Le théâtre public en quête de repères
Polémiques sur la fréquentation des salles et la pertinence des choix esthétiques, conflit du statut des intermittents, disparition des troupes : le théâtre semble aller de crise en crise. Mais au-delà des tensions ponctuelles, comment synthétiser la situation générale et quelles perspectives peut-on tracer pour son avenir ?
Sous des formes parfois bénignes et souvent sévères, la crise est un mode ordinaire d’existence du théâtre. La faible stabilité de ses ressources matérielles, la forte mobilité de ses moyens humains l’engagent à soumettre les représentations régulières du réel à l’examen et le monde ambiant à la critique. L’espace du drame est par excellence un laboratoire du conflit. Cela l’attache à la démocratie mieux que son origine athénienne, ses aspirations révolutionnaires ou sa refondation républicaine. Les contradictions s’y exposent entre le vouloir et le faire, entre le discours et le geste, entre les passions et les raisons, entre l’émotion et la réflexion, mais aussi entre des pouvoirs, des intérêts, des ambitions qui se partagent le plateau et s’affrontent en coulisses. Cette discipline éminemment sociale requiert un entourage, des édifices, des écoles, des équipes ; elle exige de la visibilité et de la publicité, demande des subsides et du crédit. À l’autorité elle réclame contradictoirement la protection et la liberté. À l’instar de tout art, elle s’élabore, s’interprète et s’absorbe pourtant sous le régime des singularités : celles de l’auteur, de l’acteur, du metteur en scène, du spectateur. Cela justifie que son état fasse toujours débat. Il semblerait préférable que le théâtre résonne plus des problèmes de la cité que de ses propres difficultés, mais il est ainsi constitué qu’il lit dans celles-ci la marque de ceux-là.
La société française subit des mutations douloureuses qui n’épargnent pas son théâtre. Elle affronte des interrogations et des injustices dont ce dernier peut être un témoin privilégié, à condition qu’il soit davantage préoccupé de son devenir comme art que de sa préservation comme institution. De ce point de vue, le paysage a beaucoup changé depuis la fin des années 1970. La France arbore une politique théâtrale mieux dotée qui entretient un théâtre moins politisé. Constatant que son arène électorale reste passablement animée, les observateurs extérieurs s’étonnent que tant de ses metteurs en scène préfèrent la relecture du répertoire à l’exploration des langages contemporains, et les aventures de l’intime aux batailles de l’actualité, comme le suggère la consultation des programmes de saison. La période voit néanmoins le théâtre français aux prises avec une quadruple crise. La crise esthétique résulte d’une fracture mimétique, de craquements dans les systèmes de représentation. La crise économique découle d’un manque chronique de subventions. La crise sociale se traduit par la précarité croissante des artistes et des techniciens, la paupérisation d’auteurs et d’interprètes. Enfin la crise politique procède de la carence d’orientations ministérielles, du défaut de responsabilité aux divers niveaux territoriaux, de la timidité des propositions de la profession. Le théâtre n’en sortira, pour frayer des crises plus fécondes, qu’en affirmant ses spécificités.
Failles dans la mimésis
Cette originalité vaut d’abord dans l’ordre des représentations. La profusion des images et la multiplication des écrans imposent de réinventer les rapports du réel et du virtuel. Dans le simple appareil de sa technique, le théâtre semble bien outillé pour révéler les liaisons dangereuses du vrai et du faux. Ici l’illusion surgit d’une fabrique dont chacun voit l’entour et devine les dessous. Le spectateur y effectue lui-même le cadrage et d’une certaine façon le montage, contrairement à ce qui advient devant la télévision. Il souscrit en personne un contrat de représentation amendable et reconductible. En d’autres termes, la fiction n’a pas de consistance sans son consentement. De plus, l’exercice solitaire de son jugement est aussitôt confronté à l’expression d’autres opinions au sein d’une mouvante assistance. C’est pourquoi les lumières du théâtre sont si nécessaires dans l’éducation, du primaire au supérieur.
Le genre dramatique n’a certes pas le monopole de la distance critique et de la coupure symbolique. Pour mieux les éprouver, il se plaît du reste à les transgresser en instaurant des dispositifs scéniques multipolaires, en intensifiant les interactions entre acteurs et spectateurs, sinon en inventant des modes évolutifs ou fragmentaires de déploiement des œuvres. Un tableau, un roman, un film peuvent découper un espace de fiction mieux séparé du monde que la scène ne le sera jamais de la salle par la rampe ou le rideau. En outre, la comédie et le drame ne jouissent plus des privilèges que le pouvoir leur concédait naguère dans l’univers du spectacle. Le théâtre a perdu la centralité qu’il occupait dans la vie mondaine. La concurrence du cinéma, de la radio, de la télévision et d’Internet amoindrissent sa surface sociale. L’émulation s’accroît même sur son propre terrain, car depuis les années 1980 la danse contemporaine, les marionnettes et la manipulation d’objets, les arts de la rue, le nouveau cirque ont fait preuve d’une audace formelle et dans certains cas d’une insolence politique qui s’étaient quelque peu émoussées de son côté. Cela n’empêche pas le théâtre de contribuer au renouvellement de ces arts voisins ou cousins. L’interdisciplinarité déborde les frontières : les arts numériques et la vidéo prennent place en scène, la musique y reprend pied, tandis que des improvisations, des sources orales, des matériaux textuels et des bribes de discours alimentent des spectacles documentaires.
Le catalogue des classiques coexiste dorénavant avec le registre contemporain, mais aussi avec un « théâtre en pièces1 » sur lequel la scénographie affirme ses droits. La présence persistante de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, le retour sous les projecteurs de l’aîné Michel Vinaver, l’entrée de Valère Novarina au répertoire de la Comédie-Française en 2006, l’ouverture en 2007 d’une année dédiée à Jean-Luc Lagarce, et bien d’autres signes encore prouvent l’erreur de ceux qui prophétisèrent la mort du dramaturge. Celui-ci est toujours prêt à intervenir à la lisière du plateau, quitte à s’habiller lui-même en régisseur, sinon à déguiser sous le pluriel d’écritures la personnalité d’un style et l’exclusivité d’une médiation entre le moi et le monde. L’édition théâtrale a repris du volume grâce à l’obstination de maisons de petite ou moyenne taille (de Lansman à Bruxelles à Actes Sud en Arles). La suprématie du répertoire, sur laquelle tant de metteurs en scène ont édifié leur règne depuis la fin des années 1960, est en cours d’affaiblissement. Les auteurs se défendent à travers leurs sociétés civiles et contre-attaquent par le biais d’une association, les Écrivains associés du théâtre (Eat). Les pouvoirs publics les ont successivement pourvus d’un centre dramatique national spécialisé dans la « mise en espace » de leurs écrits (Théâtre ouvert), de villégiatures d’écriture (à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon) ou de traduction (grâce à la Maison Antoine Vitez de Montpellier), enfin d’un théâtre parisien (le Rond-Point).
Destin déficitaire
Une particularité du théâtre cause sa perte en tant que commerce alors qu’elle assure sa valeur dans la sphère immatérielle. Il demeure un artisanat, même lorsqu’il se munit de perches électriques et de régies informatisées. La « loi » dite de Baumol, du nom de l’un des économistes du Massachusetts Institute of Technology (Mit) qui l’a mise en évidence en étudiant le cas de Broadway dans les années 1960, est propre à l’ensemble des activités de performance, qui mobilisent une intelligence présente et des forces en actes2. Le capital mort ne saurait s’y substituer au travail vivant. Il n’y a pas d’économies d’échelle ni de gains de productivité à espérer dans cette branche, contrairement à la plupart des autres qui récoltent les dividendes de l’automatisation à outrance, de la production en série et de la distribution en réseau. L’inflation proportionnelle de ses coûts et le déficit tendanciel de ses comptes s’ensuivent. Il partage cette destinée d’insolvabilité avec bien d’autres arts – de même qu’avec l’instruction et la recherche – et réclame à leurs côtés la subvention comme gage du prix que leur accorde la société. Or, des trois sources d’aide, deux sont taries et la troisième se raréfie.
D’abord l’État, perclus de dettes et grevé de dépenses permanentes, a perdu les marges d’intervention que le doublement de son budget lui avait procurées en 1981. L’évolution de ses crédits n’enraye plus la réduction des moyens artistiques dans les établissements qui dépendent entièrement de lui, comme les cinq théâtres nationaux (TN), ou pour moitié environ, comme la quarantaine de centres dramatiques nationaux et régionaux (Cdn). Ce constat est corroboré par les cadres du ministère qui écrivaient en 2006 :
La dégradation du rapport structure/activité semble être due en grande partie à la masse salariale en constante augmentation, les salaires étant indiciés sur le coût de la vie, ce qui n’est pas souvent le cas des subventions. Aussi la part des charges occupées par le personnel permanent augmente mécaniquement, aux dépens de l’artistique3.
Viennent ensuite les dépenses culturelles des collectivités territoriales. La dernière étude disponible, qui remonte à 1996, révélait leur prépondérance. Elles fournissaient alors 65 % des ressources publiques en faveur de la production et de la diffusion du théâtre et des spectacles (hors musique et danse), l’État assurant encore 67, 7% de l’effort de formation, nettement plus modeste4. Leur implication s’est accentuée depuis. Parmi les collectivités territoriales qui pourvoient en majorité aux besoins des 70 scènes nationales et des 74 scènes conventionnées, tout en finançant en quasi-totalité près de 600 théâtres de ville, centres ou offices culturels et autres lieux de programmation non labellisés, seules les régions et les communautés d’agglomération consentent encore quelques rallonges. Les communes et les départements ont atteint leurs limites du fait des efforts antérieurs ou des récents transferts de charges.
Enfin l’assurance chômage des intermittents, malgré le brutal coup d’arrêt de 2003, a pâti de la croissance des dépenses au cours de la décennie précédente. Avec des effectifs ramenés à 99 367 allocataires et un déficit « corrigé » maintenu autour de 962 millions d’euros – soit 31 % du déficit total de l’assurance chômage en 2005 pour 3% des demandeurs d’emploi indemnisés, selon la Cour des comptes –, ce régime de solidarité reposant sur les cotisations des employeurs et des salariés demeure en danger5. L’expert Jean-Paul Guillot a rappelé aux ministres concernés l’importance des prestations, dont le volume avoisine 1, 2 milliard d’euros, dans le porte-monnaie des artistes et des techniciens : « Pour 51 % des indemnisés, le poids dans leur revenu annuel est supérieur à 50%6. »
Ce sont surtout les membres des quelque 1 500 compagnies théâtrales indépendantes qui encaissent les contrecoups de la refonte des annexes 8 et 10 de la convention nationale de l’Unedic7. Le doublement des prélèvements sociaux, dès 2002, la suppression du principe de la date anniversaire et la réduction de la durée de référence (de douze mois à dix et demi pour les artistes et dix pour les techniciens) pour le cumul des 507 heures de travail (ou 43 cachets) ouvrant droit aux indemnités, suite au protocole de juin 2003, confirmé sur ces points litigieux par le nouvel accord d’avril 2006, ont obligé des dizaines de milliers d’intermittents (28 932 en juin 2006, mais 41 337 le 2 février 20078) à se tourner vers un fonds « provisoire », puis « transitoire » assumé par l’État. Le ministère délivre à près de 650 équipes des aides à la production dramatique qu’elles ne peuvent solliciter (sur dossier) qu’une année sur deux. Environ 250 d’entre elles bénéficient de conventions pluriannuelles qui leur assurent des subventions de fonctionnement courant. En 1999, la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (Dmdts) avait changé de méthode ; les subventions annuelles de fonctionnement ont alors disparu, les sommes dégagées venant accroître l’aide à la création, d’une part, augmenter le nombre des équipes conventionnées, d’autre part.
La dégradation de la situation des compagnies suscite des envies de ponction et de saignée chez les émules de Diafoirus. Ceux qui ne croient pas aux vertus de la sélection par l’argent en matière de talent préféreront chercher des solutions dans un ressourcement de la volonté publique. La pleine reconnaissance du rôle de l’art en général et du théâtre en particulier dans l’épanouissement de l’imagination, du sens critique et de l’implication civique devrait justifier l’attribution de nouveaux crédits, couverts notamment par des ressources tirées des flux de communication numérique.
Service public, théâtre privé et tiers secteur
L’essence politique du théâtre fournit un argument de poids à sa défense. Un art éphémère, ne pouvant confier son sort à la postérité, est contraint de revendiquer sa place dans l’espace public, de négocier sa subsistance avec les instances légales, en somme d’émettre un discours qui légitime son entretien par la collectivité. Après des siècles de dépendance et quelques décennies d’autonomie, il y est parvenu à la Libération, une fois que de vaillants « régisseurs », comme disait Jean Vilar, se furent avisés que leurs entreprises péricliteraient ou déchoiraient sans le concours de l’État.
Résumons une histoire que Robert Abirached, Hubert Gignoux, Denis Gontard, Emmanuelle Loyer, Pascale Goetschel, Marion Denizot, entre autres, ont amplement contée et documentée9. Durant les jeunes années de la IVe République, la coopération d’une poignée de metteurs en scène avec le petit groupe de fonctionnaires mené par Jeanne Laurent permit la fondation des premiers centres dramatiques en province, l’essor du Festival d’Avignon et la renaissance du Théâtre national populaire (Tnp). Durant la première décennie de la Ve République, au nom de son ministère neuf, André Malraux relança le mouvement qui s’étendit aux maisons de la culture, puis aux centres d’action culturelle chers à Jacques Duhamel, avec le concours de directeurs inspirés et d’animateurs engagés. L’entrée de la gauche dans les palais officiels libéra les initiatives tous azimuts de Jack Lang qui concordèrent, entre 1981 et 1995, avec l’arrivée à maturité d’une génération d’artistes résolus à mettre le cap sur la création.
La décentralisation a favorisé l’élargissement du parc d’équipements, tandis que le système d’indemnisation des intermittents permettait d’accroître à moindre coût l’offre de spectacles dans les salles et les festivals. Le théâtre public s’est édifié sur ces chantiers successifs, ouverts par la conjonction de la délibération nationale et de la détermination des artistes, alliance dont le prochain épisode tarde en dépit d’annonces circonstancielles. Le secteur subventionné vit aujourd’hui sur ces acquis. La notion de service public y tolère des interprétations dissemblables, voire divergentes, selon les institutions, les environnements et les individus. La variété des courants esthétiques qui le traversent autorise ses représentants à minimiser le péril d’un art officiel. Il est vrai que la liberté d’expression souffre peu du contrôle des tutelles, mais son tranchant s’émousse de manière insidieuse sous une sorte d’autocensure, et le régime supporte d’autant mieux les défis jetés en scène que leur impact tend à s’amoindrir dans la sphère publique.
« L’exception française » procède de cette construction. Le système théâtral du pays repose sur une multitude de maisons de production aux loges vacantes et aux plateaux vides, visités par des centaines de compagnies sans feu ni lieu. Un tel paysage contraste avec le voisinage européen, qu’il soit dominé au cœur du continent par un ensemble de troupes fermement implantées, jouant leur répertoire à demeure et en alternance de Cologne à Vladivostok, ou bien par une noria de collectifs faiblement subventionnés, qui circulent tant bien que mal entre divers postes d’abri et d’accueil sur les rivages atlantiques et méditerranéens. Il se compose en fait de trois cercles : le théâtre public occupe presque tout l’espace en région ; il le partage avec le théâtre privé, comptant une cinquantaine d’enseignes à Paris (et une seule à Lyon) ; tous deux laissent subsister à leur jonction un tiers secteur qui regroupe des lieux de compagnies, des salles associatives, des sites de résidence et des fabriques de spectacles. C’est pour une large part dans ces ateliers, de la Fonderie (Le Mans) à Montevideo (Marseille) et de l’Éphéméride (Val-de-Reuil) à l’Échangeur (Bagnolet) que la relève et l’alternative tentent de s’affermir.
Le ministère de la Culture s’en est avisé, mais il a dû céder aux collectivités territoriales la charge principale de leur soutien, car les institutions nationales installées à Paris absorbent près de la moitié de son budget. En dehors des quatre théâtres nationaux, il veille sur l’Opéra de Paris, l’Opéra-Comique, l’Orchestre de Paris, le Parc de la Villette, le département des spectacles du Centre Georges-Pompidou, la Cité de la musique (en charge de la salle Pleyel), et le Centre national de la danse (sis à Pantin), sans compter le futur auditorium de la Villette, classé parmi les projets « décentralisés10 ». La déconcentration, opérée en 1998 et 1999 au profit des directions régionales des affaires culturelles (Drac), n’a pas changé grand-chose à l’inégale répartition des crédits. Les organisations professionnelles, Syndicat des directeurs d’entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) en tête, ont fini par s’en accommoder après avoir craint qu’elle ne prélude au retrait de l’État. Réalistes, elles ont aussi surmonté leurs préventions face à la décentralisation, même si elles suspectent encore certains élus locaux de brader « l’excellence artistique » et « l’indépendance de la création » contre des effets d’image et des paquets de votes.
En 2006, la loi organique sur les lois de finances (Lolf) a modifié la présentation des dépenses, englobées dorénavant en majeure part, consommations et investissements additionnés, à l’action « soutien à la création, à la production et à la diffusion du spectacle vivant », au sein du programme 131 « création » de la mission « culture » du budget de la nation. Si l’on en croit le rapport de la commission des affaires culturelles du Sénat, les « moyens d’intervention » déconcentrés atteignent seulement 336 millions d’euros en 2007, soit 52, 9% de cette enveloppe, contre 290, 13 millions (47, 1 %) pour les établissements nationaux. Il faut y ajouter des sommes inscrites au titre du programme 224 « transmission des savoirs et démocratisation culturelle » pour obtenir le montant des crédits en faveur des arts du spectacle : 728, 8 millions d’euros, soit environ 24, 65 % du total de la mission « culture11 ». En théorie, les ordonnateurs gagnent en liberté de manœuvre pour virer des sommes d’une ligne à l’autre. Mais avec seulement 3 à 4 millions d’euros de mesures nouvelles en 2007 pour les crédits déconcentrés, toutes disciplines du spectacle confondues – à comparer aux 9, 3 millions d’euros supplémentaires consacrés par l’administration centrale à creuser une salle de répétition sous les colonnes de Buren pour la Comédie-Française, à permettre à l’Odéon de gérer le site du boulevard Berthier en plus de son siège historique, à renforcer les moyens de l’Opéra-Comique, à participer au programme de Pleyel, à monter des événements sous la verrière du Grand-Palais, à contribuer aux travaux de l’auditorium de la Villette –, il est difficile d’appliquer « la politique d’ouverture des lieux (résidences ou permanence artistique) et [de] soutien à la création et au renouvellement des formes (maquettes, compagnonnage, commande…) » promise par le ministre lors de sa conférence de presse budgétaire12. Dans ces conditions, l’essor des institutions décentralisées, la résorption des problèmes de diffusion, la stabilisation des emplois d’artistes et de techniciens reposent surtout sur les collectivités territoriales.
Emploi, carrières, profession
L’emploi figure en tête des priorités gouvernementales depuis le conflit des intermittents en 2003. Force est de constater que celui-ci n’a pas été résolu en quatre années de tractations et d’atermoiements. Le protocole d’accord du 28 avril 2006 a suscité les mêmes reproches que le texte du 26 juin 200313. La difficulté d’accéder au régime s’est confirmée, les inégalités salariales ont été accusées par des écarts d’indemnisation, de banals incidents de parcours risquant de conduire à une cruelle sortie de carrière. Ces dispositions ont échoué à juguler le déficit dont l’ampleur motivait la réforme et dont le niveau approche toujours le milliard d’euros. En outre, le ministère a converti son fonds « transitoire » en fonds « de professionnalisation et de solidarité » doté de 5, 11 millions d’euros en 2007 : au lieu de repêcher les candidats aux allocations, celui-ci ménage un accompagnement vers la reconversion ou la retraite. Parmi les nombreux paradoxes du système on relève celui-ci : le quota d’heures admises pour ouvrir des droits au titre de la formation et de l’action culturelle reste minime, alors que l’on parle avec raison de généraliser l’intervention des artistes en milieu scolaire.
En recourant au Parlement si nécessaire, l’État devrait garantir par un fonds pérenne un traitement équilibré des artistes et des techniciens du spectacle. Loin de rompre avec le système paritaire de solidarité interprofessionnelle, il lui incombe d’en définir les principes de base et de lui apporter le concours de la solidarité nationale. Il lui faudra défendre le contrat d’usage et la présomption de salariat contre certaines exigences patronales, sinon face à certaines évolutions de la jurisprudence européenne14. Il lui revient par ailleurs, aux côtés des conseils régionaux, de favoriser la mutualisation et la contractualisation d’emplois d’administration au moyen d’allégements de charges, faute desquels beaucoup de compagnies sombreront corps et biens. Ces hypothèques levées, il lui serait plus facile de plaider auprès des partenaires sociaux en faveur de l’amélioration des conventions collectives, et pourquoi pas de créer quelques emplois permanents de comédiens auprès des Cdn, dans le cadre de projets artistiques misant sur la qualité du jeu collectif.
On relativisera dans ces circonstances la signification des nominations à travers lesquelles la presse et le milieu voudraient lire la pensée du prince. Dans ce registre où il conserve des prérogatives à proportion du nombre d’établissements placés sous sa tutelle, les arrêts du ministre fluctuent selon l’influence des partenaires territoriaux et l’avis des conseillers en communication du moment. Il espère imprimer sa marque en apposant sa signature, mais il serait présomptueux d’y décrypter les principes d’une politique mûrement méditée, surtout en phase électorale. La fin 2006 fut animée à cet égard. Tandis que l’Élysée poussait l’inattendu Jacques Martial à la Villette en remplacement de l’excellent Bernard Latarjet, que Matignon intriguait pour placer tel protégé, la rue de Valois, soudain soucieuse de féminisation à la parution d’un rapport sur la prédominance masculine dans la profession15, hissa Muriel Mayette à la tête du Français sans excès d’égards pour le bilan de Marcel Bozonnet. Quels que soient les mérites des heureux élus – et il y a d’incontestables talents dans le lot –, il ne faut pas chercher une cohérence à tout prix entre le geste qui met en garde les codirecteurs du Festival d’Avignon, Vincent Baudriller et Hortense Archambault, pour avoir invité des adeptes de la danse minimale et du théâtre expérimental en 2005, et celui qui désigne l’un d’entre eux, le metteur en scène Pascal Rambert, à la direction du Cdn de Gennevilliers. Pluralisme et éclectisme riment dans ces promotions. Bien malin qui saurait dessiner les contours d’une esthétique d’État quand Olivier Py arrive à l’Odéon-Théâtre de l’Europe et Jean Lambert-Wild au Cdn de Caen.
Il est plus intéressant d’engager une discussion longtemps différée sur le déroulement des carrières et la succession des mandats. Le temps des fondateurs est écoulé. La tentative de Firmin Gémier au lendemain de la Première Guerre mondiale a légué le sigle de Tnp et le nom d’une salle à Chaillot. Après la Deuxième Guerre, la génération des Jean Vilar, Jean Dasté, Gaston Baty, Roland Piétri, André Clavé, Michel Saint-Denis, Hubert Gignoux, Maurice Sarrazin a scellé le socle du théâtre public. Les institutions qui s’étayèrent dessus furent ensuite conquises par de brillants sujets qui avaient au départ emprunté des chemins de fortune : Antoine Vitez, Marcel Maréchal, Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent, Jacques Lassalle, Jacques Nichet, Didier Bezace, Georges Lavaudant, Alain Françon, Jean-Louis Martinelli firent ou font partie du nombre… Jérôme Savary aussi. Les bâtisseurs au long cours qui, à l’instar de Pierre Debauche à Vincennes et Nanterre, imposèrent le théâtre dans des quartiers populaires et des villes de banlieue – Guy Rétoré à Ménilmontant, Roger Planchon à Villeurbanne, Gabriel Garran à Aubervilliers et Bernard Sobel à Gennevilliers – ont passé la main à leur tour.
Des cadets issus des bonnes écoles ou des filières universitaires se disputent depuis l’honneur de diriger des maisons qu’ils ont toujours connues en ordre de marche, pour avoir accès à leurs instruments de travail et à leurs budgets de production. Trentenaires, quadras ou bientôt quinquas, tous n’ont pas une âme de patron. S’ils arguent de la sincérité de leur désir et de l’originalité de leur projet devant le comité d’élus, de fonctionnaires et d’experts évaluant leur candidature, beaucoup envisagent cette charge comme une étape dans leur parcours plutôt que comme un but en soi. Nul ne les en blâmera, sauf s’ils quittent leur poste en ayant creusé au service de leur œuvre personnelle un déficit que leurs successeurs et les bailleurs de fonds auraient l’obligation de combler, ce qui est déjà advenu sans que le ministre s’émeuve outre mesure. L’échelle de la réussite, pour un intendant de théâtre, comporte en France deux montants : l’un marque la progression du budget artistique, facteur d’aisance esthétique, l’autre monte vers Paris, capitale de la critique et de la réputation. Un jour vient, hélas, où il faut en redescendre. Les studios de cinéma et de télévision fermant leurs portes aux metteurs en scène de théâtre (à de rares exceptions près), contrairement à la pratique observée au milieu du siècle dernier, plusieurs d’entre eux tentent leur chance sur les plateaux d’opéra. À défaut de règle, un usage que certains voudraient graver dans le marbre consiste à gratifier le directeur d’un TN ou d’un Cdn congédié en fin de mandat d’une de ces conventions triennales que maintes compagnies briguent en vain. Le parachute n’est pas en or, ni même en argent, mais cette gratitude de la République, souvent justifiée, pourrait s’exprimer de différentes manières, par des missions d’enseignement notamment.
De telles questions font le sel des conversations dans la profession, qui évite cependant de les traiter au grand jour. Critiquant le pouvoir en bloc mais ménageant la tutelle en particulier, la corporation théâtrale est bien moins unie qu’elle ne le proclame. Traditionnellement polarisée entre grandes institutions et petites compagnies, cycliquement traversée par des querelles stylistiques et des conflits générationnels, le mouvement des intermittents lui a fait prendre conscience simultanément de ses disparités internes et de ses intérêts communs. Ses hérauts, naguère enclins à négocier sur un pied d’égalité avec les ministres ou les directeurs, comprennent dorénavant que plusieurs dossiers nécessitent d’urgence une élaboration collective.
Ainsi les professionnels doivent-ils clarifier le sens des sigles et le rôle des labels attribués par l’État. Malgré la « Charte des missions de service public pour les établissements publics du spectacle vivant » de 199816, leur définition est devenue aussi floue que l’appellation des institutions paraît brouillée aux yeux des usagers. Seuls les habitués distinguent l’ex-Cargo de l’emboîtement des structures (Cdn des Alpes, Centre chorégraphique national de Grenoble, Musiciens du Louvre) abritées dans la Maison de la culture, récemment baptisée MC2 et transformée en établissement public de coopération culturelle (Epcc). Il faut être du métier pour savoir que les théâtres dits « nationaux » de Lille, Marseille, Rennes et Toulouse, en vérité rattachés à la classe des Cdn, diffèrent dans leur statut juridique, l’origine de leurs financements et le détail de leurs attributions de l’établissement d’État situé à Strasbourg. Entre les centres dramatiques nationaux (Cdn) et régionaux (Cdr), entre les scènes nationales et conventionnées, il n’existe guère que des variations de taille ou de degré. Le contrat type de décentralisation dramatique, renégocié début 2007, est censé encadrer les conventions conclues avec les directeurs sur la base de leurs projets, mais il ne garantit pas la part de l’État, fixée en principe à 50 % des apports publics. La nouvelle mouture devrait peut-être préciser en particulier les responsabilités de production et de diffusion en matière de spectacles pour le jeune public, qui demeurent assez vagues depuis la disparition des Cdn pour l’enfance et la jeunesse (Cdnej), convertis selon les cas en théâtres généralistes ou spécialisés, en vertu d’une doctrine mal comprise car peu explicitée.
Nombre de théâtres de ville et de centres culturels communaux poursuivent la mue qui leur permet d’accoucher de pièces nouvelles, alors qu’ils se contentaient auparavant d’accueillir des spectacles existants. Il importe de les y encourager par des mesures telles que les aides à la résidence. Une multitude de compagnies recherchent des lieux de travail. Il s’agirait d’inciter les communes ou leurs regroupements à les attirer sur des territoires dépourvus d’offre artistique, en leur fournissant des abris en dur et des prestations en nature, en échange de représentations mais aussi d’interventions dans les écoles et les quartiers. Beaucoup de projets en gestation pourraient contribuer à la régénération de zones rurales et de périphéries urbaines. Il faut prévoir à cette fin des dispositifs d’appui à l’emploi associatif et à l’initiative culturelle.
À la rencontre du public
La plainte la plus lancinante touche à la médiocre diffusion des spectacles. Un système de subventions axé sur la création, mais aussi la logique de la consécration médiatique et institutionnelle entraînent les compagnies dans une course à la réalisation. Il leur paraît souvent plus aisé de trouver de l’argent pour monter un projet que pour prolonger la vie d’une œuvre. La difficulté de tourner frappe les petites équipes qui peinent à atteindre la trentaine de représentations exigées par les textes en contrepartie d’une aide à la production. Elle n’épargne pas les grands théâtres, dont les distributions s’avèrent trop chères pour leurs partenaires, ou dont les décors sont impossibles à caser sur des plateaux moins spacieux. Des spectacles prometteurs meurent ainsi avant d’atteindre la grâce et de rencontrer leur public. Les garanties de l’Office national de diffusion artistique (Onda) n’y suffisant pas, les départements et les régions impliquent leurs propres agences dans le soutien à l’accueil et l’aide à la reprise. Il faudrait certes que le ministère les encourage à développer et à coordonner leurs politiques, mais les programmateurs doivent également chercher des solutions car il est clair que le goût de la nouveauté et la passion de l’événement écartent des pièces promises à une patiente maturation. La mode des festivals et la vogue des « temps forts » au cours de la saison méritent une réflexion pour savoir ce que ces manifestations apportent à la constitution d’un public pérenne et extraverti.
Le Monde, ayant livré sous un titre à sensation un article plutôt nuancé sur l’érosion du public des théâtres nationaux, a causé quel - que émoi dans le milieu17. Faute de chiffres fiables, chacun est réduit aux conjectures sur l’évolution de l’assistance. La proportion de Français âgés de plus de quinze ans qui fréquentent le théâtre professionnel au moins une fois par an oscille autour de 16 %. En dépit de quelques flexions, les progrès sont maigres mais patents depuis que le Département des études, de la prospective et des statistiques (Ser puis Dep puis Deps) du ministère de la Culture et de la Communication mène ces enquêtes : 12 % en 1973, 10 % en 1981, 14 % en 1988-1989, 16 % en 1997, autant en 2003, selon Olivier Donnat18. Les totaux ministériels accréditent la thèse d’un léger élargissement numérique, surtout sensible en province, qu’on peut imputer à plusieurs facteurs : à l’augmentation globale de la population, à l’élévation générale du degré d’instruction et au gonflement des classes moyennes, il faut ajouter les progrès du parc d’équipements et l’expansion de l’offre artistique. L’art dramatique fait en somme preuve de belles facultés de résistance face à la concurrence des médias audiovisuels et des loisirs à domicile.
Cela n’est pas une raison pour nier la persistance des facteurs discriminants dans l’accès aux salles, au premier rang desquels s’inscrit le niveau du diplôme. La stabilité de la composition socioprofessionnelle de l’assistance semble davantage troublée par la désaffection des nouvelles élites économiques, distraites par des programmes light ou retenues devant des écrans plats, que par les incursions des enfants des couches populaires, cibles prioritaires des politiques de démocratisation culturelle. Malgré les efforts des services de relations avec les publics, qui se sont structurés et professionnalisés depuis la fin des années 1980, le vieillissement progressif de l’audience n’est pas encore contrebalancé par l’arrivée des jeunes spectateurs initiés dès le collège ou le lycée. La composante scolaire est loin d’être négligeable dans les statistiques de fréquentation, mais nul ne sait encore dans quelle proportion les élèves, une fois devenus étudiants, salariés ou chômeurs, prolongent leur relation avec le théâtre. Il faut par ailleurs souligner les profonds écarts de pratiques entre les spectateurs fidèles, parmi lesquels figurent aussi les professionnels, et les visiteurs occasionnels, attirés par des propositions exceptionnelles. Les comportements de ces derniers évoluent rapidement, surtout à Paris et dans sa proche banlieue, où la densité de l’offre explique la moindre constance des abonnés de saison en saison, la mobilité croissante des habitués d’une salle à l’autre, voire une relative perméabilité entre les disciplines.
En vérité le théâtre n’intéresse pas que des consommateurs de spectacles. Il passionne une foule d’amateurs qui s’adonnent au jeu sans pour autant adhérer à des ligues spécialisées, telle la Fédération nationale des compagnies de théâtre et d’animation (Fncta), allègre centenaire (née en 1907) qui revendique tout de même 19 000 licenciés. Ces praticiens déclarés représentaient 2% environ de l’ensemble de la population en 2003, tout comme en 1997 et en 1989, et leur proportion grimpe à un dixième parmi les 15-19 ans19. Une moitié des amateurs avoue n’avoir pas vu de spectacle professionnel durant l’année écoulée, mais l’autre moitié manifeste un taux de fréquentation supérieur à la moyenne. Sans doute cherchent-ils dans le travail d’interprétation la satisfaction de se familiariser avec un auteur et de s’investir dans un personnage. Leurs témoignages indiquent qu’ils y trouvent aussi l’estime de soi et le respect de l’autre, valeurs qui pour être transmises par des activités très variées (sociales, sportives, culturelles) n’en sont pas moins précieuses sur fond d’individualisation à outrance. La pratique en atelier forme au surplus, pour les élèves et les étudiants, le troisième volet d’un triptyque qu’il convient de ne pas détacher de l’étude des textes classiques et contemporains, d’un côté, ni de la sortie au théâtre, de l’autre. Après des décennies d’expérimentations aussi fructueuses que minoritaires, les experts en politiques culturelles et les responsables de l’action publique convergent sur l’impératif de généraliser l’éducation artistique dès l’école primaire. Les équipes théâtrales sont prêtes à s’investir dans cette cause nationale, pour peu que les décrets précèdent et que les budgets suivent20.
Le succès de la Star Academy et autres émissions de semblable facture est bien plus un indice qu’une cause de l’engouement des jeunes pour les métiers de la scène. Ils découvrent vite que les rêves de gloire durent moins que les affres de la galère. Mieux avertis qu’on ne l’imagine en général des aléas de carrière qui les attendent, ils identifient dans le comédien l’archétype d’un individu à même de vivre ses affects et d’assumer son ego en se projetant au-devant de la société. Les conservatoires publics et les cours privés sont pris d’assaut, les stages de formation continue affichent complet21. Le courant d’intérêt envers les questions théoriques soulevées par l’art dramatique enfle parallèlement à cette affluence d’acteurs. Les lectures, les conférences et les séminaires se multiplient dans les théâtres et les amphithéâtres. L’histoire et la sociologie, l’économie et le droit se penchent doctement sur une matière qui dispose aussi de ses propres filières, de la licence au doctorat, dans une douzaine d’universités. Ainsi Paris X-Nanterre enregistre désormais plus d’étudiants dans son département des arts du spectacle qu’en lettres modernes ou en philosophie. S’il n’y a pas lieu de s’en féliciter au regard des débouchés, il serait vain de prétendre réguler ces flux par un quelconque numerus clausus. Il vaut mieux renforcer le travail d’information et d’orientation en amont, renforcer les dispositifs d’insertion professionnelle et d’éducation permanente en aval. Des diplômes reconnus, comme ceux qui sont apparus en 2005 (diplôme d’État de professeur d’art dramatique) et en 2006 (diplôme national de comédien), ont toute leur importance dans un schéma national de formation, à condition qu’ils servent à valider des compétences et non à sélectionner une avant-garde d’interprètes.
D’expectative en perspectives
L’État gardera un rôle de premier plan à jouer dans l’ensemble de ces domaines s’il renoue avec l’audace dont firent montre Jeanne Laurent, André Malraux et Jack Lang. Il ne s’agit certes pas de ranimer un ministère du verbe, dispensant à ses ouailles sa définition de l’art et sa conception du théâtre, mais de restaurer une administration équitable et efficace, capable d’entendre des propositions et de défendre des principes. Or les Drac font face à quantité de problèmes qu’elles gèrent au jour le jour avec des crédits gelés ou rognés et des effectifs insuffisants. La direction centrale en charge du secteur, la Dmdts, sort mal en point d’une période d’inquiétude et d’incertitude. Délestée de nombreuses tâches du fait de la déconcentration, elle devait « préparer l’avenir du spectacle vivant », comme le promettait un document ministériel d’octobre 200422. En fait, la contestation qui gronde depuis 2003 l’a trouvée sur la défensive. Le chantier qui l’accaparait en 2006 était d’ordre interne, Renaud Donnedieu de Vabres ayant jugé indispensable d’en rebâtir de fond en comble l’organigramme afin de mieux distinguer les différentes disciplines en son sein, au contraire de ce que ses prédécesseurs venaient d’accomplir sur les conseils du comité interministériel pour la réforme de l’État23 et d’une commission de sages présidée par Jacques Rigaud, à qui Philippe Douste-Blazy avait commandé un rapport sur la « refondation de la politique culturelle » en 199724. Pressée de déménager, depuis que son hôtel de la rue Saint-Dominique a été vendu pour résorber la dette publique, la Dmdts s’est allégée de fonctions qui l’encombraient. Début 2007, elle a délégué au Centre national du théâtre (Cnt) la gestion de l’aide à la création de textes dramatiques.
Ce centre de ressources au statut d’association aura lui-même fort à faire sous la tutelle du ministère, s’il souhaite vraiment améliorer avec ses partenaires de la branche25 et ses homologues de la musique, de l’opéra, de la danse, du cirque et des arts de la rue, du conte et des marionnettes26, la coordination entre des prestations d’information et de conseil marquées par la dispersion des efforts et des moyens. En dépendent la relance de l’offre de formation continue et l’essor des solutions de reconversion, la sauvegarde et la valorisation du patrimoine des arts du spectacle, l’orientation et l’initiation du grand public, enfin la collecte et la synthèse des statistiques crédibles et exhaustives dont les agents du secteur ont besoin pour éclairer leur réflexion27.
Beaucoup d’entre eux ont sonné l’alarme dès l’arrivée à l’Élysée de Nicolas Sarkozy, perçu non sans raisons comme le candidat des cartels de la communication et le champion des industries de divertissement. S’ils regardent encore avec quelque espoir vers le Palais-Royal, c’est qu’ils ont conscience que l’État seul peut poser des obligations et garantir des droits, fixer des règles et protéger des libertés. Qui déterminera le cadre du service public et répartira les responsabilités territoriales, sinon le parlement ? Dans ce domaine comme dans les autres, encadrer la décentralisation ne consiste pas de la part du gouvernement à refréner les initiatives des collectivités locales, dont la pertinence égalera sans peine celle des instructions ministérielles, mais à atténuer les disparités entre régions riches et pauvres, départements urbains et ruraux, zones nanties ou démunies. Des voix s’élèvent çà et là pour réclamer des lois sur l’organisation et le financement du spectacle vivant. Venant de saltimbanques rétifs à l’excès d’ordre, ce désir prêterait à sourire s’il n’exprimait un attachement viscéral à l’exigence républicaine.
Organismes du secteur théâtral
5 théâtres nationaux (Comédie-Française, Théâtre national de Chaillot, de la Colline, de l’Odéon et de Strasbourg) : 1 850 représentations et 667 000 spectateurs au siège de ces établissements (spectacles dramatiques et autres) en 2003-2004, 583 492 en 2004-2005.
34 centres dramatiques nationaux (dont un en préfiguration, le Théâtre des quartiers d’Ivry) et 6 centres dramatiques régionaux : 5 022 représentations au siège et 2 373 en tournées, 997 000 spectateurs payants au siège et 452 000 en tournées en 2003-2004 ; 1 314 895 spectateurs en tout en 2005-2006.
70 scènes nationales : 2 041 638 spectateurs en 2004-2005 (pour 68 scènes nationales) : 3 004 spectacles payants et 7 470 représentations (soit une moyenne de 2, 46 par spectacle), 78 % de taux de fréquentation, 11 % d’invités et exonérés, soit 1 828 621 spectateurs payants ; ratio moyen subventions/recettes propres (en %) : 79/21.
74 scènes conventionnées : chiffres non communiqués.
588 lieux de programmation de spectacles (hors festivals), dont une majorité de théâtres municipaux en 2005.
13 théâtres lyriques subventionnés par le ministère de la Culture sur 20 membres de la Réunion des opéras de France (Rof).
643 compagnies théâtrales subventionnées par le ministère de la Culture (pour 26, 9 millions d’euros) dont plus de 250 conventionnées en 2005, sur un ensemble d’environ 1 500 compagnies professionnelles. Selon le rapport Latarjet (2004) : 273 compagnies dramatiques conventionnées ont donné « 29 900 représentations pour 2 264 000 spectateurs » (26 compagnies conventionnées en danse donnant 5 000 représentations par an pour 600 000 spectateurs), sur un total d’environ 370 compagnies conventionnées de toutes disciplines (théâtre, danse, art lyrique, arts de la rue, cirque).
15 200 représentations dans les 50 théâtres privés de Paris éligibles au Fonds de soutien : 2, 8 millions de spectateurs en 2003-2004.
Un Centre national du théâtre (Cnt) à Paris et une dizaine d’autres pôles de ressources, pour la plupart spécialisés dans la promotion des textes contemporains.
Conservatoire national supérieur d’art dramatique (Cnsad, Paris) : 86 élèves en 2005.
École supérieure de théâtre (Est) du Théâtre national de Strasbourg : 44 élèves en 2005.
École supérieure nationale des arts et techniques du théâtre (Ensatt, Lyon) : 160 élèves en 2005.
Cours d’art dramatique des conservatoires et écoles nationales de musique et de danse : 2 092 élèves ; des écoles municipales agréées : 2 998 ; des autres écoles soutenues par les collectivités locales : 4 930 élèves (en 2002-2003).
Sorties culturelles en France, en 2003
Au cours des douze derniers mois, sur 100 personnes de 15 ans et plus, ont été :
Oui
Non
– au cinéma
52
48
– voir une pièce de théâtre
16
84
– voir un spectacle historique, un son et lumière
9
91
– voir un spectacle de danse
12
88
– au cirque
9
91
– voir un opéra, une opérette
4
96
– à un concert
25
75
– voir un monument historique
46
54
– voir une exposition d’art
28
72
– voir une exposition d’un autre genre
21
79
– voir un musée
29
71
– à un festival
10
90
Le spectacle en Île-de-France
(estimations pour la saison 2005-2006)
259 établissements de spectacle du secteur subventionné en Île-de-France (en dehors des salles réservées au concert) : 1 Opéra national (à Paris), 4 théâtres nationaux (tous à Paris), 7 centres dramatiques nationaux (dont 1 à Paris), 9 scènes nationales (aucune à Paris), 12 scènes conventionnées (dont 2 à Paris), 199 centres culturels et théâtres municipaux (dont 36 à Paris), 27 lieux de compagnies (dont 12 à Paris).
156 établissements de spectacle du secteur privé à Paris (source : Pari-scope), dont 50 aidés par le Fonds de soutien au théâtre privé.
384 compagnies subventionnées en Île-de-France (orchestres et ensembles musicaux non compris) : 240 en théâtre et marionnettes (dont 141 à Paris), 99 en danse (dont 66 à Paris), 45 en arts de la rue et cirque (dont 23 à Paris). Source : Centre national du théâtre, 2005.
53 % des 110 769 intermittents du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel résidaient en Île-de-France en 2003, soit environ 58 600 ; 46 % des 34 752 entreprises employant des intermittents étaient déclarées en Île-de-France en 2003, soit environ 16 000.
70 % du volume de travail annuel des intermittents et 75 % de la masse salariale brute plafonnée, soit un peu plus d’un milliard d’euros réalisés en Île-de-France en 2002. Source : Caisse des congés spectacles.
Budget du ministère de la Culture
Loi de finances pour 2007.
Présentation modifiée par la loi organique sur les lois de finances (Lolf)
Budget global du ministère : environ 3, 2 milliards d’euros pour les missions « culture » et « médias et cinéma ».
Mission « culture » : 2, 766 milliards d’euros en crédits de paiement (CP) et autorisations d’engagement (AE) + 181, 7 millions d’euros (soit 158, 6 millions de CP et 23, 1 millions d’AE) en fonds de concours (montants prévisionnels), soit un total prévisonnel de 2, 957 milliards d’euros, répartis entre les programmes 175 « patrimoine » (46, 56 %), 131 « création » (32, 32 %), et 224 « transmission des savoirs et démocratisation culturelle ».
Spectacle vivant : 728, 8 millions d’euros au titre des programmes « création » et « transmission des savoirs et démocratisation culturelle », soit environ 24, 65 % du total de la mission « culture » du budget du ministère,
dont 290, 13 millions d’euros pour les établissements nationaux, soit 47, 1% de l’action « soutien à la création, à la production et à la diffusion du spectacle vivant ». Principales mesures nouvelles pour ces établissements : salle de répétition de la Comédie-Française sous la cour du Palais-Royal (6 millions d’euros), hausse de la dotation de l’Opéra-Comique (1, 2 million d’euros), participation au fonctionnement de la salle Pleyel (5 millions d’euros) ;
et 336 millions d’euros (dont 18 en investissement) pour les « moyens d’intervention » (ex-titres IV et VI dans l’ancienne présentation budgétaire), soit 52, 9% de l’action 2.1.
Mesures nouvelles hors établissements nationaux (8, 8 millions d’euros) : contribution de l’État au « fonds de professionnalisation et de solidarité » des intermittents (5, 1 millions d’euros), aide aux établissements décentralisés et aux compagnies (résidences ou permanence artistique, maquettes, compagnonnage, commande… : 3, 7 millions d’euros).
Dépenses culturelles des communes, départements et régions
• Interventions des collectivités territoriales en faveur du théâtre et des spectacles (hors musique et danse) en 1996 (en % de la dépense publique dans ce domaine)
Création/production,
diffusion
Formation
Communes > 10 000 habitants
52, 0
23, 8
Départements
8, 4
3, 8
Régions
4, 6
4, 7
État (dont subventions aux établissements nationaux)
35, 0
67, 7
Total
100
100
• Dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2002 (estimation)
Communes (> 10 000 habitants), départements et régions : 5 milliards d’euros environ, dont 1, 8 milliard d’euros pour l’audiovisuel, le cinéma et le spectacle vivant.
Toutes collectivités (y compris communes < 10 000 habitants) : 2 milliards d’euros environ pour l’audiovisuel, le cinéma et le spectacle vivant.
- *.
Professeur de sociologie politique à l’université Paris X-Nanterre, a récemment dirigé : Europe, scènes peu communes. Études théâtrales, no 37, Louvain-la-Neuve (Belgique), février 2007.
- 1.
Voir E. Wallon (sous la dir. de), Théâtre en pièces. Le texte en éclats. Études théâtrales, no 13, Louvain-la-Neuve, 1998.
- 2.
Voir William J. Baumol et William G. Bowen, Performing Arts. The Economic Dilemma, Cambridge (Mass.), The Mit Press, septembre 1968.
- 3.
Michèle Durand et Sandrine Sartori (avec Estelle Pignet), Analyse du fonctionnement et de l’activité des scènes nationales en 2005, Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (Dmdts), Caa3, octobre 2006, p. 20, en ligne sur le site www.culture.gouv.fr
- 4.
Source : Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études, de la prospective et des statistiques (Deps), reprise par les rapports de B. Latarjet, mai 2004, et Jean-Paul Guillot, novembre 2004.
- 5.
Chiffre extrait du Rapport public annuel 2006, Paris, Cour des comptes, février 2007.
- 6.
Voir Analyses et propositions des partenaires sociaux du secteur sur l’emploi dans le spectacle, présentées et mises en forme par Jean-Paul Guillot, Rapport au ministre de la Culture et de la Communication et au ministre délégué à l’Emploi, au Travail et à l’Insertion professionnelle des jeunes, Paris, 20 octobre 2005, p. 19, en ligne, ibid.
- 7.
Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce.
- 8.
Chiffres fournis en février 2007 par Michel Lagrave, expert auprès du ministère de la Culture (cité par Le Monde, 9 février 2007).
- 9.
Voir Robert Abirached, la Décentralisation théâtrale, 1. Le premier âge : 1945-1958 ; 2. Les années Malraux : 1958-1968 ; 3. 1968, le tournant ; 4. Le temps des incertitudes (Paris, Actes Sud – Papiers/Anrat, de 1992 à 1995, rééd. 2005) ; Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Lausanne, Éd. de l’Aire-Anrat, 1984 ; Denis Gontard, la Décentralisation théâtrale, Paris, Sedes, 1973 ; Emmanuelle Loyer, le Théâtre citoyen de Jean Vilar. Une utopie d’après-guerre, Paris, Presses universitaires de France, 1997 ; Pascale Gœtschel, Renouveau et décentralisation du théâtre (1945-1981), Paris, Puf, 2004 ; Marion Denizot, Jeanne Laurent. Une fondatrice du service public pour la culture, Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire/La Documentation française, 2005.
- 10.
Équipement financé à 45 % par l’État, 45 % par la ville et 10 % par la région.
- 11.
Voir Rapport de Yann Gaillard, au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 23 novembre 2006, en ligne sur le site www.senat.fr
- 12.
Voir Discours de Renaud de Donnedieu de Vabres, Paris, le 27 septembre 2007, et dossier de presse du cabinet du ministre, en ligne sur le site www.culture.gouv.fr
- 13.
Voir notamment E. Wallon, « Les intermittents du spectacle », dans E. de Waresquiel (sous la dir. de), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Cnrs/ Larousse-Bordas, 2001, p. 345-347, et « La politique théâtrale à l’épreuve », Universalia 2005, Paris, Encyclopædia Universalis, p. 129-135.
- 14.
Voir notamment l’arrêt de la Cour de justice de la Communauté européenne (Cjce) du 30 mars 2000, affaire C 178/97 : Barry Banks E. A. contre Théâtre royal de la monnaie.
- 15.
Voir Reine Prat, Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation, Paris, Rapport à la Dmdts, juin 2006, en ligne sur le site www.culture.gouv.fr
- 16.
Voir cette charte, transmise aux préfets par une circulaire de Catherine Trautmann, le 22 octobre 1998.
- 17.
Voir l’article de Nathaniel Herzberg, « Les théâtres nationaux se vident », dans Le Monde du 19 janvier 2007, p. 28 ; la mise au point de quatre des directeurs, dans Le Monde du 9 février 2007 ; et l’article d’Yves Pérennou, « Fréquentations : la baisse contestée », dans La Lettre du spectacle, no 177, 2 février 2007.
- 18.
Olivier Donnat (sous la dir. de), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Deps/La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2003, 352 p. ; id., les Pratiques culturelles des Français, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Dep/La Documentation française, 1998, 359 p. ; id., les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994, 372 p. ; O. Donnat et Denis Cogneau, les Pratiques culturelles des Français, 1973-1989, Paris, La Découverte/La Documentation française, 1990 ; O. Donnat et Paul Tolila (sous la dir. de), le(s) Public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003, 393 p. + un cédérom.
- 19.
Voir Olivier Donnat, les Amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication/Dep, 1996, 229 p. (diff. Documentation française) ; Sylvie Octobre, les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Deps/La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2004, 432 p. ; Marie-Madeleine Mervant-Roux (sous la dir. de), Du théâtre amateur. Approche historique et anthropologique, Paris, Cnrs Éd., coll. « Arts du spectacle », 2004, 384 p. ; le Théâtre des amateurs, un théâtre de société(s), actes du colloque de Rennes (septembre 2004), Théâtre(s) en Bretagne Adec-Maison du théâtre amateur, Rennes, Cnrs/Laras, 2005.
- 20.
Voir notamment E. Wallon, « Les raisons de l’art à l’école », Esprit, décembre 2005, p. 177-182.
- 21.
Voir le supplément sur « La formation théâtrale » de La Terrasse, mai 2007.
- 22.
Jean Carabalona (coordination), Propositions pour préparer l’avenir du spectacle vivant, Ministère de la Culture et de la Communication (Dmdts), Paris, octobre 2004, 88 p., en ligne sur le site www.culture.gouv.fr (rubrique : politique culturelle).
- 23.
Voir décret no 95-1007 du 13 septembre 1995 relatif au comité interministériel pour la réforme de l’État et au commissariat à la réforme de l’État, modifié par le décret no 98-573 du 8 juillet 1998 (JO no 159 du 11 juillet 1998).
- 24.
Voir Jacques Rigaud, Pour une refondation de la politique culturelle : rapport au ministre de la Culture, Paris, La Documentation française, coll. « Rapports officiels », 1996, 201 p.
- 25.
Société des auteurs et compositeurs dramatiques (Sacd), Centre national des écritures du spectacle (Cnes), Aux nouvelles écritures théâtrales (Aneth), Maison Antoine Vitez, Maison Jean Vilar, etc.
- 26.
Respectivement : Cité de la musique, Centre national du jazz, du rock et des variétés (Cnv), Information et ressources pour les musiques actuelles (Irma), Réunion des opéras de France (Rof), Centre national de la danse (Cnd), Mondoral, Centre national des arts du cirque (Cnac), HorsLesMurs, Institut international de la marionnette (Iim), pour s’en tenir aux principaux centres de ressources.
- 27.
Voir E. Wallon, Sources et ressources pour le spectacle vivant, Rapport au ministre de la Culture et de la Communication, 2 vol. (211 p. et 438 p.) et annexes, juillet 2005, en ligne sur le site www.culture.gouv.fr (rubrique : rapports). Voir aussi les encadrés des pages suivantes : ces données, compilées par E. Wallon, pourront être complétées et actualisées grâce à la publication des Chiffres clés 2007 par le Deps, depuis avril 2007 sur www.culture.gouv.fr/deps/