La fin de vie au risque d'une spoliation de l'autonomie
La loi Claeys-Leonetti instaure le droit à une sédation profonde et continue accompagnée d’un arrêt des traitements pour soulager les patients en phase terminale. Il faut être vigilant dans l’application de cette loi qui pourrait inciter des patients à y recourir sans consentement éclairé.
The French end-of-life Claeys-Leonetti law opens a right to deep and continuous sedation along with an end to treatment to relieve terminal phase patients. One must be careful in applying a law that could drive patients to use it without informed consent.
« La fin de vie, et si on en parlait ? » Telle est l’invitation adressée aux citoyens français le 20 février 2017, au lancement du deuxième volet de la campagne d’information sur la fin de vie par Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé, en partenariat avec le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie1. Rappelant le cadre de la loi no 2016-87 du 2 février 2016, le communiqué de presse précise que cette loi, « en plaçant le patient au cœur des décisions qui le concernent […] répond à la demande d’une fin de vie digne, accompagnée et apaisée, pour une meilleure prise en charge de la souffrance ». Cette loi « a renforcé les droits existants et a créé des droits nouveaux pour les personnes malades et les personnes en fin de vie, notamment2, l’opposabilité des directives anticipées et le droit à la sédation profonde et continue ».
Ces formulations appellent différentes remarques. La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016 pose en effet un cadre mais peut-elle vraiment contribuer à une mort « digne, accompagnée et apaisée » ? Une telle mention ne revêtirait-elle pas une fonction conative, pour promouvoir un nouvel usage de l’autonomie ? Les directives anticipées « contraignantes » et le « droit » à la sédation profonde et continue sont présentés comme deux « droits nouveaux », distingués à l’intérieur d’un ensemble de « droits nouveaux », explicites et implicites. Mais lesquels, au juste ? Y aurait-il d’autres « droits » non expressément mentionnés ? Quels en sont les enjeux pour l’être humain et pour la société3 ?
En amont de la loi Claeys-Leonetti
Depuis le milieu des années 1970, l’amélioration des conditions de la fin de vie des personnes « incurables » a fait l’objet de nombreux débats dans la société française. Initialement, au nom de la dignité humaine, deux courants s’affrontent : les militants des soins palliatifs et les partisans d’un « droit à la mort ». La loi no 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie condamne sans équivoque l’obstination déraisonnable, mais les associations qui militent pour la reconnaissance de l’euthanasie continuent la lutte au nom de la liberté individuelle. Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2012, elles renforcent leur lobbying et sont très présentes dans les médias. Le candidat François Hollande se saisit de cette question et en fait une promesse électorale, la proposition 21. Il veut en faire l’une des grandes réformes sociétales de son quinquennat.
Après son élection, la concrétisation de cette promesse va pourtant prendre plus de temps que prévu car l’opinion publique est divisée et échaudée par la réforme dite du « Mariage pour tous ». Après un processus d’élaboration long et houleux qui aura duré trois ans et demi, « l’esprit de rassemblement4 » souhaité par le chef de l’État conduit néanmoins au vote de la proposition de loi Claeys-Leonetti le 27 janvier 2016. La loi no 2016-87 est promulguée le 2 février 2016. Le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, et la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Marisol Touraine, signataires en 2009 de la proposition de loi relative au droit de finir sa vie dans la dignité, qui prévoit une « aide active à mourir », annoncent que cette « loi de consensus » représente « une étape 5 ».
Est-il « opportun d’adopter dans le pays un mode de fin de vie plus actif que le seul arrêt de traitement6 » ? Telle est, en toile de fond, la question qui guide toute la réflexion et conduit à l’adoption de la loi Claeys-Leonetti. L’assistance éventuelle au suicide et l’exception d’euthanasie sont au cœur des débats. Un compromis est finalement trouvé dans le « droit d’avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance » (art. L. 1110-5 du Code de santé publique [Csp]). Il renforce les droits des patients dans la suite des lois Leonetti (2005) et Kouchner (2002) et constitue le fondement des mesures énoncées dans cette loi « de convergence ».
Campagnes d’information
Deux « droits nouveaux » sont mis en exergue : le « droit à la sédation profonde et continue » (Spc) et « l’opposabilité des directives anticipées ». Ils réfèrent pourtant à des pratiques déjà anciennes… Alors, où est la nouveauté ?
Pour ce qui est de la sédation, le changement résulte précisément de la présentation de la sédation terminale comme un « droit » pour le patient, malade ou en fin de vie, dans deux situations. La première concerne la personne atteinte d’une maladie grave et incurable qui présente une souffrance réfractaire aux traitements alors que son pronostic vital est engagé à court terme. La seconde concerne la personne atteinte d’une maladie grave et incurable qui décide d’arrêter un traitement et dont cet arrêt engage le pronostic vital à court terme, avec le risque éventuel d’entraîner une souffrance insupportable (art. L. 1110-5-2). La loi précise que la mise en œuvre est liée au respect de la « procédure collégiale » et que l’ensemble de la procédure suivie doit être traçable dans le dossier médical du patient.
Concernant les directives anticipées, les dispositions de la loi Claeys-Leonetti viennent modifier en profondeur l’article L. 1111-11 du Csp. Contrairement à ce qui est proposé dans la loi Leonetti, les directives anticipées s’imposent maintenant au médecin. Elles doivent donc être mieux connues et la campagne d’information citoyenne se situe d’abord dans ce cadre. Chacun peut exprimer sa volonté, par écrit et sans limite de temps, sur les décisions à prendre lorsqu’il sera en fin de vie, au cas où il ne pourrait plus le faire le moment venu. Pour faciliter la rédaction, la Haute Autorité de santé (Has) a proposé deux modèles. Le premier concerne la personne « en fin de vie ou ayant une maladie grave » au moment de la rédaction. Le second concerne la personne « en bonne santé ou n’ayant pas de maladie grave ». Ces directives peuvent être « révisées et révoquées » à tout moment. Elles s’imposent au médecin excepté en deux situations : en cas d’urgence vitale, le temps de l’évaluation complète de la situation, et lorsqu’elles sont « manifestement inappropriées ou non conformes » à la situation médicale.
Vers de nouveaux droits ?
La campagne d’information cible le « droit » à la Spc et les directives anticipées. Mais il s’agit déjà d’une interprétation, car la loi Claeys-Leonetti ne parle pas explicitement de « droit » à la Spc, contrairement aux textes de la campagne d’information. Elle étaye seulement cette pratique en lui donnant une certaine légitimité. Par ailleurs, cette loi confère le statut officiel7 de traitement à la nutrition et à l’hydratation artificielles. Dans certaines situations, le « droit » à la Spc peut ainsi potentiellement ouvrir à un « droit » au suicide médicalement assisté ou à l’euthanasie. Même si le législateur a voulu se montrer prudent, différentes lectures sont possibles comme l’ont déjà compris nombre de patients.
Que dit le texte ? « La nutrition et l’hydratation artificielles constituent des traitements qui peuvent être arrêtés conformément au premier alinéa du présent article » (art. L. 1110-5-1 du Csp). Pourquoi le législateur emploie-t-il le verbe « pouvoir » ? S’il est possible d’y voir « une certaine latitude laissée au médecin pour accompagner la vie finissante 8 », aucune obligation ne lui étant imposée, il semble aussi possible d’y voir une suggestion médicale légitime. En effet, ce postulat juridique – la nutrition et l’hydratation artificielles constituent des traitements – vient, d’une part, interroger les pratiques « pro-life » jusqu’au-boutistes de certains médecins et de certaines équipes. Il peut faire évoluer ces pratiques. Mais, d’autre part, il permet aussi au médecin de satisfaire l’expression de la « volonté » éventuelle de « toute personne » (art. L. 1111-4 du Csp) – et pas seulement, précisément, de la personne en « fin de vie » ou en « phase terminale et avancée ». En effet, « toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement ».
Récapitulons : l’arrêt de la nutrition et/ou de l’hydratation artificielles en tant que « traitements » met la vie en péril et/ou engendre la souffrance, ce qui en retour ouvre « droit » à une sédation profonde et continue selon les conditions définies ensuite dans la loi (art. L. 1110-5-2). N’est-on pas au minimum très proche d’un acte médical d’assistance au suicide, voire d’euthanasie ?
Si jusqu’à maintenant, le qualificatif « artificielles » accolé à « nutrition et hydratation » a concerné la voie d’administration, cette caractéristique revêt-elle vraiment un rôle décisif ? Qu’en comprend le citoyen ordinaire ? Ne suggère-t-on pas ainsi, de façon générale, que le recours à l’alimentation et à l’hydratation artificielles signe la phase avancée de la maladie ou le grand âge et que le temps est venu de prendre les « décisions de fin de vie » ?
Les directives anticipées
Regardons attentivement, à ce sujet, les deux modèles proposés pour la rédaction des directives anticipées. Le modèle A concerne la personne qui se sait « atteinte d’une maladie grave » et/ou « pense être proche de la fin de [s]a vie ». Alors qu’il s’agit, pour elle, de s’exprimer à propos des « actes et des traitements dont [elle] pourrai[t] faire l’objet » et qui, « au titre de l’obstination déraisonnable, […] peuvent ne pas être entrepris », les propositions suggérées ne reprennent pas l’alimentation et l’hydratation artificielles parmi les actes ou traitements dont elle « accepte qu’ils soient entrepris ».
Le modèle B concerne la personne en « bonne santé » ou qui n’est « pas atteinte de maladie grave ». Ce modèle contient l’alimentation et l’hydratation artificielles comme éventualité parmi ses propositions. Pourquoi cette différence ? Dans les situations concernées par ce premier modèle, l’interprète de la loi Claeys-Leonetti considère-t-il d’emblée ces « traitements » comme une obstination déraisonnable ? Ou la mention de cette pratique risque-t-elle d’angoisser des malades déjà en situation grave et de contraindre la pratique médicale ?
Que faut-il en comprendre si la loi Claeys-Leonetti est présentée comme « une étape » ? Dans nos sociétés occidentales, l’individu revendique au nom de l’autonomie – au sens de se donner à soi-même sa propre loi – la liberté de choisir les conditions de sa fin de vie, et pourtant, selon le rapport de l’Institut national des études démographiques, seuls 2, 5 % de la population française ont rédigé des directives anticipées. Or les politiques publiques peuvent parfois pallier l’inertie des individus en « mettant en place d’office les options par défaut qui les poussent à prendre des décisions plus avantageuses9 » pour elles. Pour des raisons économiques notamment, le pouvoir politique français ne pourrait-il pas utiliser l’appareil législatif pour forcer la main du citoyen ordinaire ?
L’arrêté du 3 août 2016 relatif au modèle de directives anticipées prévu à l’article L. 1111-11 du Csp précise même que « rédiger des directives anticipées n’est pas une obligation » ; qu’« il n’est pas obligatoire de remplir tous les items du modèle et de désigner une personne de confiance ». Mais ne pas écrire de directives anticipées, ne pas choisir de personne de confiance, c’est potentiellement se retrouver dans la situation évoquée à l’article L. 1111-10-5-2 du Csp : « Lorsque le patient ne peut pas exprimer sa volonté et au titre du refus de l’obstination déraisonnable […] dans le cas où le médecin arrête un traitement de maintien en vie, celui-ci applique une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès, associée à une analgésie. » Soit une Spc « par défaut ». Ainsi, selon les situations, l’intention médicale et les conditions de réalisation, cette Spc peut être un acte de soin respectueux de la vie humaine, un acte d’euthanasie « non volontaire » ou encore, pour le citoyen ordinaire, une euthanasie entendue comme l’acte d’un médecin qui provoque la mort d’un malade incurable en vue d’abréger ses souffrances ou son agonie.
La question de la Spc peut donc être posée soit en phase terminale – selon le sens qu’on lui donne dans le cadre des soins palliatifs – soit en amont, lors de l’arrêt de la nutrition et/ou de l’hydratation artificielles. Ainsi donc, selon les conditions de sa réalisation, elle peut être soit une « troisième voie 10 » pour le patient qui peine à se faire entendre dans sa souffrance, y compris par les équipes soignantes ; soit un acte d’assistance au suicide ou un acte d’euthanasie. Et selon le contexte – lieu de soins, entourage, équipe de soins, médecin –, si la personne ne meurt pas assez vite, la sédation terminale risque fort de se transformer en sédation euthanasique par une augmentation régulière et progressive des doses injectées, avec pour intention de « hâter la venue de la mort ». Cette pratique semble correspondre à la définition de l’« euthanasie palliative » défendue par Véronique Fournier.
La loi autorise par ailleurs, selon la volonté du patient, que la Spc soit réalisée à domicile (art. L. 312-1 du Code de l’action sociale et des familles). Mais est-ce vraiment pour respecter le souhait d’une partie de la population de mourir à domicile ? Ne serait-ce pas aussi (et même d’abord ?) un moyen de faire des économies ? En effet, à ce jour, le midazolam, médicament dont l’utilisation est recommandée pour la baisse de la vigilance et de la conscience, est un médicament à délivrance hospitalière. Il n’est donc actuellement disponible pour le domicile que par rétrocession d’une pharmacie hospitalière ou avec l’intervention d’un service d’hospitalisation à domicile (HàD). Dans les contrées éloignées d’un hôpital et/ou lorsque le patient (convaincu que la Spc est un « droit ») ne souhaite pas faire appel à l’HàD, l’inconscience est alors obtenue par un surdosage volontaire en morphinique qui conduit à la mort. Or si la morphine allège certaines douleurs, elle ne soulage pas la souffrance…
Ainsi, sans le dire et sous couvert d’autonomie de la personne, la loi Claeys-Leonetti risque par glissements successifs d’ouvrir le droit à l’assistance au suicide et/ou à l’euthanasie, en certaines situations, par le recours à la sédation terminale. De façon cachée mais effective, elle lève l’interdit de l’homicide pour certaines situations et engage sur une pente glissante.
Cela est d’autant plus paradoxal qu’elle a été voulue et pensée, y compris par Jean Leonetti lui-même, comme une parade à l’euthanasie et au suicide médicalement assisté dans la mesure où l’intention ferme des praticiens est bien de traiter la douleur, dût-elle abréger quelque peu la vie, mais sans intention de provoquer directement la mort. Et cette lecture est défendue aujourd’hui par les associations de soins palliatifs (comme la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, Sfap). Mais cette perspective peut-elle résister au rouleau compresseur du changement de paradigme en cours ?
Soins palliatifs et accompagnement
Le plan national 2015-2018 pour le développement des soins palliatifs et l’accompagnement est élaboré à partir de « repères sur les soins palliatifs » présentés en annexe dudit document. « La démarche palliative » proposée a pour objectif de « facilite[r] lorsque la démarche curative atteint ses limites, le passage progressif à des soins palliatifs plus ou moins intenses en fonction des besoins de la personne. [Elle] permet également de préparer l’accompagnement de la fin de vie de personnes âgées, qui ne nécessiteront pas forcément des soins palliatifs intensifs ».
La définition des soins palliatifs retenue semble résulter d’un aménagement de la définition proposée par la Sfap. Elle omet de reprendre la phrase usuelle jusque-là dans la philosophie des soins palliatifs, qui précise que ces derniers « se refusent à provoquer intentionnellement la mort » mais se contentent de « préserver la meilleure qualité de vie possible jusqu’au décès ».
Par ailleurs, l’« accompagnement en fin de vie » est clairement dissocié des soins palliatifs. Il peut donc probablement prendre une autre forme que ce qui est proposé en soins palliatifs, par exemple celle d’une injection létale, comme le défendent Véronique Fournier et d’autres11. La France ne s’apprête-t-elle pas ainsi à adopter l’idée, venant de Belgique, que l’euthanasie fait partie intégrante des soins palliatifs ?
Un dispositif incitatif
Resituer la loi dans le contexte qui a favorisé son écriture et sa promulgation permet d’en approcher l’esprit. L’élection du candidat François Hollande à la présidence de la République transforme la proposition 21 de son programme en promesse à tenir pour ses électeurs. Or la médecine, avec sa technicisation toujours plus grande, a fait son entrée dans l’économie capitaliste. Les soins coûtent de plus en plus cher. La santé se paie. Et notre société vit depuis plusieurs années au-dessus de ses moyens en matière d’offre de soins et de santé, incapable de s’atteler aux questions critiques que sont l’accès aux soins, l’éducation à la santé, ou la prévention12…
L’autonomie reste une valeur de référence dans ce système de santé, mais c’est aussi une valeur très confuse, qui peut servir de prétexte13 et conduire à des options non souhaitées. Cela est particulièrement vrai en fin de vie, la période la plus onéreuse en termes de soins de santé. La gestion politique semble fortement marquée à cet égard par l’influence du paternalisme libéral welfariste14 visant à transformer les opinions publiques non pas directement, en les heurtant de front, mais en prônant un désirable. Il s’agit d’inciter à « l’attitude qu’on cherche à faire adopter aux consommateurs », mais sans le dire explicitement, en présentant comme la « meilleure attitude » celle qui est « bonne pour le plus grand nombre » et qu’il « faut choisir » si l’on est un bon citoyen. C’est ce que l’on appelle le nudging 15. En fin de vie, le bien-être de l’individu devient le soulagement de toute souffrance – un objectif bon en soi mais insuffisant à constituer le « bien-être » ! –, et celui de la société serait le « bien-être de ses citoyens autonomes ». Le mot « euthanasie », qui pourrait braquer, s’avère de fait exclu du vocabulaire des pouvoirs publics.
Ainsi, selon les situations, les « nouveaux droits » relèvent d’un vocabulaire qui lui-même ressortit du nudging, ce qui ne manque pas d’accentuer l’effectivité proclamée d’améliorer « le bien-être de l’individu d’après ses propres valeurs » tout en se dispensant de recueillir un consentement…
En fait, l’ensemble des mesures concernant la fin de vie mises en place depuis décembre 2015 paraît bien constituer un dispositif construit et pensé comme permettant de franchir « une étape » vers la reconnaissance légale de l’« euthanasie-liberté ». Un premier pas est franchi, ouvrant en certaines situations à l’« euthanasie palliative ». Ce dispositif semble être sécurisé par la publication du décret no 2016-1605 du 25 novembre 201616 portant code de déontologie des infirmiers. En effet, selon Véronique Fournier : « Il faut lever cet interdit de l’aide à mourir. […] La société est prête, mais les plus réticents sont les soignants. Or il est essentiel de ne pas les braquer. Si on légifère trop tôt sur l’euthanasie-liberté, alors, ils vont se retirer, ils vont dire “Faites sans nous”17. »
La loi Claeys-Leonetti tient plus compte des soignants médicaux qu’infirmiers. Elle permet au médecin de faire le choix de l’objection de conscience dans la vie concrète et après discernement, sans que ce soit annoncé comme tel (art. L. 1111-4 du Csp, alinéa 2). L’infirmier, lui, est tenu de mettre en œuvre la prescription de Spc faite pour un patient dès lors qu’elle respecte le cadre légal. La seule possibilité pour lui de se retrancher est de faire le choix de la désobéissance. Est-il libre de faire ce choix, compte tenu des conditions organisationnelles actuelles des soins et ce, d’autant que, depuis le 28 novembre, dès lors qu’il a accepté d’effectuer des soins, l’infirmier est tenu d’en assurer la continuité ?
Si l’infirmier se trouve dans l’obligation d’interrompre ou décide de ne pas effectuer des soins, il doit, sous réserve de ne pas nuire au patient, lui en expliquer les raisons, l’orienter vers un confrère ou une structure adaptée et transmettre les informations utiles à la poursuite des soins (art. R. 4312-12 du Csp).
Les nouvelles mesures concernant les personnes malades ou en fin de vie semblent élaborées à partir d’une construction idéologique de l’homme moderne, à savoir un individu en « bonne » santé, parfaitement rationnel économiquement. Mais de quelle autonomie parle-t-on ? De l’indépendance fonctionnelle18, qui prévaut en particulier à travers l’évocation de la qualité de vie (notion très ambiguë) des aînés ? De l’indépendance matérielle, corporelle, intellectuelle permettant – au besoin grâce à toutes les technologies – de vivre sans l’aide d’autrui ? Du droit à l’autonomie comme capacité à se gouverner soi-même, et qui fonde le droit à l’information, à prendre des décisions concernant les soins, à n’autoriser le médecin qu’à intervenir avec le consentement du patient ?
La loi Leonetti de 2005, inspirée par la conception de l’homme posée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a inscrit cette primauté de l’autonomie (et de l’autonomie sur la bienfaisance) dans le Csp, mais comme le montre Ophélie Méchin, les textes de loi mélangent ces différentes acceptions au risque d’une « spoliation de l’autonomie », en particulier pour les plus âgés et les personnes en fin de vie : « Le couperet de la présomption d’incompétence tombe avec son lot de conséquences : l’équipe soignante prendra toutes les décisions à la place du patient, sans lui demander son avis, voire en passant outre », jusqu’à arriver au « harcèlement thérapeutique »… C’est que « le passage des soins curatifs aux soins palliatifs ne peut advenir que si les soignants sont en mesure de faire le deuil d’un idéal de soin : le soin curatif19 ». Or tout un pan de la médecine technologique moderne veut faire croire que la maladie, la vieillesse, la mort, la vulnérabilité, etc., peuvent être maîtrisées20. Des patients sont ainsi conduits21, au nom de leur droit à l’autonomie, à choisir d’autres solutions…
S’appuyer sur la fiction idéologique du sujet pleinement conscient et autonome évince d’emblée du dispositif un certain nombre de personnes : celles qui sont déjà en situation d’exclusion sociale, celles qui ont des troubles cognitifs et auxquelles « on ne saurait donc demander leur avis ». Les « nouveaux droits » octroyés pour répondre à l’objectif de réduire « les inégalités des citoyens face à la mort22 » semblent venir légitimer les inégalités sociales.
Le droit à la Spc ne permettra pas à l’homme d’échapper à la confrontation à la phase terminale ni à l’interrogation quant à un sens possible de l’existence. En effet, l’être humain, en chair et en os, qui vit l’expérience de la maladie et/ou de l’âge très avancé, n’est pas seulement l’individu, sujet de droit, économiquement rationnel de l’idéologie libérale. C’est une personne qui a aussi une histoire, une culture, une sensibilité, une spiritualité. Et, aujourd’hui, « ne pas admettre avec sincérité la réalité de sa souffrance de façon existentielle conduit à ne pas la combattre efficacement23 ». En fin de vie, la Spc n’est pas la réponse adéquate à la souffrance existentielle.
Le vrai défi pour les personnes et/ou les malades en fin de vie n’est pas le « droit à la mort », mais celui de s’assumer jusque dans sa vulnérabilité et de découvrir dans sa porosité ontologique même un chemin vers et depuis autrui. Alors que les technologies, malgré leur utilité, risquent toujours de nous enfermer en nous-mêmes, forteresses isolées, la question rejaillit de notre capacité individuelle et collective d’accompagnement, de ce « quelque chose qui se vit à deux et ancre dans une fraternité vraie, sincère, authentiquement humaine et sans laquelle rien n’est possible 24 ».
Évidemment, cette question se pose bien avant la fin de vie. Mais quand l’existence atteint son terme, et chacun en prend peu à peu conscience, la qualité de la vie et de la mort dépendra moins des technologies mises en œuvre que de la capacité de chacun, malade ou non, professionnel soignant, membre de l’entourage et/ou accompagnateur, à trouver et à mobiliser les ressources de sens suffisantes qui permettent d’avancer ensemble.
Note
- 1.
Conformément à ce que prévoit le Plan 2015-2018 de développement des soins palliatifs et de l’accompagnement de la fin de vie.
- 2.
Nous soulignons.
- 3.
Cette réflexion s’appuie sur le travail de mémoire de Christiane Olivier au sein du master mention « Éthique, sciences, normes et sociétés », parcours « Éthique médicale et bioéthique », intitulé le « Droit » à la sédation (6 février 2017), sous la direction du Pr Marie-Jo Thiel, Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique, université de Strasbourg.
- 4.
François Beguin, « La loi Claeys-Leonetti sur la fin de vie définitivement adoptée » [en ligne], Le Monde, 27 janvier 2016.
- 5.
Ibid.
- 6.
Claudine Bergoignan-Esper, « La loi du 2 février 2016, quels nouveaux droits pour les personnes en fin de vie ? », Revue de droit sanitaire et social, no 2, 2016, p. 296.
- 7.
Dans la loi Leonetti de 2005, cette mention ne figurait que dans le préambule explicatif à la loi, pas dans la loi elle-même.
- 8.
C. Bergoignan-Esper, « La loi du 2 février 2016, quels nouveaux droits pour les personnes en fin de vie ? », art. cité, p. 296-309.
- 9.
Émilie Frenkiel, « Nudge ou le paternalisme bienveillant » [en ligne], p. 4 (http://www.laviedesidees.fr/Nudge-ou-le-paternalisme.html). Nous y reviendrons plus loin.
- 10.
M.-J. Thiel, “When Human Life Becomes Unbearable?”, conférence donnée à Bruxelles à l’International Group on Bioethics, le 11 juin 2016. À paraître dans les actes de la conférence (sous la dir. de Roberto Dell’Oro).
- 11.
Véronique Fournier, « Il faut construire la mort avec le patient et ses proches », entretien avec Éric Favereau et Cécile Dumas, Libération, 29 mai 2015.
- 12.
Les Semaines sociales de France (Ssf), le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (Ceere) de l’université de Strasbourg et l’Espace de réflexion éthique région Alsace (Ereral), la Sécu jusqu’où ?, Journée d’études du 12 mai 2017 à Strasbourg, actes publiés sous la dir. de M. Monconduit et M.-J. Thiel, Paris, Éditions BoD, 2017.
- 13.
M.-J. Thiel, « Devoir mourir au nom de son autonomie », La Croix, 6 mars 2017, p. 26.
- 14.
Adrien Barthon, « Définition et éthique du paternalisme libertarien » [en ligne] (http://www.implications-philosophique.org/actualite/une/definition-et-ethique-du-paternalisme-libertarien, consulté le 31 octobre 2016). Olivier Leclercq et Tatiana Sachs, « Gouverner par les incitations. La diffusion d’une logique incitative dans le droit du travail », Revue française de socio-économie, hors-série, second semestre 2015, p. 179.
- 15.
Ce verbe anglais signifie « pousser du coude » : les incitations agissent en « poussant du coude » pour presser, voire contraindre, à adopter l’attitude recherchée. Un nudge est une altération de l’architecture de choix. Il s’agit de tenter de modifier le comportement des individus par une interaction avec leurs facultés non délibératives, en vue d’un bien-être individuel ou collectif plus grand tout en n’imposant pas d’interdiction et en ne changeant pas les incitatifs économiques de manière significative.
- 16.
Paru au Jorf, texte no 44, no 0276, 27 novembre 2016.
- 17.
V. Fournier, « Il faut construire la mort avec le patient et ses proches », art. cité.
- 18.
Voir Ophélie Méchin, « Le harcèlement thérapeutique ou les excès du maintien de l’autonomie en Ehpad », Éthique et santé, vol. 13, no 1, 2016, p. 20-25.
- 19.
Voir Ophélie Méchin, « Le harcèlement thérapeutique ou les excès du maintien de l’autonomie en Ehpad », art. cité.
- 20.
M.-J. Thiel, la Santé augmentée, réaliste ou totalitaire ?, Montrouge, Bayard, 2014, p. 107.
- 21.
M.-J. Thiel, « Devoir mourir au nom de son autonomie », art. cité.
- 22.
« Rapport de présentation et texte de la proposition de loi de MM. Alain Claeys et Jean Leonetti créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie », p. 7.
- 23.
Pierre Bétrémieux, Répondre de la vulnérabilité humaine : la responsabilité pour autrui, le souci de l’autre, thèse de doctorat en philosophie, sous la direction du Pr Jean-Michel Besnier, université Paris IX Sorbonne, présentée et soutenue le 19 avril 2013, p. 153.
- 24.
M.-J. Thiel, Faites que je meure vivant ! Vieillir, mourir, vivre, Montrouge, Bayard, 2013, p. 166.