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Les vigies du social

Dans le cadre de ce dossier sur le travail social, il convient de donner la parole aux travailleurs sociaux. Ces derniers font état d’un affaiblissement de l’ensemble de la profession, sous les coups de politiques publiques injustes, d’administrations qui ne respectent pas le droit et de directives contradictoires avec leurs missions. Mais ils manifestent également leur attachement à la relation privilégiée avec les familles que le travail social autorise ainsi qu’à leur culture professionnelle, et proposent des moyens pour se mobiliser et améliorer la situation. La rédaction remercie l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) qui a rendu cette enquête possible.

Keltoum Brahna et Muriel Bombardi sont assistantes sociales en Seine-Saint-Denis. Elles ont organisé des luttes contre l’informatisation du dossier social et le recueil déchaîné de statistiques sociodémographiques par les travailleurs sociaux. Elles ont publié, en 2016, Les Fossoyeurs du travail social (Sud CD 93), en réponse à un article des directeurs généraux des services de trois conseils départementaux.

Keltoum Brahna et Muriel Bombardi – Nous avons choisi ce métier pour accueillir et rencontrer les personnes. Le langage corporel, un silence ou un moment de grande émotion ne peuvent pas être accueillis de la même manière au téléphone qu’en personne dans un bureau. À la faveur de consignes sanitaires, encore strictes début 2022, nous avons vu des entretiens par téléphone devenir la norme et être décidés par les responsables d’équipe sans consultation des travailleurs sociaux. Quand les familles retrouvent un rythme d’entretiens physiques, elles expriment leur soulagement… En effet, le téléphone limite les demandes : les personnes s’autocensurent. Sans que le temps soit forcément calibré, l’entretien n’est pas de la même nature. Souvent, la chose dite en passant la porte à la fin de l’entretien est la demande la plus importante…

La crise sanitaire est venue répondre à une ancienne angoisse du manager : comment imposer aux travailleurs sociaux de calibrer le temps d’entretien ? Les gens ne sont pas des tomates1 ! L’évaluation des besoins d’une famille par un travailleur social passe par l’écoute, l’information (sur les droits et les dispositifs d’aide) et la construction commune d’un plan de travail. Cela ne peut pas se faire en quinze minutes.

Indépendamment de la crise sanitaire, la situation était déjà préoccupante, du fait de mesures politiques contestables, notamment concernant la « politique d’immigration » ou le mal-logement. Ainsi, le droit au logement opposable est un progrès, mais aboutit rarement et reste inaccessible aux foyers dont un membre majeur n’est pas dépositaire d’un titre de séjour. Et la prime d’activité, versée par la caisse d’allocations familiales, exclut la plupart des étrangers, qui pouvaient bénéficier auparavant de la prime pour l’emploi, liée au statut fiscal de la personne.

Désormais, les services sociaux se défendent plutôt qu’ils n’accueillent !

Les services sociaux sont aussi de plus en plus fermés, avec un interphone et parfois même un vigile. Ce fonctionnement accélère la déshumanisation à laquelle nous sommes confrontés depuis des années. En effet, il remet en cause le principe de l’inconditionnalité de l’accueil, déjà malmené. Justifier d’une adresse postale pour bénéficier d’un accompagnement social est incontournable. Les personnes qui sont sans hébergement fixe et/ou domiciliées par une association sont renvoyées d’un service à un autre. On a l’impression que désormais, les services sociaux se défendent plutôt qu’ils n’accueillent ! Ce sont les conditions de travail, détériorées par l’employeur, qui provoquent les mécanismes de défense – les professionnels ne pouvant que répercuter ces contraintes sur les familles accompagnées.

Le travail social, c’est l’antithèse de la bureaucratie ; il consiste à aider la personne à porter recours, à remettre en cause la parole des administrations et à trouver des formes d’interpellation. Certains responsables tentent de limiter ces interpellations, contrevenant à l’indépendance des assistantes sociales et les empêchant tout simplement de travailler. Nous devons ainsi batailler avec les institutions pour qu’elles appliquent les textes de loi.

Dans notre Code de déontologie sont inscrits les principes de l’autonomie de l’assistante sociale, de ne pas soumettre son activité à un quelconque contrôle, et même d’une vigilance sur les moyens de communication (y compris numériques !)2. Ce code vient formaliser une culture professionnelle progressiste et démocratique.

Vince, éducateur spécialisé, a longtemps exercé dans la protection de l’enfance. Il publie régulièrement des tribunes sur le site Lien social et sur sa page Facebook « L’éducateur spécial », où son regard satirique et décalé invite à la réflexion. Il est désormais chef de service, spécialisé dans l’insertion, dans un centre d’hébergement d’urgence.

Vince – J’ai toujours employé le rire comme un support éducatif. Afin de se rapprocher des familles lors de visites à domicile, pour désamorcer des tensions dans le cadre d’une action éducative en milieu ouvert par exemple, il est bon de rire de soi. Les jeunes des quartiers avec lesquels j’ai travaillé en prévention spécialisée ont également une culture du rire et de la punchline. Mes écrits peuvent prendre une forme satirique et drôle, qui permet de dénoncer certaines choses et d’inciter les collègues à échanger sur certains sujets. Mais dans le fond, je n’ai pas vraiment envie de rire : je suis sérieusement inquiet des transformations qui affectent le travail social. Plus que susciter le rire, il faut déranger par un engagement militant, qui ne peut plus se limiter aux manifestations de rue, mais passe par les mobilisations sur les réseaux sociaux ou toute autre forme innovante.

On observe une fuite des travailleurs sociaux des institutions traditionnelles vers l’intervention libérale. Aujourd’hui, il est facile d’évincer des gens qui l’ouvrent trop, des empêcheurs de tourner en rond, de les remplacer par des professionnels peu formés ou des bénévoles moins regardants sur les principes. Il n’y a pas de crise des vocations, mais une crise des institutions. La commande publique devient maltraitante : la culture du chiffre et de la rentabilité entraîne une perte de sens auprès des travailleurs sociaux qui ne se retrouvent plus dans leur pratique (burn out, maladies, démissions…). Dans le contexte actuel, nous devenons des machines, de simples exécutants. Les éducateurs souffrent avant tout des directives qui leur viennent d’en haut, et d’abord des formes de l’évaluation du travail social. Ces dernières les éloignent du terrain : quand on passe plus d’un tiers de son temps à remplir des tableurs, c’est autant de temps que l’on ne passe pas auprès des familles.

La commande publique devient maltraitante.

Je préférerais que les éducateurs produisent des évaluations qualitatives de leur travail par des exercices d’écriture. Les valeurs qui m’animent dans ma pratique professionnelle sont aussi celles qui animent ma pratique de l’écriture, même si je ne peux pas me permettre d’agir comme j’écris. L’écriture est un exutoire, mais aussi un moyen de partager et d’échanger : cela crée du collectif. Et puis, l’écriture a une fonction de transmission, dans la mesure où l’écrit reste, laisse une trace. C’est un supplément d’âme dans le travail social.

Il ne faut donc pas quitter le navire : il faut écoper et changer de cap. Cela peut prendre la forme du contentieux avec l’employeur maltraitant, mais le contentieux doit être collectif. Les travailleurs sociaux doivent se mobiliser pour faire des propositions concrètes. Les équipes sont encore riches d’idées et ont envie de réinventer la relation éducative. Même si les collectifs manquent, étouffés par les politiques publiques, il est encore possible de constituer une « zone à défendre », de dépasser le confort de la plainte pour devenir force de proposition.

Didier Maille est assistant social au Comité pour la santé des exilé·es (Comede), créé en 1979 par la Cimade, Amnesty International et le Groupe accueil et solidarité. Il souligne l’importance de la bataille de l’accès aux droits.

Didier Maille – Comme le notait la revue Esprit en 1972, le travail social est fondé sur deux paradoxes. Du point de vue des objectifs, le projet émancipateur se traduit par un soutien des usagers qui désamorce les conflits et, partant, permet aux facteurs d’aliénations de perdurer : c’est « l’exclusion douce3 ». Du point de vue des moyens, la création artificielle de nouvelles formes de socialité par les services sociaux épuise les intervenants sans s’attaquer aux causes des difficultés.

Ce double paradoxe sape l’action de terrain des travailleurs sociaux4. Mais ce sont les difficultés en matière de (non-)accès aux droits qui en démultiplient les effets déstabilisants. Il s’agit désormais de questions de survie, dans les grandes métropoles, les camps de fortune et bidonvilles : non-accès à l’hébergement d’urgence, à l’eau potable ou à la nourriture, refus de domiciliation, impossibilité de décrocher un rendez-vous en caisse d’allocations familiales ou en préfecture, etc. Plus largement, il s’agit de la « bunkérisation » de l’administration, en particulier par la « dématérialisation » des services publics5.

On peut y faire face par une (re)mobilisation des travailleurs sociaux, notamment des assistantes et assistants sociaux, pour l’accès aux droits et par un recours accru à l’outil juridique. Certes, le recours au droit ne répond pas directement à la violence des rapports sociaux au quotidien. Et la multiplication des démarches procédurières risque de déporter les métiers sociaux du « relationnel » vers l’« administratif », voire de dépolitiser la question sociale6. Pourtant, le recours au droit reste la pierre angulaire du travail social, lorsqu’il est capable d’articuler sa dimension technique avec une dimension politique.

Le recours au droit reste la pierre angulaire du travail social.

Loin des hésitations caritatives originelles, le Code de l’action sociale et des familles définit désormais sans ambiguïté le travail social par les garanties apportées aux droits humains et l’objectif de justice sociale : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux. » L’objectif n’est donc ni l’animation, ni l’accompagnement, ni le soutien, ni le « relationnel » ou l’« être-avec », qui sont des moyens. La défense des droits est conforme au projet de lutte contre l’« insécurité sociale », caractérisée par l’effritement des protections collectives du travail7.

Les assistantes et assistants sociaux sont donc contraints de résister et de forcer l’accès aux droits. Il ne s’agit pas de devenir juriste, mais de ne pas démissionner face à la politique du découragement par l’usure, en se formant aux outils juridiques. Il est par ailleurs contre-productif de distinguer, d’un côté, des domaines « sociaux » et, de l’autre, des domaines « juridiques ». Ainsi, l’accès à une carte de séjour et son recours contre un refus de délivrance sont des questions de nature « sociale ». À l’inverse, les sujets de vie quotidienne, comme les difficultés à se nourrir, à se vêtir, les questions d’hygiène et d’accès à l’eau potable, peuvent conduire à l’usage d’outils juridiques.

Développer une approche technique n’est pas renoncer au projet émancipateur du travail social pour autant que trois garde-fous épaulent la pratique : un positionnement professionnel solide, l’empowerment et le témoignage. S’il veut être « autre chose qu’une annexe du pouvoir8 », le travailleur social se doit d’abord d’identifier lucidement son cadre d’action, sa place dans l’ordre des subordinations et les limites à sa fonction de contre-pouvoir. Ainsi, l’usage de l’outil juridique comme recours contre l’administration est évidemment corrélé à la dépendance de l’employeur par rapport au pouvoir exécutif, mais aussi à la marge de manœuvre laissée au travailleur social lui-même. Ensuite, les pratiques d’empowerment, à travers des ateliers collectifs par exemple, permettent de concilier les objectifs du donneur d’ordre et celui du renforcement des capacités des usagers à se défendre par eux-mêmes. Ce travail nécessite du temps, et les restrictions de budget et les objectifs quantitatifs des employeurs sont antinomiques avec ce but. Enfin, il est parfois possible de compléter le travail de terrain par des actions politiques, des témoignages publics et, en dernier recours, de la désobéissance. Pendant le temps de travail, c’est encore la règle de droit qui doit prévaloir, puisque les limites sont fixées par la déontologie et la jurisprudence.

La place de travailleur social se rapproche ainsi du modèle de « l’évolution révolutionnaire9 » : il s’agit, selon Jaurès, de faire, ici et maintenant, toutes les conquêtes possibles, dans l’attente de la révolution espérée… Pour les assistantes et assistants sociaux, cela signifie aider chaque usager à faire valoir son droit et se donner les moyens d’en témoigner.

Marcia Burnier assure une permanence juridique et sociale au Comede, après avoir travaillé au centre de planification familiale de Saint-Denis. Désormais à Évian en Haute-Savoie, elle a réduit son activité pour développer des travaux d’écriture10.

Marcia Burnier – Mon expérience dans le travail social a pris place dans des associations qui avaient à cœur d’investir l’outil juridique qu’elles considéraient, à raison, inséparable du travail social. Quand on fait des contentieux de masse (pour quelques dizaines de personnes), on est enthousiaste et on peut obtenir des décisions judiciaires significatives. Mais, bien souvent, l’administration préfère payer ce qu’elle doit à quelques personnes plutôt que changer ses pratiques pour tous. Et cela pose la question de qui a accès à l’outil juridique, comment le rendre plus abordable, etc.

Dans le domaine du droit des étrangers, les travailleuses et les travailleurs sociaux sont pris dans des injonctions paradoxales et parviennent difficilement à faire leur travail : ni simplement permettre que les personnes accèdent à leurs droits, obtiennent un logement, parce que les obstacles administratifs sont nombreux pour les personnes étrangères., ni a fortiori développer des programmes innovants, car tous les rendez-vous sont focalisés sur les besoins élémentaires. C’est démoralisant ! L’un des moyens pour faire du bon travail social, c’est la désobéissance. Il ne suffit plus de tenter de faire appliquer la loi ; la loi elle-même est devenue maltraitante et les personnes chargées de l’appliquer ne sont pas insensibles aux structures de domination. Comment peut-on demander à des travailleuses ou travailleurs sociaux de fournir à la police la liste des personnes sans papiers qui appellent le 115 ? De mettre à la rue les personnes déboutées du droit d’asile ? Face aux politiques publiques, c’est au niveau local qu’on peut retrouver du sens, en constituant des réseaux, des îlots de désobéissance et/ou de solidarité, et ainsi faire collectivement face à la vague néolibérale et xénophobe qui nous emporte.

La loi elle-même est devenue maltraitante.

On a tendance à oublier que ces politiques publiques affectent des êtres humains et les touchent dans leur chair. Les travailleuses et travailleurs sociaux doivent ainsi trouver un équilibre entre leur empathie et une certaine distance. Mais cet équilibre n’est pas qu’un effort individuel ; il dépend de l’institution, selon qu’elle protège ou non ses employés et employées, qu’elle permette ou non un temps d’analyse collective des pratiques, etc.

Mon livre porte sur la question de la réparation : comment faire émerger des récits qui nous fassent du bien ? Comment savoir ce dont nous avons réellement besoin dans une situation donnée ? Trop souvent, c’est la société qui pense pour nous : elle nous assaille d’injonctions sur ce que nous devrions faire dans telle ou telle situation, ce qui serait « mieux pour nous ». Pour contrer cela, nous devons développer le recours aux groupes d’entraide, des travailleuses et travailleurs pairs, nécessaires pour que les usagères et les usagers soient entourés par des personnes qui comprennent leurs expériences de vie. Il faut multiplier les lieux qui permettent l’émergence de solutions, même temporaires. Un bon exemple serait les accueils collectifs du planning familial : en accueillant en même temps des personnes venues pour la même chose (par exemple, avorter) et en facilitant le dialogue entre elles, on ouvre les possibles en permettant à certaines femmes de considérer les choix d’autres femmes pour elles-mêmes.

C’est le travail social qui m’a poussée à écrire : j’avais besoin de témoigner de ce que je voyais au quotidien, de prendre une certaine distance et de m’assurer que ces histoires circulent au-delà du cercle fermé du travail social11. L’écriture d’un livre et l’animation d’ateliers d’écriture m’ont fait du bien, notamment par la critique du monde qui nous entoure. Il devrait y avoir des ateliers d’écriture dans tous les services sociaux ! Plus que les publications universitaires et institutionnelles, les écrits émanant des travailleuses et travailleurs sociaux nous renseignent sur la réalité des pratiques et permettent de mobiliser les citoyennes et les citoyens12.

Michel Chauvière est directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques, université Paris II). Il a contribué au numéro d’Esprit de 1972 en répondant à des questions sur la formation des éducateurs spécialisés. Il montre que, loin de la solidarité nationale, un modèle économique résolument néolibéral s’est mis en place dans le travail social.

Michel Chauvière – Les travailleurs sociaux vont, en personne, au contact de celles et ceux qui sont dans le besoin ou requièrent un soutien particulier, selon une éthique propre et avec des méthodologies empruntées au meilleur des sciences humaines, où la parole et la relation sont centrales13. Leur activité, émancipée par le salariat, constitue un progrès considérable dans la mise en œuvre concrète de la solidarité nationale en direction des plus vulnérables ou en grande difficulté, à côté des systèmes plus institués (école, justice, santé, Sécurité sociale). Ils réalisent donc une mission d’intérêt général, y compris lorsque plus de 70 % de leurs employeurs sont des associations privées selon la loi de 1901. C’est là une économie élargie de « service public », soutenue par des moyens financiers publics ou solidaires, reconnaissant la nécessité de métiers spécialisés, contrôlés en qualité par le moyen des diplômes d’État et autres titres, et favorisant des statuts ou des conventions collectives adéquats.

Au cours des dernières décennies, le couple que formaient, depuis les années 1970, l’action sociale et le travail social a perdu de sa légitimité historique et de sa force symbolique. Depuis l’acte II de décentralisation (2003), les présidents des conseils généraux (désormais départementaux), sont promus chefs de file de l’action sociale. Mais cette orientation fait des professionnels le bras armé des politiques, avec des résultats loin d’être probants. Depuis la mise en œuvre de la loi organique sur les lois de finances (2001), suivie de la révision générale des politiques publiques (2007), l’action sociale a cédé la place à la « cohésion sociale », concept vague mais eurocompatible. Le travail social est talonné par l’« intervention sociale » qui, débordant le seul salariat, intègre le bénévolat, le volontariat et les emplois de service. Reste toutefois un Code de l’action sociale et des familles, adopté en 2001. La loi de janvier 2002, dite de rénovation, visait le secteur social et médico-social, mais a surtout préparé l’intégration de tout le système institutionnel dans la nouvelle régulation, assurée par des agences et relayée par des consultants.

Les gestionnaires ont pris le pouvoir sur le secteur social.

Ainsi l’action sociale de terrain est-elle diluée dans une économie concurrentielle de prestations et de services. Les financements sont considérés comme des investissements régulés par les résultats et les performances. Le barycentre n’est plus le professionnel de métier et son savoir-faire, mais l’opérateur/employeur capable, comme une entreprise, d’affronter la concurrence (ce nouveau régulateur général), d’obtenir des parts de marché à moindre coût. Sous prétexte de complexité des problèmes sociaux et de tassement des ressources disponibles, il est aussi fait appel à des investisseurs privés (social impact bonds). Les gestionnaires ont pris le pouvoir sur le secteur social, devenu une activité économique ordinaire – avec un peu d’éthique14. L’État, de son côté, se fait l’animateur des solidarités, comme vertu personnelle ou locale, en oubliant qu’il doit être le garant des droits-créances et le protecteur des systèmes institutionnels et professionnels.

Si les effectifs du travail social professionnel ont progressé en nombre, c’est sans politique globale ni doctrine pour les différents métiers. Aux côtés des quatorze titres sanctionnés par des diplômes d’État, ont proliféré des cadres d’emploi moins qualifiés, plus flexibles et moins rémunérateurs, dans les domaines de l’insertion, de la médiation, de l’animation, de l’inclusion scolaire… Ils sont l’indice d’une déprofessionnalisation relative. On remarque aussi une plus forte différenciation entre conception et exécution : d’un côté progressent les fonctions de management, d’encadrement, d’ingénierie, d’évaluation ; de l’autre se multiplient les bas niveaux de qualification, voués à des tâches d’exécution. À ce tableau s’ajoutent enfin, avec la complicité des pouvoirs publics, non seulement l’arrivée d’opérateurs lucratifs dans les secteurs les plus solvables, mais aussi un travail social libéral, permettant à des professionnels devenus autoentrepreneurs, pourtant parfois titulaires de diplômes d’État, de négocier leurs prestations, portant atteinte à l’éthique clinique, ralentissant les recrutements et révélant la fin du social considéré comme un travail.

Avec le nouveau management public inspiré du secteur privé lucratif, pour tout décideur ou entrepreneur social, être au service de, accompagner et protéger ne se conçoivent plus sans normes d’exécution dûment établies et soumises à une évaluation continue des résultats. C’est la raison d’être des recommandations de bonnes pratiques en plein essor. Loin d’être des conseils toujours discutables, ces recommandations ont d’indéniables effets normatifs sur les savoirs et les pratiques15, entraînant beaucoup de souffrance au travail et une perte de sens.

L’« usager au centre » est souvent brandi pour légitimer ce type d’action et contrer des « maltraitances » supposées, alors qu’avant tout, les moyens et les places manquent dans de nombreuses institutions. L’« activation » des plus vulnérables, c’est-à-dire l’injonction qui leur est faite d’être responsables de leur situation, apparaît comme la seule doctrine qui vaille. Ce qui, évidemment, allège la dépense publique et fait refluer les obligations de solidarité nationale pour l’État social.

Assistant social dans un service de protection de l’enfance, Christophe Anché est membre du Haut Conseil du travail social, administrateur de l’Anas et coauteur du livre Du côté des enfants en danger16. Il définit le travail social comme un geste d’accompagnement.

Christophe Anché – Bien avant d’organiser l’accès à des prestations ou des services, le travail social est animé d’une attention portée à l’autre, de bienveillance et de volonté de compréhension : « Il faut que les clients sentent que nous ne sommes pas un prolongement aveugle d’un organisme qui nous emploie, mais un service mis à leur disposition par celui-ci, service dont ils doivent pouvoir user librement17. » Il faut prendre le temps de rencontrer ses interlocuteurs afin d’appréhender le concret de leurs difficultés, de les accompagner dans la formulation d’une demande, au plus près de leurs besoins et des ressources disponibles. Le travail social récuse ainsi la fonction tutélaire vers laquelle le poussent les adeptes de l’efficacité et promeut l’autodétermination, l’émancipation et l’épanouissement.

Les exclusions sociales, les violences conjugales, le mal-logement, le handicap, la protection de l’enfance, les conduites addictives ou encore la prostitution suscitent de nombreux malentendus et conduisent souvent à attribuer au travail social une forme d’inefficacité ou d’incompétence. Certes, depuis mai 2017, le Code de l’action sociale et des familles énonce que « le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté ». Mais cette définition oublie la fonction émancipatrice du travail social qu’elle expose à des critères d’évaluation étrangers à sa fonction d’humanisation de la société. Captif de l’engagement de discrétion envers les personnes accompagnées, l’assistant de service social tente de combler l’écart qui sépare les intentions néolibérales des politiques sociales des réalités de terrain faites de ventres vides, d’impossibilités de se chauffer l’hiver, de collégiennes enceintes, de rites prédélinquants, de déséquilibres psychiques, de nuits d’errance dans les rues, de montants d’allocations plafonnées, d’emplois inexistants, d’hébergements impossibles à trouver, de tensions liées à l’acculturation, de blessures d’enfance que l’on tente d’oublier dans la drogue ou l’alcool…

Le travail social fait œuvre de justice sociale.

Les idées qui ont eu une influence sur le travail social (le christianisme social et le paternalisme industriel par le passé, l’économie sociale et solidaire et l’éthique du care aujourd’hui) montrent que ce dernier est un geste d’accompagnement qui fait œuvre de justice sociale. Mais, considérant la création de richesse comme principal marqueur de son développement, la société française se décharge du souci des personnes en difficulté en les renvoyant à leur responsabilité individuelle ou en déléguant ce souci au travail social. Simultanément, la déconsidération des professionnels du travail social et les tentatives répétées de leur instrumentalisation à des fins politiques les empêchent de mener à bien cette tâche. La multiplication de protocoles parfois contradictoires étouffe les dynamiques d’action. De plus, le travail social s’ankylose à coups de « comités de pilotage », de « démarches qualité » ou de « directeurs du développement ». Pendant ce temps, la raréfaction des accueils physiques au profit de la numérisation exclut des pans entiers de la population. Le profil des institutions du travail social évolue insidieusement de logiques d’action vers des logiques de programme.

Pourtant, la compétence des assistants sociaux réside dans leurs capacités d’accompagnement, respectueuse de l’autonomie des personnes, plutôt que dans leurs facultés à trouver des solutions à des difficultés. Les professionnels du travail social garantissent en effet aux personnes qui viennent les trouver que, quelle que soit leur situation, leurs difficultés et leurs vulnérabilités, elles seront accueillies, écoutées et respectées. Alors, malgré le manque de moyens et de reconnaissance, le travail social demeurera source de joie.

Bénévole à Repairs !, un groupe d’entraide par et pour les enfants placés, Anne-Solène Taillardat, éducatrice spécialisée, est également responsable Île-de-France de l’association Parrains par mille et suit une formation d’encadrement.

Anne-Solène Taillardat – Repairs ! est une association d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance, créée en 2014, dans le Val-de-Marne puis à Paris, à la suite d’une recherche par les pairs18. L’association fait l’effort d’aller rencontrer les enfants accueillis en foyer, en service d’hébergement semi-autonome ou en famille d’accueil, pour se faire connaître et leur donner envie de s’engager. Le mélange de générations et d’expériences différentes permet une parole ancrée dans le réel.

J’ai vécu mon placement à 15 ans comme une bulle qui m’a permis de grandir de manière plutôt sereine. Mais le foyer n’était pas assez ouvert sur l’extérieur, même si cela me correspondait bien à l’époque. On prenait beaucoup de décisions à notre place, sur un mode presque paternaliste : c’était protecteur, mais aussi étouffant. Si on m’avait demandé mon avis, j’aurais été en famille d’accueil plutôt qu’en foyer. On m’imposait aussi des visites à ma famille dont je ne voulais pas ; je trouvais des stratégies pour les éviter. Je me disais : ils ne comprennent rien ! L’institution ne prenait pas assez en considération nos attentes et nos besoins. Certes, ce cocon m’a permis de commencer à me reconstruire, mais le passage à la majorité et le départ vers un foyer de jeunes travailleurs ont été assez violents. Aujourd’hui, les jeunes placés ne sont plus aussi bien suivis à leur majorité que par le passé, avec de grandes disparités territoriales. L’entrée dans l’âge adulte est pourtant une période critique, sur laquelle il faudrait mettre le paquet19.

Le respect et la bienveillance sont nécessaires au métier d’éducateur spécialisé, mais il ne suffit pas d’aimer les enfants pour bien les accompagner. On recrute de plus en plus des personnes qui n’ont pas reçu de formation particulière, ce qui donne lieu à des réponses inappropriées, voire à des maltraitances Il faut avoir des clés de compréhension et d’analyse apportées par la formation, pouvoir compter sur l’équipe, bénéficier de temps de réflexion… Il faut aussi une croyance inconditionnelle dans le potentiel de l’enfant, malgré son chemin de vie cabossé, ses fragilités, ses faux pas, ses tâtonnements. L’enjeu est de trouver la bonne proximité avec la personne : « assez près pour entendre, assez loin pour voir20 ». Il est nécessaire de développer une meilleure coopération entre les domaines du soin psychique et de l’éducatif. Dans une maison d’enfants à caractère social où j’ai travaillé, une psychologue avait installé un bac à sable dans son bureau et conduisait des entretiens formidables en coopération avec la famille, l’enfant et l’éducateur.

Le travail social est politique, mais il reste méconnu du grand public. Les travailleurs sociaux sont ces vigies que la société ne veut pas entendre, car ils cheminent aux côtés de ceux qu’elle ne veut pas voir. À la différence du secteur du handicap ou des personnes âgées, qui suscitent identification et empathie, la protection de l’enfance est une politique sociale dans laquelle personne n’a envie de se projeter, qui s’adresse à des gens qui ne votent pas et qui n’ont personne pour défendre leurs intérêts. Cela explique qu’on en parle si peu dans le débat public, sauf quand des drames se produisent ou quand l’extrême droite mène sa propagande xénophobe en ciblant les mineurs isolés étrangers. Les enfants placés et leurs éducateurs évoluent en marge de la société. Récemment, des enquêtes et des livres ont mis en lumière des dysfonctionnements graves, rapportés depuis longtemps par les premiers concernés. C’est très bien, mais il faut aussi interroger les causes systémiques et les traiter.

Les travailleurs sociaux sont ces vigies que la société ne veut pas entendre.

J’ai écrit un texte poétique sur le métier d’éducateur spécialisé, que j’aime déclamer sur scène sous forme de slam, parce que je m’y sens protégée et libre. En voici un extrait : « Je travaille dans tous les interstices, entre les règles et les bonbons, entre Messi et Pythagore, entre la Petite Ourse et Orion, entre berceuses et engueulades, entre lézards et papillons, entre le pouce et le portable, entre torpeurs et tourbillons, entre Batman et Violetta, entre les dys et les hypers, entre les toons et les ados, entre l’horizon et la mer, entre le visage et le masque, entre les billes et les équerres, entre Facebook et l’argent de poche, entre les mères et les repères. Je taffe entre l’aube et le crépuscule, entre un ici et un ailleurs, entre l’instinct et la raison, entre les pôles et l’équateur, entre le nuage et l’arc-en-ciel, entre le scénario et l’acteur. Je taffe entre hier et aujourd’hui, pour des lendemains plus rêveurs. Je taffe là où les cicatrices constellent les âmes et les histoires, là où l’on passe d’une vie à l’autre, comme on traverserait un miroir, là où, plus que partout ailleurs, la plus belle clé est le savoir, où l’on conjugue humanité, fragilité et espoir. »

Propos recueillis par Isabelle Boisard, Jonathan Chalier et Joran Le Gall

  • 1. Voir « Gérer les flux et reflux d’usagers », Article 11, no 15, 2014. Voir aussi l’entretien avec Muriel Bombardi et Keltoum Brahna, « Paraît même qu’on a rompu le dialogue social, bon signe, non ? », La Trouvaille, cahier no 3, 2015, p. 4-14.
  • 2. Le Code de déontologie de l’Association nationale des assistants de service social, adopté en 1949, actualisé en 1981 puis 1994, vient d’être réédité par l’Anas, avec les illustrations de Fanny, en septembre 2022.
  • 3. Conclusion collective, « Le travail social, c’est le corps social en travail », Esprit, « Pourquoi le travail social ? », avril-mai 1972, p. 796.
  • 4. Sur l’épuisement des travailleurs sociaux, voir Didier Martin et Philippe Royer (sous la dir. de), L’Intervention institutionnelle en travail social, Paris, L’Harmattan, 1987.
  • 5. Voir Défenseur des droits, « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » [en ligne], février 2022.
  • 6. Voir Jacques Donzelot, « Travail social et lutte politique », Esprit, avril-mai 1972.
  • 7. Voir les ouvrages de Robert Castel, notamment La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.
  • 8. « Le travail social, c’est le corps social en travail », art. cité, p. 810.
  • 9. Jean Jaurès, « Question de méthode » [17 novembre 1901], Rallumer tous les soleils, éd. Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 511. Voir aussi Michel Winock, « Réforme ou révolution ? », L’Histoire, no 397, mars 2014.
  • 10. Marcia Burnier, Les Orageuses, Paris, Cambourakis, 2020.
  • 11. Voir M. Burnier, « Je ne suis pas trop habituée à dire à un gamin de 15 ans qu’il va dormir dehors » [en ligne], Basta !, 12 septembre 2018.
  • 12. Voir La Cimade, Chroniques de rétention (2008-2010), Arles, Actes Sud, 2010, ainsi que les numéros de La CRAzette (Mesnil-Amelot), CRA’moisi (Hendaye), Tourniquet (Marseille) et MiCRAcosme (Bordeaux), disponibles sur le site de la Cimade.
  • 13. Voir Michel Chauvière, Dominique Depenne et Martine Trapon, Dialogue sur le génie du travail social, Montrouge, ESF Éditeur, 2018.
  • 14. Voir M. Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation [2007], Paris, La Découverte, 2010.
  • 15. On peut s’en convaincre dans le champ de l’autisme, soumis à des recommandations quasi comminatoires, imposant les approches psycho-neuro-comportementales et interdisant toute référence à la psychanalyse ou à la psychothérapie institutionnelle.
  • 16. Christophe Anché et Laura Izzo, Du côté des enfants en danger, Paris, Éditions des Équateurs, 2019.
  • 17. Ruth Libermann, « Notre déontologie dans le monde d’aujourd’hui » [mai 1962], La Revue française de service social, no 268, février 2018.
  • 18. Voir Pierrine Robin et al., « Des jeunes sortant de la protection de l’enfance font des recherches sur leur monde ». Une recherche par les pairs sur la transition à l’âge adulte au sortir de la protection de l’enfance [en ligne], rapport de l’université Paris-Est Créteil pour l’Observatoire national de l’enfance en danger, décembre 2014. Cette recherche a donné lieu à une pièce de théâtre, J’ai pas le temps, j’suis pas comme eux, mise en scène et adaptation de Véronique Dimicoli, présentée à Avignon en 2018.
  • 19. Selon l’étude longitudinale sur l’autonomisation des jeunes après un placement (Elap, 2013-2019), de l’Institut national d’études démographiques, les jeunes pris en charge jusqu’à 21 ans rattrapent un niveau scolaire proche de la population générale. L’Insee montre également qu’il y a 36 % d’anciens enfants placés parmi les jeunes personnes (18-25 ans) vivant à la rue et 25 % parmi l’ensemble des sans domicile fixe (voir Isabelle Frechon et Maryse Marpsat, « Placement dans l’enfance et précarité de la situation de logement », Économie et Statistique, no 488-489, 2016, p. 37-68). Voir aussi l’étude de La Touline d’Apprentis d’Auteuil, qui évalue le coût social évité par l’accompagnement : « Jeunesse. Le mécénat, relais de l’action sociale pour les jeunes les plus vulnérables » [en ligne], France Générosités, 2021.
  • 20. Voir Christelle Sermeus, La Bonne Distance dans la relation éducative : une distance dynamique [en ligne], mémoire de fin d’études à l’Institut régional de formation aux fonctions éducatives de Picardie, 2002.

Dans le même numéro

Il était une fois le travail social

La crise sanitaire a amplifié et accéléré diverses tendances qui lui préexistaient : vulnérabilité et pauvreté de la population, violence de la dématérialisation numérique, usure des travailleurs sociaux et remise en cause des mécanismes de solidarité. Dans ce contexte, que peut encore faire le travail social ? Peut-il encore remplir une mission d’émancipation ? Peut-il s’inspirer de l’éthique du care ? Le dossier, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, mène l’enquête auprès des travailleuses et travailleurs sociaux. À lire aussi dans ce numéro : le procès des attentats du 13-Novembre, les nations et l’Europe, l’extrême droite au centre, l’utopie Joyce et Pasolini, le mythe à taille humaine.