
Compter jusqu'à trois
Ce n’est pas encore de l’admiration, mais comme une inflexion dans la tonalité des commentaires. Le début d’une approbation d’un style de gouvernement peu orthodoxe, certes, mais peut-être efficace ? Donald Trump hausse le ton contre la Chine, il parle d’élever les barrières douanières et de règlementer les importations de composants électroniques, les négociations sont interrompues jusqu’à nouvel ordre, et les observateurs européens retiennent leur souffle, surpris mais pas mécontents : et si la méthode forte était la bonne ? Si les menaces et l’intimidation, finalement, étaient le seul langage audible en relations internationales ?
Deux années seulement se sont écoulées depuis l’arrivée à la Maison Blanche de ce Président intempestif, mais l’inimaginable est devenu presque ordinaire, et l’on s’étonne à peine de son dernier tweet de matamore ou de son dernier mensonge éhonté. Au pays de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le Président refuse de transmettre ses déclarations d’impôts au Congrès, il s’oppose à ce que ses ministres se rendent aux audiences où ils sont convoqués, et commente à tout bout de champ les mauvaises façons qui lui sont faites, mais la sanction politique tarde à venir. Comme s’il suffisait de transgresser les règles de l’État de droit pour qu’elles cèdent.
Dans le théâtre politique de Donald Trump, le jeu complexe des institutions et des acteurs passe à l’arrière-plan, pour laisser la place à une série de confrontations au sommet. « L’art du deal » se pratique à deux, et l’avantage est à celui qui tire le premier. Ainsi, qu’il s’agisse de s’offusquer de la « chasse aux sorcières » menée contre lui dans l’affaire des ingérences russes ou de réagir aux déclarations du seul représentant républicain à s’être jusqu’ici ému des conclusions du rapport Mueller, que Trump a traité de « poids plume », le plus important est de tenir tête à son opposant, de le renvoyer dans les cordes avant qu’il n’ait une chance de prendre l’avantage.
La confrontation avec la Chine concentre aujourd’hui l’attention, en raison de l’importance des enjeux et de ses conséquences, pour les entreprises et les consommateurs américains, mais aussi pour les autres acteurs du commerce mondial, l’Europe y compris. On parle pour l’instant de guerre commerciale, ou de guerre technologique, mais le risque qu’une telle confrontation débouche sur une « vraie » guerre est présent dans de nombreux esprits. Vers la guerre est d’ailleurs le titre d’un ouvrage remarqué de Graham Allison, dans lequel il met les États-Unis en garde contre le « piège de Thucydide », qui les verrait précipiter leur propre chute par crainte obsessionnelle de l’ascension de leur principal rival.
Les règles de la négociation multilatérale sont remisées
au placard des vieilleries.
Après le dictateur coréen Kim Jong Un et le régime iranien, la Chine accède donc au rang d’adversaire numéro un. Le modèle du duel, dans lequel l’antagonisme entre les États-Unis et une autre puissance occupe toute la scène, se banalise. Et avec lui, des schémas politiques dans lesquels on ne sait plus compter que jusqu’à deux. Les règles et procédures de la négociation multilatérale sont remisées au placard des vieilleries, l’idée qu’une organisation internationale pourrait pacifier les conflits émergents semble terriblement désuète. Comme si le reste du monde, finalement, n’était que la toile de fond de ce nouveau G2.
De l’efficacité de telles méthodes, à long terme, il est permis de douter. N’en déplaise à ceux qui préfèrent souligner les succès économiques du Président Trump, la politique de la terre brûlée n’est pas forcément la bonne : au plan interne, en attaquant sans relâche les tribunaux, la presse ou le Congrès, Trump aggrave le discrédit des institutions et une ambiance de défiance généralisée ; en poursuivant une politique économique favorable aux très grandes entreprises et aux plus riches, il aggrave des situations de monopole et favorise le creusement d’inégalités déjà considérables ; en sapant les fondements du système international issu de l’après-guerre, il ouvre la voie à des conflagrations militaires.
Qu’il faille aujourd’hui tenir tête à la Chine, dont les pratiques commerciales sont loin d’être équitables et sincères, tandis que son régime se durcit et que sa maîtrise des technologies lui permet d’installer une dictature numérique, ne fait guère de doute. Gardons-nous pour autant de céder à un nouvel imaginaire hobbesien, dans lequel il faudrait, pour s’opposer à des adversaires sans foi ni loi, adopter leurs méthodes. Pour l’Union européenne en particulier, ce serait une grave erreur. Contre les nouvelles stratégies de puissance de la Chine, mais aussi de la Russie ou de l’Iran, il faut réaffirmer nos intérêts, sans renoncer à nos principes.
En minant les normes et les institutions démocratiques, Donald Trump ouvre une brèche dans laquelle trop de régimes autoritaires seront heureux de s’engouffrer pour proposer un nouveau modèle de modernité, autrement plus « efficace ». Les relations internationales ne sont pas un jeu à somme nulle, qui distingue nettement un perdant et un gagnant. Dans un monde de rivalités conflictuelles, la plupart des équations comportent au moins trois termes. Quand la Chine se fait le défenseur de l’ouverture des échanges et que les États-Unis se détournent du système multilatéral qu’ils ont eux-mêmes construit, nos repères se brouillent. C’est le moment de garder les yeux rivés sur notre propre boussole. Celle d’un monde d’interdépendances complexes, où la négociation et la diplomatie permettent encore, bien mieux que les combats de coq, d’éviter le pire.