
Comment mourir ?
Éditorial
À l’heure où la convention citoyenne sur la fin de vie commence ses travaux, on sait que le débat sur le sujet oppose déjà les tenants d’un meilleur accès aux soins palliatifs à ceux d’une aide active à mourir. S’il faut prendre au sérieux le désir d’autodétermination dont témoigne la demande d’euthanasie, rappelons aussi que la discussion collective sur ce qu’est une mort digne ne saurait se passer d’une réflexion sur le système de soins qui la rend possible.
En cette fin 2022, la société française s’apprête donc à reprendre le débat, maintes fois engagé ces dernières années, de la fin de vie. La convention citoyenne réunie à l’initiative du président de la République commence ses travaux en décembre, avec devant elle six mois pour répondre à la question suivante : « Le cadre d’accompagnement de fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? »
Ce cadre est pour l’heure fixé par la loi Claeys-Léonetti de 2016, qui a notamment ouvert le droit à la « sédation profonde et continue jusqu’au décès », a renforcé le rôle des directives anticipées et de la personne de confiance dans le dialogue avec le personnel médical, et a introduit une interdiction d’« obstination déraisonnable » dans la poursuite des soins. Si évolution il doit y avoir dans ces dispositions, ce sera vraisemblablement pour s’engager sur la voie d’une possible « aide active à mourir », à l’instar de ce qu’ont déjà mis en place un certain nombre de nos voisins. La raison en est, comme l’a d’ailleurs formulé le Comité consultatif national d’éthique dans un avis rendu public en septembre dernier, qu’il existe des situations auxquelles la loi actuelle ne permet pas de répondre1.
On connaît bien les positions en présence : les opposants à une modification du cadre actuel, dont un certain nombre de médecins, font valoir que la loi Claeys-Léonetti, correctement appropriée et appliquée, offrirait un cadre suffisant non seulement pour accomplir les gestes techniques permettant de soulager (traitements, alimentation, soulagement de la douleur, pratiques de sédation) mais aussi pour accompagner les personnes en fin de vie et leurs proches. Ces partisans d’un accompagnement actif des mourants, opposés donc à l’aide active à mourir, réclament avant tout un meilleur accès aux soins palliatifs pour tous. Les partisans d’une légalisation de l’euthanasie active font valoir que les soins palliatifs, même correctement mis en œuvre, n’épuisent pas la revendication à pouvoir « en finir » si la vie devient trop insupportable. D’abord parce que certaines personnes atteintes de pathologies incurables endurent des souffrances terribles sans être pour autant en « fin de vie ». Ensuite parce que la sédation profonde et continue prévue par la loi Claeys-Léonetti peut déboucher sur des situations très éprouvantes où les personnes meurent lentement, en réalité de faim et de soif.
La nécessaire discussion collective sur ce qu’est une mort digne ne saurait se passer d’une réflexion sur le système de soins qui la rend possible.
Il faut prendre au sérieux le mouvement profond qui travaille au long cours les sociétés démocratiques dans le sens d’une revendication à l’autonomie et l’autodétermination des individus, qui fut une des promesses de la modernité. La vie biologique est devenue un lieu privilégié de cette revendication, et il en va à cet égard de la mort comme de la procréation et de la naissance : nos sociétés, qui plus est vieillissantes, veulent pouvoir les choisir. Il y a certainement là une grande part d’illusion, et cette aspiration laisse entière la question des modalités concrètes qui lui donneraient forme. Mais ne pas la reconnaître serait passer à côté d’une partie essentielle du sujet de la fin de vie. En revanche, il y aurait quelque chose de particulièrement dangereux – voire cynique – à faire de l’euthanasie active une réponse au manque d’unités de soins palliatifs, et plus largement à la difficulté d’application de la loi existante, faute de son appropriation par les malades et leurs familles, faute aussi de moyens pour les soignants. La possibilité de l’euthanasie active ne répondra pas à la demande de toutes celles et ceux, sans doute majoritaires, qui veulent mourir le moins douloureusement possible, entourés de leurs proches sans devenir pour eux un fardeau trop lourd, et sans pour autant se voir donner la mort. Or la culture des soins palliatifs est aujourd’hui fragile, du fait du tournant gestionnaire de l’hôpital public, mais pas seulement. Faut-il rappeler les conditions indignes dans lesquelles des milliers de personnes sont décédées en Ehpad pendant la première vague de la pandémie ? Plus récemment encore, le scandale autour d’Orpea a jeté une lumière crue sur le traitement réservé aux plus âgés, dès lors qu’ils vivent séparés du reste de la société, où nous ne saurions les voir.
On sait bien qu’en matière de politique publique, les grands discours sur les principes ne valent pas grand-chose indépendamment des arbitrages sur les moyens que l’on y consacre. C’est particulièrement le cas ici, où la nécessaire discussion collective sur ce qu’est une mort digne ne saurait se passer d’une réflexion sur le système de soins qui la rend possible. En introduction d’un numéro de 1976 intitulé « La mort à vivre », l’historienne Luce Giard rappelait que s’il importe de « parler la mort », ce doit être pour « faire le travail politique de changer la vie2 ». Espérons que c’est à cela que contribuera la convention citoyenne qui s’ouvre, à distance des instrumentalisations politiques. Ce débat essentiel est loin d’être clos, et la revue Esprit y reviendra.
Esprit