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Il était une fois le travail social. Introduction

La crise sanitaire a exacerbé plusieurs des tendances qui lui préexistaient dans la société : précarité et pauvreté de la population, perte de sens chez les travailleurs sociaux et remise en cause de la solidarité publique. Dans ce contexte, que peut encore le travail social ?

La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a permis de prendre conscience de la nécessité du travail social. Pourtant, elle n’a pas véritablement conduit à une plus grande reconnaissance des professionnels du secteur social, qui se sont sentis méprisés, « oubliés du Ségur de la santé », et se sont ainsi mobilisés à plusieurs reprises par des grèves et des manifestations. Recevant une délégation en décembre 2021, un représentant du ministère de la Santé et des Solidarités demande : « En fait, le travail social, c’est quoi1 ? » Dans son contexte, la question n’a pu être reçue que comme une offense. Elle est néanmoins symptomatique d’une méconnaissance du secteur social, en grande partie invisible parce que nous ne voulons pas le voir. Ce dossier pose la même question – qu’est-ce que le travail social ? –, avec l’espoir que les tentatives de réponse ici réunies rendent au travail social sa dignité.

Les travailleuses et travailleurs sociaux ont réussi à obtenir, à la suite de la conférence des métiers du travail social en février 2022, une revalorisation de 183 euros mensuels (cette dernière ne pourra bénéficier aux salariés des associations privées à but non lucratif qu’au terme de discussions entre syndicats et employeurs). Pourtant, elle ne suffit pas à compenser la perte d’attractivité du travail social et l’insuffisance des moyens des services, qui peinent à assurer la continuité de leur mission. En effet, dans un contexte économique difficile, marqué par la paupérisation et la précarisation d’une importante partie de la population, les besoins sont de plus en plus importants. Dans le même temps, les contraintes budgétaires se font de plus en plus fortes. Des dispositifs d’aide multiples, incessamment modifiés, rendent l’action sociale illisible, hétérogène selon les départements et, parfois, impraticable. La dématérialisation de certaines procédures se fait souvent au détriment de l’accueil des personnes, contribuant à des situations de non-recours. De plus, les publics adoptent des comportements consuméristes. Cela creuse encore le fossé qui les sépare des institutions du fait de la logique de contrepartie à l’aide qui anime les politiques sociales récentes. Pourtant, les travailleuses et travailleurs sociaux considèrent que l’accueil des personnes et leur écoute bienveillante constituent le cœur de leur métier. Ils dénoncent le traitement des urgences et la logique gestionnaire des services sociaux comme faisant obstacle à un accompagnement de qualité. Ce n’est pas tant la valeur que le sens même de leur travail qui est en cause. Il n’est donc pas étonnant que les candidats manquent à l’appel2

Les travailleuses et travailleurs sociaux considèrent que l’accueil des personnes et leur écoute bienveillante constituent le cœur de leur métier.

Dans le numéro historique de la revue Esprit d’avril-mai 1972, « Pourquoi le travail social ? », les coordinateurs du dossier identifient la société – ou plutôt « ses franges, ses fondrières et ses oubliettes » – comme la matière même du travail social. Représentant des normes (bourgeoises) de la société, les travailleurs sociaux, autrefois animés d’une « mission », mettent désormais leur « technique » au service des « inadaptés ». Les auxiliaires du soin médical et du droit ne sont pas soupçonnés de servir les classes dominantes ; au contraire, ils produisent « une vie commune, des liens humains, des rêves et des volontés partagées ». Mais les autres travailleurs sociaux, œuvrant dans la défense sociale et l’animation socioculturelle par exemple, sont critiqués pour leur fonction idéologique de contrôle social. En effet, « si le productivisme reste notre loi commune, il continuera de défaire la société tout en faisant la politique, et le travail social ne sera jamais que son infirmerie, sa garderie, plus ou moins luxueuses, ornées de sourires et de fleurs – un travail social sans société3 ». À relire ces textes aujourd’hui, on se dit que si la fête de Mai 68 avait en effet permis de « goûter une nouvelle société », il n’en reste plus qu’une légère amertume.

Cette dernière est sensible dans le numéro de mars-avril 1998, réalisé après l’apparition d’une situation de chômage de masse, qui renverse la perspective en posant la question « À quoi sert le travail social ? » : « ce qui fait problème aujourd’hui, ce n’est pas tant la fonction du travail social par rapport au système social que son utilité pour les usagers4 ». Ce que font alors émerger les nouveaux métiers du social que sont la médiation dans les quartiers urbains et l’insertion, c’est un nouvel impératif : « Il faut produire la société5. » Refusant l’alternative entre une gestion démunie de l’exclusion et l’exaltation des marges subversives, le dossier concluait à la nécessité d’une critique sociale adaptée au fait que la société ne va plus de soi : « La visée est ici celle d’un travail social qui construit des médiations par la reconstitution d’acteurs et l’émergence d’institutions6. »

Cette critique sociale, dont Guillaume Le Blanc propose ici l’archéologie, s’est depuis enrichie dans deux directions. D’une part, la remise en cause néolibérale de la solidarité sociale prend désormais une forme nationale-populiste, avec la condamnation de l’assistanat et la volonté d’exclure les étrangers de la protection sociale7. D’autre part, le travail social prend désormais mieux en considération la participation des usagers aux décisions qui les concernent. Comme l’écrit Stéphane Rullac : « La dimension participative et collaborative plaide pour une co-construction de tous les savoirs parties prenantes du travail social : les savoirs scientifiques, professionnels et d’expertise d’usage8. » Cette dimension confirme la fonction démocratique essentielle du travail social.

Dans ce contexte, la philosophe Fabienne Brugère invite à rompre avec l’assignation néolibérale à la responsabilité individuelle pour réparer les capacités des personnes, en prenant en considération leurs vulnérabilités singulières. Dans le cadre d’une enquête, des travailleuses et travailleurs sociaux font état d’un affaiblissement de l’ensemble de la profession, sous les coups de politiques publiques injustes, d’administrations qui ne respectent pas le droit et de directives contradictoires avec leur mission. Mais ils manifestent également leur attachement à la relation privilégiée avec les familles que le travail social autorise ainsi qu’à leur culture professionnelle, et proposent des moyens pour se mobiliser et améliorer la situation. Enfin, le sociologue Nicolas Duvoux souligne que les travailleuses et travailleurs sociaux apprennent à aller chercher leurs publics et à travailler de manière collective, assurant aux personnes un socle à partir duquel elles peuvent construire leur vie. Pour leur part, Nicolas Marquis et Fadoua Messaoudi se demandent ce que peut encore signifier, dans un contexte de valorisation de l’autonomie personnelle, le travail social. Ils observent qu’il s’agit d’augmenter le pouvoir d’agir de l’individu, à l’instar d’un coach ou d’un « tuteur de résilience », en favorisant certaines opportunités et en renforçant l’estime de soi de la personne accompagnée.

  • 1. Propos rapportés par Sabrina El Mosselli, « Les salariés du médico-social dénoncent une nouvelle fois leurs conditions de travail », Le Monde, 2 février 2022.
  • 2. Sur cette tendance à la fuite, voir Guillaume Le Blanc, « La société des exodes », Esprit, janvier-février 2022.
  • 3. Voir la conclusion collective du dossier, « Le travail social, c’est le corps social en travail », Esprit, avril-mai 1972, p. 808.
  • 4. Jacques Donzelot et Joël Roman, « 1972-1998 : les nouvelles donnes du social », Esprit, mars-avril 1998, p. 8.
  • 5. Ibid., p. 19. Cet impératif fait manifestement écho à celui que Michel Foucault avait identifié pour la biopolitique du xixe siècle : voir M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1976), éd., sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertani et A. Fontana Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, coll. « Hautes études », 1997.
  • 6. Esprit, « Trois scénarios », Esprit, mars-avril 1998, p. 266.
  • 7. Voir l’entretien avec Serge Paugam, « Participation, protection, relégation », Esprit, mai 2017.
  • 8. Stéphane Rullac, « Participer au travail social. Introduction », Esprit, juillet-août 2020, p. 115.

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.

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Il était une fois le travail social

La crise sanitaire a amplifié et accéléré diverses tendances qui lui préexistaient : vulnérabilité et pauvreté de la population, violence de la dématérialisation numérique, usure des travailleurs sociaux et remise en cause des mécanismes de solidarité. Dans ce contexte, que peut encore faire le travail social ? Peut-il encore remplir une mission d’émancipation ? Peut-il s’inspirer de l’éthique du care ? Le dossier, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, mène l’enquête auprès des travailleuses et travailleurs sociaux. À lire aussi dans ce numéro : le procès des attentats du 13-Novembre, les nations et l’Europe, l’extrême droite au centre, l’utopie Joyce et Pasolini, le mythe à taille humaine.