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Taipei · Photo : Ethan Lin via Unsplash
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Une seule Chine ?

Défendre le statu quo à Taïwan

La crise d’août 2022 dans le détroit de Taïwan s’inscrit dans une stratégie ancienne, visant à accroître la pression sur l’île. En avançant le « principe d’une seule Chine » et en dénonçant des « ingérences étrangères » commises à son encontre, le Parti communiste chinois refuse de prendre en compte la volonté du peuple taïwanais. Le maintien du statu quo est pourtant indispensable.

Au mois d’août 2022, la Chine a délibérément provoqué une nouvelle crise dans le détroit de Taïwan au prétexte de la visite sur l’île de la présidente américaine de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. Les instruments utilisés de la coercition chinoise étaient connus : exercices militaires, sanctions économiques, cyberattaques, déformation du droit international et désinformation à grande échelle. Mais, pour la première fois, ces tensions ont conduit le G7 à publier un communiqué dédié, et au président de la République française à les mentionner publiquement dans son discours aux ambassadrices et aux ambassadeurs, attestant d’une prise de conscience des risques croissants.

Au cours des vingt dernières années, le rapport de force a radicalement changé dans le détroit de Taïwan. La Chine a quintuplé ses dépenses militaires, alors que celles de Taïwan ont stagné. L’Armée populaire de libération s’est dotée d’importantes capacités militaires, notamment balistiques et amphibies, pour avoir les moyens de mener d’ici 2027 des opérations militaires de grande envergure autour et sur Taïwan, voire d’envahir l’île1. Pékin accroît progressivement la pression sur l’île. Les incursions dans la zone d’identification de défense aérienne de Taïwan par des avions militaires chinois, autrefois rares, sont devenues quasi quotidiennes. Le continent cherche à isoler l’île sur la scène internationale, à empêcher sa participation aux organisations internationales et à entraver les visites de parlementaires étrangers, une pratique pourtant banale et courante.

Alors que les parallèles se multiplient entre l’invasion russe de l’Ukraine et le risque d’une invasion chinoise de Taïwan, il faut rappeler que l’enjeu n’est pas seulement l’influence d’un État sur un autre ou l’expansion territoriale d’un État au détriment d’un autre. Il s’agit surtout de l’ambition d’un membre permanent du Conseil de sécurité de faire disparaître Taïwan en tant qu’entité politique souveraine et indépendante. L’enjeu pour les Européens n’est donc pas entre le statu quo et le « sécessionnisme », comme l’affirme Pékin, mais bien entre l’annexion, sous couvert de « réunification », et le statu quo.

Les motivations du Parti communiste chinois (PCC) pour prendre le contrôle de l’île sont au moins triples. Politiquement, le PCC entend mettre un terme aux derniers vestiges de la guerre civile, qui avait vu le Parti nationaliste se recroqueviller sur Taïwan, et faire disparaître la République de Chine, le régime politique à Taïwan. Militairement, l’Armée populaire de libération entend être en mesure d’installer ses forces armées sur l’île afin d’accroître sa profondeur stratégique, modifier à son profit l’environnement sécuritaire du Japon et se projeter sans entrave vers l’océan Pacifique. Idéologiquement, le PCC entend imposer son argument qu’il n’existe aucune alternative à son leadership en Chine et éliminer le contre-modèle que constitue Taïwan – une société de culture chinoise, multiethnique, qui s’est démocratisée de l’intérieur après une période de dictature2.

Dans ce cadre, il est important de mieux comprendre certains éléments de la stratégie chinoise, dont l’opportunisme du PCC pour renforcer la pression sur Taïwan, sa volonté d’imposer son récit sur la scène internationale et le durcissement de sa politique envers Taïwan, avant de mettre en avant l’importance de maintenir le statu quo pour les Européens.

Pression continue et accrue sur l’île

Début août, une délégation du Congrès américain avec à sa tête Nancy Pelosi se rendait dans la région indo-pacifique, notamment à Singapour, en Malaisie, en Corée du Sud et au Japon, mais aussi et surtout à Taïwan. Cette visite, la première pour un président de la Chambre des représentants depuis celle de Newt Gingrich en 1997, a été instrumentalisée par Pékin, l’utilisant comme prétexte pour changer le statu quo dans le détroit de Taïwan, notamment militaire, et renforcer une stratégie de pression, dans tous les domaines, à l’œuvre depuis l’élection de la présidente Tsai Ing-wen en 2016.

Contrairement aux arguments avancés par la Chine afin de justifier sa réaction, cette visite ne signifiait en rien une évolution de la politique étrangère américaine. Celle-ci repose notamment sur l’absence de relations diplomatiques avec la République de Chine (Taïwan) depuis 1979. Si cette visite était politique, elle n’avait pas valeur de changement de politique. En respect de la séparation des pouvoirs, Nancy Pelosi est une parlementaire et appartient au pouvoir législatif et non au pouvoir exécutif. Le président Joe Biden lui-même n’avait pas soutenu sa visite : « L’armée pense que ce n’est pas une bonne idée pour l’instant3. » La présidente de la Chambre avait placé sa visite dans la région sous le triptyque « sécurité mutuelle, partenariat économique et gouvernance démocratique », souhaitant notamment « montrer au monde entier le succès du peuple de Taïwan », et ainsi rappeler les liens et coopérations nombreuses entre les sociétés américaines et taïwanaises. L’élue de Californie avait pris soin d’insister, dès son arrivée sur l’île, que sa visite ne contredisait « en rien la politique de longue date des États-Unis, guidée par le Taiwan Relations Act, les communiqués conjoints États-Unis-Chine et les Six Assurances4 ».

Au prétexte de cette visite, la Chine a réalisé, du 4 au 15 août 2022, une série d’exercices militaires sans précédent qui avaient été préparés en amont. L’Armée populaire de libération a annoncé sept zones d’interdiction autour de l’île, bloquant des voies navigables et des routes aériennes internationales parmi les plus fréquentées au monde. Elle y a réalisé des exercices visant à simuler un blocus5. Ces exercices sont les plus importants de l’histoire par leur nature et leur ampleur, mais aussi les plus complexes depuis la réforme organisationnelle de l’Armée populaire de libération de 2015, qui a créé le théâtre de commandement oriental en charge de toute crise militaire dans le détroit par le biais d’opérations interarmées. Une dizaine de missiles balistiques ont été lancés, dont quatre ont survolé l’île et cinq sont tombés dans la zone économique exclusive du Japon, une première. Surtout, alors que les avions militaires chinois ne franchissaient la ligne médiane dans le détroit de Taïwan qu’à de rares exceptions (quatre fois seulement depuis le début de l’année), deux cent quatre-vingt-dix-huit avions l’ont franchi entre le 3 et le 31 août6, réduisant le temps de réaction des forces armées taïwanaises et accroissant la pression psychologique sur la population.

De nombreuses cyberattaques ont été recensées par le Commandement des forces d’information, de communication et d’électronique, créé en 2017 pour défendre la « souveraineté numérique » de Taïwan. Elles ont visé de nombreux sites officiels, comme celui du ministère de la Défense nationale ainsi que des serveurs d’entreprises privées. Plus de deux cent cinquante opérations de manipulation de l’information, visant à discréditer la réponse du gouvernement et à démoraliser la population, ont été répertoriées. La désinformation chinoise, tout comme l’ingérence dans les processus électoraux, est bien connue sur l’île, qui tente d’y faire face depuis de nombreuses années7. La Chine a aussi renforcé sa coercition économique envers Taïwan en suspendant l’importation de trente-cinq catégories de produits agricoles et alimentaires, soit plus de deux mille produits d’exportations taïwanais8. Ces sanctions économiques chinoises ne sont pas nouvelles. En 2016, le pays avait limité les voyages de groupe sur l’île, en faisant chuter le nombre de touristes chinois de 4, 2 millions en 2015 à 2, 7 millions de personnes en 20199. Cette nouvelle crise est remarquable par son intensité, notamment sur le plan militaire, mais s’intègre donc dans une stratégie plus ancienne visant à accroître la pression sur l’île.

Une seule Chine : principe ou politique ?

Le PCC, à travers une puissance discursive amplifiée par les outils de propagande et d’influence en Chine comme à l’étranger, vise à légitimer sa politique tout en essayant de délégitimer les réactions internationales. Les dirigeants du PCC répètent, à l’instar du ministre des Affaires étrangères Wang Yi à la tribune de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en septembre 2022, que « le principe d’une seule Chine est devenu une norme de base dans les relations internationales et un consensus général de la communauté internationale10 ». Pékin cherche à imposer l’idée que tous les pays ayant des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine reconnaîtraient sa souveraineté sur Taïwan et ne pourraient pas approfondir les coopérations existantes avec le pays. C’est inexact.

Pékin mène une campagne visant à réinterpréter la résolution 2758 de l’ONU qui, en 1971, a accordé à la République populaire de Chine le siège jusqu’alors occupé par la République de Chine à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité de l’ONU, sans pour autant se prononcer sur le statut spécifique de Taïwan11. Les efforts de Pékin pour « réécrire » les documents de l’ONU mentionnant le statut de Taïwan se sont intensifiés ces trente dernières années, afin d’internationaliser son « principe d’une seule Chine » et de confondre la résolution 2758 avec celui-ci.

Tous les pays, sans exception, ne reconnaissent qu’une seule Chine. Aucun pays n’a simultanément de relations diplomatiques avec la République populaire de Chine et la République de Chine. Si l’immense majorité des pays a des relations avec la République populaire de Chine, comme la France depuis 1964 et les États-Unis depuis 1979, encore quatorze pays, dont Haïti et le Vatican, ont des relations diplomatiques avec la République de Chine. Surtout, il n’y a aucun consensus international sur le statut de Taïwan, et il est fondamental de différencier le « principe d’une seule Chine », le terme employé par Pékin pour signifier que Taïwan fait partie de la République populaire de Chine, et la « politique d’une seule Chine », le terme employé par Washington, Berlin ou Londres, pour qui la République populaire de Chine est le seul représentant de la Chine, mais pour qui le statut de Taïwan demeure indéterminé. Par exemple, dans le communiqué de 1972, les États-Unis ont simplement pris note (acknowledge) de la position de Pékin sur Taïwan, sans pour autant la reconnaître (recognize)12.

Rien n’empêche, par ailleurs, ces différents pays de développer des coopérations avec Taïwan. La position française est, sur ce point, explicite et a été rappelée en détail par Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, en juin 2021. La France reconnaît le gouvernement de la République populaire de Chine comme seul représentant de la Chine depuis 1964 et n’entretient pas de relations diplomatiques avec Taïwan. Pour autant, la France « développe des coopérations avec Taïwan13 », et ce dans tous les domaines. Ces coopérations sont facilitées par la présence du Bureau français à Taipei et d’un Bureau de représentation de Taipei en France. La France soutient également la participation de Taïwan aux organisations internationales lorsque le statut des organisations le permet, par exemple à l’Organisation mondiale de la santé ou à l’Organisation de l’aviation civile internationale. Les échanges parlementaires sont également nombreux, par le biais de groupes d’amitié, bien qu’ils n’en portent pas le nom, au Sénat et à l’Assemblée nationale depuis 1989, et se traduisent notamment par des visites parlementaires (quatre entre octobre 2021 et octobre 2022).

Une conquête plus que la réunification

Non satisfait d’accroître la pression sur Taïwan et de chercher à limiter les interactions internationales avec Taïwan, le PCC fait évoluer sa politique officielle envers l’île et veut la faire accepter à l’étranger. Pékin a publié, le 10 août 2022, un livre blanc sur Taïwan, le premier depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, et le troisième après ceux de 1993 et 2000, dont il dévie fortement14. Il est indispensable de rappeler au préalable la volonté du PCC d’imposer ses éléments de langage afin de déformer le débat public à son avantage. Le titre même du livre blanc évoque la « réunification de la Chine » en omettant de rappeler que la République populaire de Chine n’a jamais administré Taïwan. Par ailleurs, la référence au PCC est omniprésente avec trente-trois mentions en 2022, contre seulement trois en 1993, systématiquement avant le gouvernement et le peuple chinois. La prise de contrôle de Taïwan est devenue une « mission historique » du Parti, ce qui vise à démontrer sa détermination, mais l’enferme en même temps dans une logique d’escalade permanente.

L’édition de 2022 marque une évolution nette par rapport aux deux précédentes éditions et témoigne du virage opéré par la Chine dans sa volonté, non plus de convaincre, mais bien de contraindre les Taïwanais. Premièrement, il est mentionné que si le pays n’était pas « réunifié », alors Taïwan serait utilisé par « des forces extérieures », « comme un pion pour saper le développement et les progrès de la Chine ». Rappelons qu’il n’y a ni base militaire américaine à Taïwan, ni exercices militaires conjoints entre les forces armées taïwanaises et américaines. La menace militaire, aujourd’hui, va dans un seul sens, du continent vers l’île, alors qu’elle allait, pendant les années 1950 et 1960, dans les deux sens. Plus généralement, l’île ferait l’objet d’« ingérence étrangère », une expression récurrente qui s’inscrit dans la volonté de Pékin de présenter Taïwan comme victime des ambitions américaines et, surtout, de nier toute volonté propre au peuple taïwanais.

Deuxièmement, le terme « indépendance de Taïwan » (台独/台湾独立) est omniprésent, avec trente-huit mentions en 2022 contre douze en 2000, en lien notamment avec l’adoption en 2005 de la loi anti-sécession, qui affirme que le pays n’entend pas renoncer à l’usage de la force et se réserve la possibilité « de prendre toutes les mesures nécessaires » pour parvenir à la « réunification ». L’objectif est de présenter le statut de Taïwan comme une simple question de politique intérieure, mais surtout de discréditer le parti au pouvoir sur l’île, le Parti démocrate progressiste, dont la présidente a été réélue en 2020 avec un score historique et plus de huit millions de voix. Ce parti est aujourd’hui autonomiste, dans le sens du maintien du statu quo, et non indépendantiste, non seulement parce que la majorité des Taïwanais se considèrent comme indépendants de fait15, mais aussi parce qu’il n’existe pas de débat majeur sur une potentielle demande d’adhésion à l’ONU, contrairement au milieu des années 2000.

Troisièmement, le concept « un pays, deux systèmes » est profondément redéfini par Pékin, les deux systèmes étant présentés comme « subordonnés à un pays et en découlant ». Les mentions faites en 1993, selon lesquelles Taïwan pourrait avoir un « pouvoir judiciaire indépendant », « gérer ses affaires politiques, militaires, économiques et financières » et selon lesquelles « le continent n’enverra pas de troupes ou de personnel administratif sur l’île » après une « réunification », sont absentes du livre blanc de 2022. Cette évolution est cohérente avec la politique de répression et d’harmonisation forcée à Hong Kong, en flagrante violation des engagements pris par Pékin en 1984 avec le Royaume-Uni et en 1990 avec la population hongkongaise.

Enfin, il est écrit que « tous les compatriotes taïwanais qui soutiennent la réunification du pays et le rajeunissement de la nation seront les maîtres de la région », une référence qui rappelle là aussi les termes utilisés à Hong Kong. Or l’immense majorité des Taïwanais est en faveur du statu quo (64, 1 %) et une infime minorité en faveur de l’unification à court terme (1, 3 %)16. Qu’en serait-il donc de ceux qui s’opposeraient à l’unification ? Hong Kong nous offre un premier aperçu avec l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en 2020, qui pénalise désormais la sécession, la subversion, le terrorisme et la collusion, tous passibles de la prison à vie.

Le problème est le refus délibéré du PCC de prendre en compte la volonté du peuple taïwanais.

Surtout, les propos tenus, et répétés, par l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye, concernant la « rééducation » d’une population taïwanaise « endoctrinée, intoxiquée » par une « propagande de dé-sinisation17 » ne sont pas une erreur de communication, mais des propos explicites visant à intimider et in fine contraindre les Taïwanais. Le problème inhérent est le refus délibéré du PCC de prendre en compte la volonté du peuple taïwanais, notamment l’émergence d’une identité proprement taïwanaise, rendue possible par la démocratisation. Selon le Centre d’étude des élections de l’université nationale Chengchi à Taïwan, qui analyse depuis trente ans les changements dans ces identités, le nombre de Taïwanais se présentant comme uniquement Chinois s’effondre continûment (25, 5 % en 1992, 9, 2 % en 2002, 3, 6 % en 2012 et 2, 4 % en 2022), tout comme celui des Taïwanais se considérant comme Chinois et Taïwanais (46, 4 % ; 43, 7 % ; 38, 5 % ; 30, 4 %), alors qu’une vaste majorité se considère comme Taïwanais (17, 6 % ; 41, 2 % ; 54, 3 % ; 63, 7 %), un nombre encore plus important chez les jeunes18.

Une prise de conscience indispensable de l’Europe

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, les craintes d’une invasion chinoise de Taïwan se multiplient. À court terme, ces craintes semblent surestimées. La Chine ne dispose pas des capacités militaires nécessaires19 et la société taïwanaise demeure résiliente aux pressions chinoises. Surtout, les garanties de sécurité américaines apportées à Taïwan, malgré l’absence d’alliance formelle, demeurent crédibles. Pour autant, prendre le contrôle de l’île, et ce par tous les moyens, reste l’objectif immuable du PCC. Surtout, il existe d’ores et déjà une leçon à tirer de la guerre en Ukraine : comment convaincre la Chine de ne pas envahir Taïwan, alors que nous n’avons pas réussi à convaincre la Russie de ne pas envahir l’Ukraine ?

Face à la stratégie chinoise, les pays occidentaux appellent de plus en plus ouvertement au maintien du statu quo, et s’opposent à tout changement unilatéral et par la force de celui-ci. Les pays membres du G7 ont mentionné Taïwan pour la première fois dans un communiqué en 202120, avant d’y consacrer un communiqué complet en 202221. Les États-Unis multiplient les déclarations et sont de plus en plus explicites sur le fait que le pays se tient prêt à défendre son partenaire22. Alors que la diplomatie française restait relativement silencieuse, et effaçait même soigneusement Taïwan et la situation dans le détroit des documents officiels23, elle s’exprime désormais ouvertement sur le sujet. Ces prises de parole sont autant de signaux envoyés à la Chine, mais risquent de ne pas suffire à long terme.

Pour les Européens, le maintien du statu quo ne relève pas simplement de l’opposition entre démocratie et autocratie, et ce même si Taïwan est classée au huitième rang des démocraties les plus abouties au monde24. C’est une question de défense du droit international, y compris dans la nécessité d’empêcher la Chine de le déformer et d’en imposer sa propre interprétation, mais aussi, et peut-être surtout, une question de défense de nos intérêts économiques et de sécurité. Une guerre dans le détroit mettrait en danger la vie de plus de 15 000 citoyens européens résidant à Taïwan. Loin de rester local, tout conflit prendrait une ampleur globale. Il impliquerait au moins les États-Unis et potentiellement le Japon, ainsi que d’autres alliés conventionnels des États-Unis dans la région. Il provoquerait d’énormes perturbations dans les chaînes de valeur et menacerait les investissements directs étrangers européens sur l’île. Tirant toutes les leçons de la guerre en Ukraine, jouer un rôle actif en contribuant à maintenir le statu quo dans le détroit de Taïwan devrait être une priorité de l’Europe25.

  • 1. “China able to take on Taiwan, allies by 2027: MND” [en ligne], Taipei Times, 6 juin 2022.
  • 2. Voir Antoine Bondaz, « Chine. Des valeurs au service du Parti », Inflexions, vol. 48, no 3, 2021, p. 19-26.
  • 3. Phelim Kine, “How Biden bungled the Pelosi trip” [en ligne], Politico, 3 août 2022. La dernière visite d’un membre du cabinet remonte en réalité à août 2020, lorsque le secrétaire américain à la Santé et aux Services sociaux, Alex Azar, s’est rendu dans l’île. C’était une première sous l’administration Trump, la précédente visite ayant eu lieu sous l’administration Obama avec la visite de la directrice de l’Agence de protection de l’environnement, Gina McCarthy, en 2014.
  • 4. “Pelosi, Congressional delegation statement on visit to Taiwan” [en ligne], Speaker’s Press Office, 2 août 2022. Cette visite s’inscrivait par ailleurs dans la longue série des délégations parlementaires se rendant régulièrement sur l’île. Pour la seule année 2022, on peut mentionner celles du sénateur démocrate du New Jersey Bob Menendez et du sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsey Graham en avril ; de la sénatrice démocrate de l’Illinois Tammy Duckworth en mai ; ou encore du sénateur républicain de Floride Rick Scott en juillet. Depuis août, les visites de parlementaires mais aussi de gouverneurs américains se sont poursuivies, à l’instar des gouverneurs républicains de l’Arizona et de l’Indiana.
  • 5. Entretien de l’auteur avec des officiers du ministère de la Défense nationale de la République de Chine (Taïwan), septembre 2022.
  • 6. Calculs réalisés par l’auteur à partir des données cartographiques publiées par le ministère de la Défense nationale de la République de Chine (Taïwan).
  • 7. Voir Jude Blanchette, Scott Livingston, Bonnie S. Glaser et Scott Kennedy, Protecting Democracy in an Age of Disinformation: Lessons from Taiwan [en ligne], Center for Strategic and International Studies, janvier 2021.
  • 8. Kathrin Hille et William Langley, “China suspends 2, 000 food products from Taiwan as Nancy Pelosi visits”, Financial Times, 3 août 2022.
  • 9. Statistiques du Bureau du tourisme de la République de Chine (Taïwan), 2021.
  • 10. H.E. Wang Yi, “Making every effort for peace and development and shouldering the responsibility for solidarity and progress” [en ligne], Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 25 septembre 2022.
  • 11. Voir Jessica Drun et Bonnie S. Glaser, The Distortion of UN Resolution 2758 to Limit Taiwan’s Access to the United Nations [en ligne], The German Marshall Fund of the United States, mars 2022.
  • 12. « Communiqué conjoint sino-américain (28 février 1972) », traduit en annexe de François Joyeux, « La Chine populaire dans les relations internationales. Rapport de synthèse d’un groupe de travail », Politique étrangère, vol. 38, no 4, 1973.
  • 13. « Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, en réponse à une question sur Taïwan, à l’Assemblée nationale le 8 juin 2021 » [en ligne], France Diplomatie, juin 2021.
  • 14. « La question de Taïwan et la cause de la réunification de la Chine à l’ère nouvelle » [en ligne et en chinois], Bureau des affaires taïwanaises du Conseil des affaires de l’État et Bureau d’information du Conseil des affaires de l’État de la République populaire de Chine, 10 août 2022.
  • 15. Keoni Everington, “76 % of Taiwanese believe Taiwan already independent under status quo” [en ligne], Taiwan News, 4 mars 2022.
  • 16. “Taiwan independence vs. unification with the mainland (1994/12-2022/06)” [en ligne], Election Study Center, National Chengchi University, 12 juillet 2022.
  • 17. « L’ambassadeur de Chine en France évoque une nécessaire “rééducation” face à la résistance de Taïwan » [en ligne], L’Obs, 8 août 2022.
  • 18. “Taiwanese/Chinese identity (1992/06-2022/06)” [en ligne], Election Study Center, National Chengchi University, 12 juillet 2022.
  • 19. Voir Collin Fox, Trevor Phillips-Levine et Kyle Cregge, “Hedging with humility: Reassessing China’s power projection capabilities against Taiwan” [en ligne], War on the Rocks, 1er septembre 2022.
  • 20. « Communiqué des ministres des Affaires étrangères et du Développement du G7 » [en ligne], France Diplomatie, 5 mai 2021.
  • 21. « Déclaration des ministres des Affaires étrangères du G7 sur la préservation de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan », France Diplomatie, 3 août 2022.
  • 22. Voir Frances Mao, “Biden again says US would defend Taiwan if China attacks” [en ligne], BBC News, 19 septembre 2022.
  • 23. Voir A. Bondaz, “Searching for a bolder China policy” [en ligne], Echowall, 30 novembre 2020.
  • 24. “Democracy Index 2021: The China challenge” [en ligne], Economist Intelligence, The Economist, 2022.
  • 25. Voir A. Bondaz, « Renforcer la coopération tout en maintenant le statu quo dans le détroit de Taïwan », dans Sylvie Bermann et Elvire Fabry (sous la dir. de), Construire l’autonomie stratégique de l’Europe face à la Chine [en ligne], Institut Jacques Delors, rapport no 124, décembre 2021, p. 59-68.

Antoine Bondaz

Chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et enseignant à Sciences Po, il a notamment publié, avec le photographe Benjamin Decoin, Corée du Nord. Plongée au cœur d’un État totalitaire (Chesne, 2016).

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Le xxe Congrès du PCC,  qui s'est tenu en octobre 2022, a confirmé le caractère totalitaire de la Chine de Xi Jinping. Donnant à voir le pouvoir sans partage de son dictateur, l’omniprésence et l'omnipotence d'un parti désormais unifié et la persistance de ses ambitions globales, il marque l’entrée dans une période d'hubris et de crispation où les ressorts de l'adaptation du régime, jusque-là garants de sa pérennité, sont remis en cause. On observe un décalage croissant entre l’ambition de toute-puissance, les concepts-clés du régime et le pays réel, en proie au ralentissement économique. Le dossier de novembre, coordonné par la politologue Chloé Froissart, pointe ces contradictions : en apparence, le Parti n’a jamais été aussi puissant et sûr de lui-même, mais en coulisse, il se trouve menacé d’atrophie par le manque de remontée de l’information, la demande de loyauté inconditionnelle des cadres, et par l’obsession de Xi d’éradiquer plutôt que de fédérer les différents courants en son sein. Des failles qui risquent de le rendre d'autant plus belliqueux à l'égard de Taiwan. À lire aussi dans ce numéro : Le droit comme œuvre d’art ; Iran : Femme, vie, liberté ; Entre naissance et mort, la vie en passage ; En traduisant Biagio Marin ; et Esprit au Portugal.