Éditorial – Ceux qui nous ressemblent
La situation en Syrie est dramatique. Sur le terrain tout d’abord, où l’on estime que le conflit a fait près de 300 000 victimes et déplacé des millions de Syriens. Catastrophique aussi pour les millions de migrants qui errent de par le monde (dont 10 000 enfants disparus en Europe). Terrible, car Daech, qui occupe une partie du territoire syrien, a procuré au terrorisme « spirituel » une cause, des armes et une base dans le monde. Tragique, car elle pousse les États démocratiques soit à se défausser en se retirant sur la pointe des pieds comme les États-Unis, soit à se refermer sur eux-mêmes en construisant des murs, soit à mettre de côté leurs valeurs au nom de la lutte antiterroriste. Scandaleuse enfin d’un point de vue moral, car elle accorde un avantage décisif à la barbarie contre la civilisation, à ceux qui ne répugnent pas à massacrer leurs populations, à les gazer et à bombarder les écoles contre ceux qui s’efforcent de respecter le droit.
L’État de barbarie et ses soutiens
Il ne s’agit plus en effet d’une guerre civile, mais d’une guerre internationale contre les civils. Pour qui connaît la Syrie, ce n’est pas nouveau (songeons au massacre de Hama en 1982, qui a fait plusieurs milliers de victimes dans l’indifférence générale). Michel Seurat l’avait écrit dans cette revue dès 1984. Retenu pendant des mois comme otage, il l’a payé en mourant en captivité, probablement, sans le moindre secours. Mais cet « État de barbarie1 », pour reprendre son expression, a trouvé un puissant renfort de la part de la Russie, dont l’intervention l’été dernier a changé la donne. Seuls les Russes semblent avoir aujourd’hui une vision, car les Américains se désengagent et les Européens sont empêtrés dans la crise des migrants et la lutte contre le terrorisme interne. Comme l’explique l’intellectuel syrien Salam Kawakibi, l’opposition syrienne « a en face le régime, en l’air les Russes et derrière Daech. Et les trois frappent2 ». La stratégie russe consiste à se débarrasser des rebelles pour retrouver les termes d’un conflit avec deux belligérants : d’un côté Daech, de l’autre le régime, et donc d’amener aussi bien les opposants que leurs parrains occidentaux à choisir le régime. Entre deux maux…
L’État syrien – ce qu’il en reste – et les Russes multiplient les bombardements de civils, notamment d’hôpitaux et d’écoles, dans le but de terroriser les populations et de les faire fuir. Ils accumulent ainsi les crimes de guerre sans aucune crainte d’avoir à rendre des comptes à la « communauté internationale » ou à leur propre opinion publique (il suffit de comparer ces exactions avec le bombardement par l’aviation américaine de l’hôpital de Kunduz en Afghanistan). C’est d’ailleurs là que réside leur plus grand avantage : selon l’expression de Camus, « ils tuent plus facilement que nous ». Cet avantage, propre à la barbarie, c’est également celui des terroristes par rapport à un État de droit empêtré dans ses procédures et l’obligation de se justifier.
L’État de droit à l’épreuve
Pour tenter de combiner impératif d’une lutte efficace et respect des principes, le gouvernement français a réagi sur deux fronts.
D’un côté, il propose d’inscrire la déchéance de la nationalité dans notre loi fondamentale, mesure qui n’a peut-être pas besoin de tant de solennité puisqu’elle existe déjà ! Et qui risque de surcroît de ne pas servir à grand-chose. Peu importe, réplique-t-on du côté de Matignon, parce qu’il s’agit d’une mesure symbolique. Mais le propre du symbolique n’est-il pas de réunir ? Or, outre que cette mesure divise autant la majorité que l’opposition, elle rassemble par l’exclusion de certains. Le gouvernement ne prend-il pas le problème à l’envers ? Fallait-il aborder la nationalité par son négatif, sa déchéance ? N’aurait-il pas mieux valu revoir ses conditions d’acquisition, sa cérémonialisation, son contenu ? Ce texte est plus inquiétant par ses sous-entendus que par ses attendus. La déchéance est l’opposé de la dignité : n’est-ce pas la dignité qui s’attache à la qualité de citoyen qui devrait être réhabilitée plutôt que de laisser entendre que seuls les uninationaux en sont pleinement dignes, en renvoyant implicitement à une identité française pré-politique ?
La réforme constitutionnelle a un second volet, qui concerne l’état d’urgence. Le projet vise à consacrer une forme de gouvernement plus expéditive, qui s’émancipe d’un certain nombre de garanties constitutionnelles. On peut tout d’abord se demander, comme pour la déchéance de nationalité, si c’est bien la peine de déranger le constituant pour cela, vu que cette loi existe déjà depuis soixante ans dans nos institutions. Mais, répond le gouvernement, on n’est pas certain qu’elle soit constitutionnelle, et donc, pour prévenir une éventuelle annulation, il vaut mieux changer la Constitution. Curieux raisonnement. N’est-il pas singulier de demander à la Constitution d’accueillir dans son dispositif des éléments qui en affaiblissent les garanties ? Elle doit énoncer des repères communs intangibles et ne pas laisser traîner dans ses dispositions « une arme chargée », pour reprendre l’expression du juge Jackson3.
Dans le même temps, le gouvernement prépare une réforme de la procédure pénale qui aura essentiellement pour but de contourner le juge judiciaire, de façon à laisser les mains libres à la police pour perquisitionner et assigner à domicile à sa guise. L’objectif affirmé est de lutter le plus efficacement contre le terrorisme, de la manière la plus opératoire et sans perdre de temps. Il faut distinguer, explique-t-on Place Beauvau, les mesures restrictives de liberté des mesures privatives de liberté. On appréciera la nuance.
Le gouvernement serait mieux inspiré de nous proposer une symbolique un peu plus instrumentale, qui serve effectivement à réunir une communauté politique ébranlée sur autre chose que l’exclusion de l’autre, et réciproquement de conférer à la raison instrumentale de la lutte contre le terrorisme une dimension symbolique plus forte. Il semble n’avoir pas compris que le terrorisme s’attaque moins au pouvoir qu’à l’autorité du politique : son traitement par le gouvernement réclame plus que jamais de tenir bon sur ce que Rousseau appelait « l’esprit de son institution ».
L’état de guerre, partout et tout le temps
Guerre du Vietnam, guerre d’Algérie, guerres des Balkans… sans parler bien sûr des deux guerres mondiales : chaque génération est structurée par la guerre, c’est-à-dire par une violence qu’elle n’a pas choisie mais à l’égard de laquelle elle doit prendre position. Notre revue change d’équipe au moment où une nouvelle guerre se dessine, mais une guerre qui n’a pas les formes de celles qui viennent d’être mentionnées : une guerre ubiquitaire, dont les fronts se trouvent autant dans les sables du désert syrien ou libyen que dans les couloirs de la Commission à Bruxelles ou dans nos banlieues, une guerre à la fois classique et non conventionnelle, qui se combat par des drones, des bombes et des réformes du Code de procédure pénale mais aussi en gagnant les cœurs, un état de violence qui témoigne d’un nouvel état du monde ; non pas une nouvelle guerre mondiale, mais un conflit global ou plutôt : une globalisation de la violence4. Un conflit tellement nouveau que nous hésitons à l’appeler « guerre », notamment pour ne pas nous accorder toutes les facilités que ce terme procure à l’égard du droit et de la politique.
Cette situation nous met en colère, mais nous ne savons comment la purger dans un tel contexte. Quels engagements en déduire pour qu’elle ne reste pas une vaine indignation ? D’autant que nous n’avons pas le monopole de la colère : les jeunes djihadistes sont en colère contre leur propre pays, les Russes aussi s’emportent5 contre le juge anglais qui accuse Poutine d’avoir assassiné Alexandre Litvinenko, sans parler du Fn qui fait son fonds de commerce de tous les mécontentements. Comme le montre ce numéro, toutes les colères ne se valent pas, mais dans cette nouvelle configuration, Daech, le Fn et Vladimir Poutine convergent finalement pour faire croire à un affrontement global entre les chiites et les sunnites, entre l’islam et la chrétienté, entre une Europe décadente et débauchée et une Russie rédemptrice.
Voilà notre moment historique, celui où les interventions extérieures sont intimement liées à la situation intérieure, où Vladimir Poutine menace l’Europe de l’extérieur sur le front ukrainien mais aussi sur le front syrien, en disposant de relais dans les partis anti-européens. Nous ne pouvons plus vivre et penser comme si une frontière étanche nous coupait encore des autres : « vivre ensemble dans un monde plein6 » nous oblige à côtoyer les barbares comme Poutine, Assad et Daech, et à nous situer par rapport à eux.
Titres d’innocence
Il nous revient d’écrire une autre histoire, de défendre une politique à hauteur d’hommes, qui accepte les causes imparfaites, la fragilité des institutions, l’insatisfaction chronique de vivre en démocratie. Pour cela, il faut relire Camus, qui accordait la place que l’on sait à la révolte, mais à une révolte qui ne tombe pas dans le piège d’alimenter le mal qu’elle prétend combattre. Relisons jusqu’au bout la citation déjà mentionnée tirée des Lettres à un ami allemand :
Pendant longtemps, ce fut votre immense avantage puisque vous tuez plus facilement que nous. Et jusqu’à la fin des temps, ce sera le bénéfice de ceux qui vous ressemblent. Mais jusqu’à la fin des temps, nous, qui ne vous ressemblons pas, aurons à témoigner pour que l’homme, par-dessus ses pires erreurs, reçoive sa justification et ses titres d’innocence7.
Les raisons de nos colères, aussi bien en Syrie qu’en France ou en Europe, c’est le sort réservé aux hommes, aux populations civiles, aux migrants, aux suspects ; mais c’est aussi l’arrogance ou la duplicité de nos politiques qui ne sont pas à la hauteur de l’événement. La réponse à cette mondialisation de la barbarie, c’est bien sûr de la combattre sur tous les fronts mais sans jamais perdre de vue pourquoi nous la combattons. Nous autres Français risquons d’oublier que parmi les acquis de la Révolution, le plus important peut-être, parce qu’il éclaire tous les autres, est la présomption d’innocence. À condition de ne pas la limiter à son sens technique et procédural, mais de lui donner toute sa résonance métaphysique et politique. Cette innocence de principe reconnue à tout homme présuppose non seulement l’égalité de tous devant la loi (et, devrions-nous dire, par la loi), mais aussi la dignité de chacun, son aptitude à déterminer sa vie politiquement et non pas à se borner à survivre à la faim, aux bombardements ou à l’enfer du voyage.
Le 23 février 2016
- 1.
Michel Seurat, Syrie. L’État de barbarie, Paris, Puf, 2012, avant-propos de Gilles Kepel et Olivier Mongin.
- 2.
Salam Kawakibi, « La Syrie que j’ai connue n’existera plus », entretien dans Ouest-France, 7 février 2016.
- 3.
Dans la décision Korematsu, qui reste comme une tache dans l’histoire de la Cour suprême des États-Unis, pour avoir autorisé l’internement des citoyens américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
- 4.
Voir le dossier « Violences sans fin » dans Esprit, janvier 2016.
- 5.
Voir « De quoi Poutine est-il le synonyme ? », Le Monde, 17 février 2016.
- 6.
Zygmunt Bauman, « Vivre (et mourir) dans un monde plein », Le Monde, 3 février 2002.
- 7.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand [juillet 1944], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991.