Éditorial. Refuser le cynisme
Une après-midi pluvieuse de janvier au cimetière Montparnasse. Une bonne partie du comité de rédaction est présente pour un dernier adieu à Daniel Lindenberg, compagnon de tant de luttes. S’ajoutait à l’immense tristesse de la perte d’un ami un autre sentiment, plus indéfinissable, comme un abattement de voir partir avec lui l’espoir dans le cosmopolitisme qu’il incarnait et qui nous réunissait. Nous avons entendu avec d’autant plus d’émotion et de nostalgie les témoignages qu’ils semblaient marquer le passage d’une époque révolue. Après une suite ininterrompue de victoires, une nouvelle ère se profile, marquée par des défaites.
En considérant le temps long, la plupart des combats menés ensemble, avec Daniel et plus généralement par la revue, ont été gagnés, parfois longtemps après. Il fallait être patient mais la justice, la paix, la liberté finissaient par l’emporter. Cela fut vrai du premier combat – et quel combat ! – livré contre le nazisme (voir l’article prémonitoire publié dans Esprit en 1934 par un jeune étudiant fraîchement arrivé de Lituanie, un certain Emmanuel Levinas[1]). Puis ce fut la dénonciation de la torture pendant la guerre d’Algérie et la lutte pour la décolonisation, jusque dans les années 1960. Le relais fut pris par le combat antitotalitaire, couronné par la chute du Mur en 1989. Mais à peine ce dernier était-il tombé que le communisme se convertissait en nationalisme violent, phénomène dont Milošević fut le prototype. Les Balkans furent plongés à nouveau dans la guerre, ce qui suscita la création des comités Vukovar-Sarajevo, puis du comité Kosovo qui connurent des fortunes diverses. La guerre s’arrêta après Dayton et le Kosovo devint indépendant en 2008. N’oublions pas que c’est l’un des rares cas historiques de retour massif, et très rapide, des centaines de milliers de réfugiés chassés de leur pays par la guerre. Tous ces combats ont été gagnés – non pas par nous, mais par un ensemble de forces que nous soutenions.
La tendance s’est aujourd’hui inversée. Avant même les attentats du 11 septembre 2001, la seconde guerre de Tchétchénie, en 1999, a donné le signal d’une nouvelle série de violences extrêmes, qui ont contribué, malgré le courage d’une figure comme Anna Politkovskaïa et les mères des opposants disparus, à installer le pouvoir de Vladimir Poutine dans une normalité dangereuse. Elle annonçait la tragédie à laquelle nous assistons aujourd’hui en Syrie. Quinze ans plus tard, l’espoir soulevé par les printemps arabes a été rapidement déçu. De nouvelles formes d’illibéralisme s’installent en Europe. Le Brexit et l’élection de Trump illustrent à nouveau la sombre prémonition de Yeats dans « La seconde venue » :
Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises[2].
La Syrie aujourd’hui n’en finit pas de sombrer, et l’on y voit triompher le cynisme violent de Bachar el-Assad et de Vladimir Poutine, la diplomatie milicienne de l’Iran, la répression des Kurdes par le pouvoir turc. Aucune issue positive ne se profile sur aucun de ces fronts. Il nous faut prendre acte de ces « passions mauvaises », sans nous résoudre pourtant à un cycle de défaites : on ne peut accepter que celles-ci soient définitives.
Nous n’avons jamais cru nous engager en faveur de causes parfaites, évidentes. Cette revue a voulu être lucide quand les suites des « victoires » n’ont pas été à la hauteur de ses attentes. L’Algérie indépendante n’a pas tenu ses promesses (voir à ce sujet le débat courageux de Paul Thibaud et de Pierre Vidal-Naquet sur leurs illusions et leurs déceptions à l’égard du Fln[3]) ; le Kosovo est gagné par la corruption et refuse de collaborer avec les juridictions internationales ; la Pologne adopte des lois scélérates pour intimider ceux qui voudraient faire la lumière sur son passé. Il n’empêche, nous nous battrions de nouveau si c’était à refaire, car il s’agissait pour cette génération de porter des utopies réalistes : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la revendication de libertés politiques et économiques, l’aspiration à la justice. Pour cette raison, la défaite qui se profile en Syrie est d’autant plus cruelle, et amère, car elle consacre la victoire du plus fort, et avec celle-ci, la perte des utopies. De nouveau, notre monde est en attente d’une formulation praticable de l’espoir.
La glaciation égyptienne, le chaos libyen et le silence qui s’installe sur la Syrie annoncent un monde réduit à des rapports de force. La Russie ressemble de plus en plus à l’Union soviétique, le rêve socialiste en moins. Un monde post festum, revenu de ses illusions, où une droite « décomplexée » et parfois aussi une gauche dite « réaliste » raillent ceux qui croient encore aux droits de l’homme et à la politique. Il faut refuser de répondre à ce cynisme par celui de la pensée instrumentale, qui voudrait réduire la paix à la sécurité. Nous y voyons au contraire une injonction à considérer de nouvelles formes de nos « décisions pour des causes imparfaites », comme le rappelle le texte fondateur de Paul-Louis Landsberg sur l’engagement : « Nous n’avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels qui du passé et du présent conduisent à la région des possibilités de l’avenir[4]. » La guerre de Syrie n’est pas finie, pas plus que les conflits au Yémen ou en Afghanistan, et leurs victimes hantent désormais nos rues, les moindres dents creuses de nos grandes villes, à Calais ou ailleurs. Au plus près de nos vies. Au-delà de la légitime compassion que nous avons pour leur sort, nous comprenons confusément que ces exilés nous annoncent une nouvelle condition ontologique dans un monde déterritorialisé. La figure du migrant et celle du terroriste incarnent de manière symétriquement opposée les deux faces d’une nouvelle barbarie, celle de la victime absolue ou de l’ennemi surgi de l’ombre, qui partagent une même proximité avec nous. Ce ne sont pas la souffrance et la violence qui sont nouvelles, mais leur inquiétante familiarité.
Rappelons encore la phrase de Paul Ricœur que nous avons placée en exergue de cette revue pendant des années : « Il faut faire le pari que les avancées du bien se cumulent mais que les interruptions du mal ne font pas système[5]. » Cette promesse était plus facile à lire quand elle semblait se vérifier dans les faits, mais sa lecture n’en est que plus exigeante aujourd’hui. Porter l’espoir d’un monde plus juste ne commande pas de nier le mal, tout au contraire. Le terrorisme, les conflits armés et la régression vers des régimes autoritaires annoncent des années sombres : ils nous obligent à prendre acte du caractère irréductible de la violence et du retour d’une éthique guerrière au cœur de nos sociétés démocratiques pacifiées, sans tomber dans le piège du cynisme ou du désespoir. Des questions nouvelles nous appellent également, du déséquilibre écologique aux interventions sur le vivant et au « problème technique », à défendre une place pour des utopies praticables. Ricœur nous invite à ne pas succomber à l’inquiétude des « interruptions » du mal en ne leur apportant qu’une réponse exclusivement humanitaire ou uniquement sécuritaire. Celles-ci sont certes nécessaires, mais insuffisantes : il nous faut aussi œuvrer dans le temps long à une réaction authentiquement politique, dans « la région des possibilités de l’avenir », celle d’un nouvel horizon enrichi et non diminué par ces violences. Non, ce n’est pas l’ère des défaites qui a commencé, mais l’irruption de nouvelles figures du mal politique, qu’il faut savoir endurer avec une patience active.
Esprit
[1] - Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, novembre 1934.
[2] - W. B. Yeats, « La seconde venue » [1919], dans Anthologie de la poésie anglaise, trad. par Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005.
[3] - Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet, « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », Esprit, janvier 1995.
[4] - Paul-Louis Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », Esprit, novembre 1937.
[5] - Paul Ricœur, « Meurt le personnalisme, revient la personne », Esprit, janvier 1983.