ont cessé de prospérer. De la Mésopotamie à la Grèce, de l’Inde à l’Italie, de l’Europe du Nord à la Méditerranée, les formes les plus variées d’échange marchand et de prêt à intérêt dynamisent la production économique et définissent la puissance. Selon Braudel, le capitalisme est en marche dès la révolution urbaine du xiie siècle en Europe[10] et surtout avec les entreprises du commerce à longue distance du xve siècle. Il est établi, comme Weber n’a cessé de l’écrire, dès lors qu’on ne produit pas seulement pour satisfaire ses besoins, mais pour investir en vue d’un accroissement de production sans limite assignable. Le prêt bancaire capitaliste est par définition un prêt à risque, un pari sur le temps. La dette n’est résorbée que pour être relancée, les profits doivent être réinvestis. On entre dans le temps de la dette sans fin.

Mais la grande rupture qui est aussi le moment d’une nouvelle accélération est celle où cette dynamique financière de la dette/investissement fusionne avec la révolution industrielle. Dans ce nouvel âge industriel, les individus sont d’abord définis par leur activité dans le dispositif de production. Ainsi en va-t-il aussi de l’ordre des générations et de leurs relations. Nous sommes tous des producteurs, dont les périodes d’activité les plus rentables sont la jeunesse postscolaire et l’âge adulte. Ce temps utile s’adosse à deux périodes de dépendance : l’enfance/adolescence et la vieillesse. L’une est celle de la formation et nécessite de forts investissements ; l’autre n’est utile que dans la mesure où elle consomme. Seule la population intermédiaire incarne la force de propulsion de la machine-humanité. Nous sommes entrés dans la construction de l’irréversibilité.

Le capitalisme suppose que le temps ne boucle pas, continuellement projeté vers le ne-pas-encore, et que le mouvement reste virtuellement infini, aimanté par l’accroissement des profits et l’innovation technologique. Dans les sociétés traditionnelles et même dans les sociétés d’Occident jusqu’à une époque récente, a dominé cette conviction : les échanges doivent s’équilibrer, la réciprocité des dons comme celle échanges profitables doit être respectée, les dettes doivent être honorées et les moyens de paiement garantis. Aujourd’hui, les dettes ne sont soldées que pour être relancées plus fortement encore. Le système bancaire moderne, en effet, a d’abord été un système de création de richesses par la dette. Ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est la généralisation de cette procédure, sa complexification sur des réseaux immenses de produits financiers qui font dépendre la production des avances de capital dont les remboursements sont constamment assurés par de nouvelles avances indexées sur les retours sur investissement. Nous sommes jetés en avant dans un déséquilibre que l’on dit dynamique. Tel est le moteur de la dette ou la dette comme moteur. Notre dispositif techno-économique en son entier est constitué comme une machine à ouvrir le temps – ou plutôt à nous propulser dans un après toujours plus lointain. Telle est notre manière de générer de l’éternité : non comme ce qui se reçoit, mais comme ce qui peut être produit.

***

Le caractère nouveau de notre rapport au temps est rendu sensible à travers la profonde dé-symbolisation du statut des générations et leur définition par une fonction dans la logique économique et une stratégie de la dette. L’économie tend à s’imposer comme le fait social total des sociétés contemporaines, à définir toutes les activités du groupe. Mais elle échoue sur l’essentiel : créer la cohésion sociale. En devenant fonctionnelles, les générations ne sont plus prises dans des rapports institués de reconnaissance et de dons réciproques. Et pourtant, à une autre échelle, les sociétés modernes instaurent une solidarité garantie par la loi, comme le sont tous les systèmes mutualistes (assurances santé, vieillesse, chômage, accès gratuit à l’éducation, etc.). Cette solidarité trans-générationnelle a été une conquête des luttes sociales depuis le milieu du xixe siècle. Ce n’est pas un rapport de don, mais un rapport de justice. Mais au-delà de ce cadre légal, les rapports de reconnaissance intergénérationnels peuvent s’exprimer pragmatiquement, dans la sphère commune, qui est celle des civilités et des tâches collaboratives, dans le cadre privé de la famille, ou encore dans la sphère personnelle des relations d’amour et d’amitié. On comprend mieux maintenant pourquoi Arendt parle de natalité comme fait existentiel du commencement. Sans les dispositifs symboliques traditionnels de reconnaissance, il nous faut commencer comme une liberté totalement exposée à l’inconnu. Nul n’en aurait la force ni ne pourrait survivre si en même temps ne s’inventaient de nouvelles formes de communauté.

 

[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2002.

[2] Saint Augustin, De civitate Dei, XII, 21.

[3] C’est pourquoi il voit dans Marcel Mauss celui qui l’a directement inspiré dans cette compréhension de l’alliance exogamique. Voir Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté [1949], avant-propos d’Emmanuel Désveaux, Paris, Ehess, coll. « En temps et en lieux », 2017 et Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], présentation de Florence Weber, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2012.

[4] Arnold van Gennep, Les rites de passage [1909], Paris, Payot, 1994.

[5] Marcel Mauss, « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires » [1931], dans M. Mauss, Œuvres, t. I, Paris, Minuit, 1969, p. 11-26. Il faut remarquer que ce recours au concept de réciprocité est d’autant plus intéressant que le terme n’apparaît pas dans l’Essai sur le don alors que l’idée y est omniprésente ; elle s’y exprime de facto à travers le terme « échange ».

[6] Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[7] Voir Michel Foucault, Les mots et les choses. Archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, chap. 2 : « La prose du monde ».

[8] Voir Moses I. Finley, L’économie antique [1972], trad. par Max P. Higgs, Paris, Minuit, 1975.

[9] Voir Aristote, Le Politique, trad. par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2015.

[10] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985.

Marcel Hénaff

Philosophe et anthropologue (1942-2018), ancien directeur de programme au Collège international de philosophie (1986-1992) en France et à l’étranger, professeur à l’Université de Californie, San Diego (UCSD) de 1988 à 2016. S’inscrivant, à travers plusieurs ouvrages de notoriété internationale, dans l’héritage de la pensée de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss, Marcel Hénaff a déchiffré la…

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