
Mouvements
Éditorial
Démarrée en plein mouvement des Gilets jaunes, l’année 2019 s’est terminée en France dans les grèves et les manifestations, l’opposition au projet de réforme des retraites cristallisant les mécontentements sur la politique sociale du gouvernement.
Un mouvement spontané, qui s’est organisé sur les réseaux sociaux en réaction à l’annonce d’une nouvelle taxe sur le carburant, pour enchaîner ensuite des occupations et des manifestations parfois désordonnées et violentes, ne ressemble certes pas aux mobilisations de catégories professionnelles – pompiers, enseignants, infirmiers et médecins… – qui dénoncent les conditions dans lesquelles elles travaillent, ni au face-à-face prévisible entre gouvernement et syndicats au sujet d’une réforme annoncée de longue date. Plusieurs traits les rapprochent pourtant. Un conflit d’interprétations sur l’évolution du pays et le sens des réformes d’abord, quand certains, convaincus d’être en marche vers l’avenir, disqualifient toute protestation au motif qu’elle ne peut être que l’expression de blocages et de conservatismes, tandis que d’autres, inquiets de voir leurs lendemains toujours plus incertains, essayent de ralentir au moins la course vers ce qui est ressenti comme une régression supplémentaire.
Un enchevêtrement des crises sociale et politique également, quand on passe de discussions sur le pouvoir d’achat à des revendications de démocratie directe, ou que la concertation tant vantée tourne au monologue d’un gouvernement d’experts perçu comme arrogant et détaché du corps social. Ce n’est pas une simple question de communication, car l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron s’est faite sur le fond d’une crise politique et démocratique, nourrie d’aspirations fortes à des changements profonds qui nécessitent, pour être menés, de renouveler la manière d’échanger et de débattre entre le pouvoir, les institutions et la société. Quel que soit le bien-fondé des réformes, la méthode pour les faire passer n’est pas moins importante que la capacité à les inscrire dans la loi. Or, du « grand débat national » sans lendemain aux discussions tendues avec les syndicats réformistes sur la réforme des retraites, ce défi démocratique semble avoir été perdu de vue.
La situation française, au-delà de ses singularités, n’est pas sans écho avec la vague de soulèvements et de révoltes qui éclatent aux quatre coins du monde. On ne peut que s’interroger sur la coïncidence historique qui voit des foules contestataires descendre dans la rue de Caracas à Beyrouth, en passant par Bagdad, Hong Kong, Alger, La Paz ou Santiago, sans compter la colère des femmes soutenues par le mouvement #MeToo et les marches pour le climat d’une jeunesse excédée par la réalité écologique alarmante, dont Greta Thunberg est la porte-parole emblématique. Dans tous ces mouvements de révolte, les situations, les moteurs et les méthodes de la contestation aussi bien que la réaction des régimes en place varient, mais leur multiplication invite à se demander si 2019 ne restera pas dans l’histoire comme l’apogée d’une décennie où un grand vent de changement, parfois radical, a soufflé sur le monde.
Le déclencheur des mouvements aura souvent été social, le prix du ticket de métro, une nouvelle taxe sur une application numérique, le prix de l’essence incitant les populations à descendre dans la rue pour dénoncer les inégalités ou la corruption de leurs dirigeants. Mais très vite, ces mouvements placent la question politique au cœur (« Le peuple veut la retraite de ce régime », indique non sans humour une banderole des cortèges parisiens). Dans les pays autoritaires, voire dictatoriaux, les manifestants réclament plus de démocratie, des élections et une presse libres, etc., mais ils risquent une répression féroce ; dans les pays démocratiques s’affirme la défiance envers le pouvoir et ses représentants, le recours aux réseaux sociaux pour s’affranchir des médiations traditionnelles, mais aussi la tentation pour le pouvoir d’un recours surdimensionné à la police. La question de la violence, de fait, traverse tous ces mouvements, soit qu’ils l’aient délibérément exclue, comme dans les rassemblements festifs en Algérie ou au Liban, soit qu’elle tente au contraire de se justifier comme seul recours face à des pouvoirs intraitables. La révolte d’aujourd’hui a aussi le visage de groupuscules de casseurs vêtus de noir, et celle de « forces de l’ordre » équipées comme des commandos.
La multiplication des mouvements de révolte invite à se demander si 2019 ne restera pas dans l’histoire comme l’apogée d’une décennie où un grand vent de changement, parfois radical, a soufflé sur le monde.
Partout se pose la question de l’« incarnation du politique », comme le rappelait Jean-Claude Monod dans notre numéro d’octobre dernier[1]. En réponse à l’émergence de leaders charismatiques hyper-médiatisés, comme Donald Trump ou Matteo Salvini, d’autres mouvements de contestation cherchent de nouvelles voies d’organisation du collectif, horizontales, sans délégation ni représentation, de peur que le pouvoir ne soit à nouveau usurpé. Mais les mouvements sociaux pourront-ils, sans relais ni débouchés politiques institutionnels, être porteurs de véritables transformations ? « Cette tension entre le refus de la délégation et sa nécessité hante la politique moderne », selon Jean-Claude Monod, qui rappelait la distinction que faisait Hannah Arendt entre révolte et révolution, la première n’étant porteuse que de refus, et non de fondation.
Alors que s’ouvre une nouvelle année qui sera sans nul doute porteuse aussi de son lot de révoltes, espérons que nos turbulences, en France et dans le monde, ne basculent pas du côté du ressentiment et du désir de catastrophe, mais qu’elles nous incitent plutôt à repenser d’urgence des médiations pour notre époque, et avec elles, le projet de nouvelles fondations.
[1] - Jean-Claude Monod, « La personnalisation politique et les voies du collectif », Esprit, octobre 2019.