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Mémorial du génocide de Srebrenica
Mémorial du génocide de Srebrenica
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Outrage aux victimes

Le prix Nobel décerné à Peter Handke offense la mémoire des victimes du nationalisme serbe.

Nul ne conteste l’immense talent d’écrivain de Peter Handke. Cependant, le prix Nobel de littérature qui doit être remis à Stockholm, en présence du roi de Suède, le 10 décembre 2019, à l’auteur d’Outrage au public et de Toujours la tempête blesse la conscience de tous ceux et celles qui ont souffert des exactions du nationalisme serbe. Dès son annonce le 10 octobre, les protestations se sont multipliées face à cette décision dont le lauréat s’est montré le premier surpris.

Exposées dans Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina ou Justice pour les Serbes (1996), maintes fois reprises dans diverses déclarations et jamais reniées depuis, ses prises de position face aux guerres en ex-Yougoslavie, fussent-elles drapées de tournures équivoques, ne laissent guère planer le doute sur son empathie avec les agresseurs. Il n’a cessé de cautionner les allégations de l’ancien président Slobodan Milošević, inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, selon lesquelles le peuple serbe serait la victime majeure de ces conflits. Ces sorties publiques lui ont valu de se voir refuser le prix Heinrich Heine qui devait lui être attribué en 2007 par la ville de Düsseldorf, mais aussi de devenir en 2012 membre de l’Académie des sciences et des arts de Belgrade, dont les historiens ont montré le rôle dans la légitimation du projet de « Grande Serbie », à l’origine des atrocités de la « purification ethnique » en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, de 1992 à 1999. Au-dessus des contingences politiques, l’auteur du Malheur indifférent (1972) ? C’est moins ses romans et pièces de théâtre que ses tirades sur les souffrances de la nation serbe qui lui permirent encore d’être nommé citoyen d’honneur de la ville de Belgrade en 2015.

L’Europe n’avait pas déploré depuis la Seconde Guerre mondiale pareils ravages d’une furie raciste, à laquelle les nationalistes croates ont donné la réplique, il est vrai. Outre les morts (de 100 à 200 000 selon les estimations, dont deux tiers de civils au moins), les femmes violées (plusieurs dizaines de milliers), les disparus (de 20 à 30 000)[1], les réfugiés et déplacés (dont 2, 5 millions environ issus de Bosnie et 200 000 Serbes de Krajina)[2], les familles endeuillées et spoliées, les victimes directes et indirectes en furent innombrables. La défense des Bosniaques ne fut pas sans tache, mais en aucun cas les méfaits commis dans le camp des assiégés n’ont pris les proportions d’une barbarie organisée.

Cette idéologie est parvenue à son ultime conséquence lors du massacre de Srebrenica, qualifié de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Les procès de Ratko Mladić et Radovan Karadžić à La Haye ont établi qu’il ne résultait nullement d’un dérapage isolé, mais qu’il constituait l’aboutissement d’une entreprise systématique, planifiée à Pale avec le concours décisif des autorités de Belgrade. Les civils chassés d’autres communes ayant afflué dans cette enclave que la Force de protection des Nations unies, malgré les promesses de ses chefs, a renoncé à défendre, durant quatre jours, du 13 au 16 juillet 1995, 8 000 personnes ont été exterminées sur la seule présomption d’être musulmans (terme désignant une « nationalité » dans l’ancienne Yougoslavie) ou simplement démocrates, et leurs restes enfouis dans des charniers[3].

Peter Handke a choisi de plaider pour les promoteurs de ce nouveau modèle de nationalisme, mâtiné de populisme et de racisme, dont la séduction connaît un fort regain sur notre continent. Au moment où on le croyait en retrait, l’écrivain est apparu aux funérailles de Milosević – après son suicide dans la prison de Scheveningen – à Požarevac, le 18 mars 2006, entouré d’amis et complices du despote déchu, pour prononcer une brève oraison dans laquelle il noyait les faits dans un nuage de fumée : « Le monde, le prétendu monde, sait tout sur Slobodan Milosević. Le prétendu monde sait la vérité. C’est pour ça que le prétendu monde est absent aujourd’hui, et pas seulement aujourd’hui, et pas seulement ici […]. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J’entends. Je sens. Je me rappelle. Je questionne. C’est pour ça que je suis présent aujourd’hui[4] » Pour avoir refusé de considérer comme licence poétique ce témoignage en faveur d’un assassin de masse, Marcel Bozonnet, administrateur général de la Comédie-Française a subi les critiques d’une partie de sa profession et s’est vu écarté de la maison de Molière à la fin de son mandat[5]. Vingt-cinq ans après les crimes imprescriptibles dont Srebrenica fut l’abrégé, certains voudraient définitivement tourner la page pour revenir aux ineffables plaisirs du texte. Encore faudrait-il que des remords aient été formulés par l’intéressé. Or Peter Handke n’a jamais renoncé à renvoyer dos à dos les bourreaux et les victimes, en affirmant que la vérité est indiscernable et indicible, quand bien même elle a été attestée par une montagne de preuves devant le TPYI.

Comment ne pas s’indigner de cette absolution que lui offre une Académie suédoise elle-même en quête de réhabilitation après un retentissant scandale ? Ses membres s’abritent derrière le sempiternel sophisme de la distinction entre l’homme et l’œuvre, de l’immunité de l’art vis-à-vis de la politique, comme si en l’occurrence l’œuvre était vierge de compromissions avec cette forme contemporaine de révisionnisme. Sa récompense intervient dans une période de recrudescence des tensions intercommunautaires en Bosnie et des idéologies xénophobes alentours, où l’histoire risque d’être effacée et réécrite. La célébration d’un écrivain d’exception ne saurait exonérer du devoir de mémoire, faute de quoi le Nobel se ferait fourrier du négationnisme. Le mot n’est pas trop fort, quand on sait que le coprésident serbe de Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik, qui avait déjà en 2017 banni des écoles de sa Republika Srpska les manuels scolaires de la Fédération évoquant la tuerie de Srebrenica, la qualifiait encore au printemps dernier de « mythe » construit par les Bosniaques musulmans et la communauté internationale[6].

Peter Handke a un jour estimé qu’il sera loisible de reparler des tragiques événements de Yougoslavie quand les passions se seront éteintes. La décision de l’Académie suédoise, qui la souille en salissant l’Europe avec elle, n’est pas près de contribuer à l’apaisement. L’ancien magistrat Louis Joinet, décédé le 22 septembre 2019, a légué à la justice internationale les principes qui portent son nom, cette triple obligation à l’égard des proches des disparus du fait d’actes de guerre ou de répression : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation[7]. À moins qu’il n’ait la pudeur de renoncer à son prix, Peter Handke peut encore le dédier aux victimes des sièges de Vukovar, Sarajevo, Bihać, Goražde, sinon en verser le montant à l’Association des mères de Srebrenica.

 

[1] Voir Isabelle Delpla, « La preuve par les victimes. Bilans de guerre en Bosnie-Herzégovine », Le Mouvement Social, vol. 222, n° 1, 2008, p. 53-183.

[2] Voir Joseph Krulić, « Les guerres dans l’ancienne Yougoslavie et les mouvements de réfugiés », Migrations Société, vol. 158, n° 2, 2015, p. 93-108.

[3] Voir notamment Pierre Hassner, Jacques Massé, Sylvie Matton et Joël Hubrecht, « La guerre des Balkans et le déshonneur occidental. Retour sur Srebrenica », Esprit, juillet, 2006, p. 151-166.

[4] Peter Handke, propos cités par Émilie Grangeray pour lemonde.fr, 4 mai 2006.

[5] Voir Jean-Louis Fournel et Emmanuel Wallon, « Peter Handke, un témoin sans histoire ? », Le Monde, supplément Livres, 18 mai 2006.

[6] « Tout peuple a besoin d’un mythe, or les Bosniaques n’avaient pas de mythes. Ils essaient de bâtir le mythe de Srebrenica. C’est un faux mythe, ce mythe n’existe pas », déclaration de Milorad Dodik à la chaîne de télévision RTRS (Radio Televizija Republike Srpske, Banja Luka) le 12 avril 2019, dépêche d’agence citée par liberation.fr, 12 avril 2019 à 15h40.

[7] Voir Louis Joinet, Mes raisons d’État. Mémoires d’un épris de justice, Paris, La Découverte, 2013.

Emmanuel Wallon

Professeur des universités en Sociologie politique, université Paris Nanterre.

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