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Photo : Markus Spiske via Unsplash
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Dans le même numéro

Croire au lendemain

Éditorial

par

Esprit

La série de réformes d’envergure engagées par l’administration Biden semble marquer un nouveau départ, à la fois dans la gestion de l’épidémie et dans le positionnement politique des États-Unis après le mandat de Donald Trump. La référence constante au passé, pourtant, ne signale-t-elle pas une difficulté à se projeter dans l’avenir ?

Les terrasses des restaurants ont rouvert en France, comme les cinémas, les théâtres et autres commerces dits non essentiels. Aux États-Unis, les personnes vaccinées peuvent désormais aller et venir sans masque dans l’espace public. Si le monde est loin d’en avoir terminé avec le virus, comme en témoigne la situation de l’Inde, la montée en puissance des campagnes de vaccination laisse entrevoir, dans plusieurs régions du monde, une sortie de la crise sanitaire, du moins de sa phase aiguë.

C’est sans doute des États-Unis que nous parvient le plus nettement le sentiment – et l’espoir – qu’une page se tourne. Et pas seulement celle de la pandémie. Si l’étape des cent jours de Joe Biden à la présidence a été tant commentée, c’est que l’arrivée au pouvoir de cette nouvelle administration a marqué à la fois la fin de la présidence chaotique de Donald Trump, la mise en œuvre réussie d’une campagne massive de vaccination et le vote d’un plan de relance économique historique par son ampleur. Ainsi, après l’assaut du Capitole, paroxysme d’une fin de présidence qui a cristallisé toutes les fractures de la société américaine, les premiers discours de Joe Biden ont frappé par leur ambition transformatrice. Renouant avec l’optimisme si caractéristique des grands présidents américains, il entend puiser dans la crise l’énergie de reconstruire l’avenir. Une ambition qui s’est matérialisée dans trois plans successifs prévoyant des investissements considérables dans la santé, l’éducation et la lutte contre les inégalités, rompant ainsi de façon spectaculaire avec les orientations qui, depuis les années 1980, faisaient figure d’intangibles dans la conduite des politiques publiques. Si le nouveau président est loin d’avoir les mains libres, sa majorité au Congrès étant fragile, et les partisans de Trump n’ayant pas dit leur dernier mot, le gouvernement, aujourd’hui, n’est clairement plus envisagé comme un problème, mais bien comme une solution. Ce n’est pas un hasard si la référence au New Deal et la comparaison avec Franklin Roosevelt se sont imposées. Comme son illustre prédécesseur, Joe Biden veut rassembler un pays profondément ébranlé et meurtri, et décide de le faire entrer dans une nouvelle phase de son histoire.

Ce volontarisme suffira-t-il à ouvrir un nouveau cycle politique, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans les relations internationales et le reste du monde ? Pour l’heure, s’ajoutant à l’inquiétude causée par le retour des violences au Proche-Orient, c’est peut-être la prégnance de cette comparaison avec le New Deal qui empêche de croire tout à fait à l’entrée dans une ère nouvelle. S’il faut se réjouir de l’inflexion prise aux États-Unis en ce début de mandat, le fait qu’elle puise si explicitement son inspiration dans un épisode historique vieux de près d’un siècle interroge. La relance de la croissance et de l’emploi par la consommation et la dépense publique, qui a fait le succès du New Deal, sera-t-elle la solution dans un monde en proie à la crise climatique, où ce sont d’abord les flux financiers, les réseaux numériques et l’information dématérialisée qui passent les frontières ? Au-delà de l’efficacité attendue de telle ou telle politique, que nous dit cette incapacité à se projeter dans l’avenir autrement qu’en évoquant les épisodes glorieux du passé ? À une échelle tout autre, la référence américaine aux années Roosevelt évoque, en France, celle au programme du Conseil national de la Résistance, « Les Jours heureux », omniprésente au printemps 2020, au sortir du premier confinement. Alors que le New Deal comme les Jours heureux étaient en leur temps véritablement inédits et n’évoquaient que l’avenir, ce recours au passé dit bien notre difficulté à penser le lendemain. Il n’est qu’à voir la vitesse à laquelle l’expression « monde d’après » est devenue creuse, au point de n’être plus utilisée qu’ironiquement, pour souligner l’absence de ce qu’elle désigne.

Que nous dit cette incapacité à se projeter dans l’avenir autrement qu’en évoquant les épisodes glorieux du passé ?

L’historien François Hartog a bien montré comment l’époque contemporaine se caractérise par un présentisme qui, face à un avenir perçu comme fermé ou apocalyptique, tend à faire du passé son seul réservoir d’imaginaire, remplaçant ainsi le futur et nous inscrivant dans le « présent de la commémoration 1 ». Or, nous rappelle-t-il également, c’est avec le régime moderne d’historicité, dans lequel le futur éclaire le présent, que naissent le politique et ses institutions sous leur forme actuelle. La pandémie a bien constitué un événement, en ce qu’elle a ébranlé l’édifice des sociétés contemporaines dans toutes leurs dimensions, de la question sanitaire à celle des inégalités, de notre condition mondialisée au défi du changement climatique. C’est pourquoi nous avons tant besoin de croire que la fin de la pandémie marquera le début d’un nouveau cycle historique où toutes ces dimensions pourront être interrogées. La question est de savoir ce qui nous manque pour y croire tout à fait, cette petite clé qui permettrait de rouvrir le futur.

  • 1.« Comment rouvrir les futurs ? », entretien avec François Hartog, Esprit, janvier 2017.

Esprit

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.