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Photo : Randy Colas
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La personnalisation politique et les voies du collectif

Dans un contexte de déclin des partis traditionnels au profit des mouvements, les élections de Macron et de Trump marquent un moment charismatique de la politique. Nous assistons désormais à une revanche anti-charismatique, qui doit répondre à diverses révoltes.

Comment organiser un groupe, un ensemble d’intérêts ou d’aspirations sociales, un collectif animé par des idéaux de justice, une conviction d’urgence écologique ou des demandes de reconnaissance ? Cette question, vieille comme la politique, a reçu des réponses historiquement variées. Deux modes d’organisation qui ont pu paraître dominants au xxe siècle, le parti et le syndicat, connaissent aujourd’hui une profonde désaffection dans le monde occidental. C’est l’idée même de délégation et de représentation qui est ébranlée – mais l’est-elle au profit de nouvelles formes de politisation et de démocratie, plus directes, qui se porteraient à la hauteur des urgences sociales et climatiques de l’heure, ou bien sur un mode « antipolitique » qui ne parvient pas à dépasser le moment du rejet de l’organisation politique et économique existante en dessinant d’autres schémas, viables, d’organisation ? Quels canaux emprunte alors la formation de collectifs ? C’est à l’aune de cette interrogation que nous voudrions développer quelques observations sur les transformations en cours de la vie politique en France, mais sans découper la France comme un isolat par rapport à des évolutions qui affectent, à l’évidence, bien d’autres pays en Europe et dans le monde.

Le déclin des partis

L’un des bouleversements les plus spectaculaires du paysage politique français qu’ait produits la séquence électorale allant de l’élection d’Emmanuel Macron aux dernières élections européennes est assurément l’effondrement des deux partis qui se sont, durant les dernières décennies, partagé le pouvoir et ont dominé les coalitions gouvernementales successives. Il n’aura pas fallu longtemps pour que Les Républicains rejoignent le score du Parti socialiste, en une chute vertigineuse pour ces partis des rangs desquels étaient sortis tous les présidents et Premiers ministres depuis François Mitterrand. Mais dans quelle mesure ce processus est-il dû à une série de hasards qui ont permis l’ascension fulgurante d’Emmanuel Macron et de son mouvement et la pulvérisation collatérale des partis adverses ?

Le déclin des partis s’est accompagné d’un essor de ce qu’on peut appeler des « mouvements » : des organisations politiques essentiellement liées à une figure, à un leader, dont la structuration ne suit pas les formes du parti élaborées aux xixe et xxe siècles (comité directeur, courants, commissions de travail, organisation de jeunesse, élections internes…). Cette appellation s’impose avec évidence pour En Marche !, mouvement aux initiales d’Emmanuel Macron, mais elle pourrait largement aussi s’appliquer à la France insoumise. Que la logique « verticale » du mouvement se heurte aujourd’hui à des aspirations de démocratie interne, dans la France insoumise comme, dans une bien moindre mesure, dans ce qui est devenu La République en marche (déshabillant au passage Les Républicains), n’empêche pas que ces mouvements sont largement identifiés à leur leader et qu’il est difficile d’imaginer qu’ils survivraient très longtemps sans celui-ci. Mais on ne saurait s’en tenir à ces deux termes, parti et mouvement, pour rendre compte des métamorphoses actuelles d’un champ politique bouleversé aussi de l’extérieur de la politique « institutionnelle » par l’irruption de « collectifs », de mouvements sociaux qui récusent la logique de la représentation politique. À ceux qui ne trouvent leur compte ni dans des partis déphasés, ni dans des mouvements personnalisés, ou qui estiment qu’aucune des formations dites représentatives n’est à la hauteur des urgences écologiques et sociales actuelles, reste la seule forme de la révolte ou de la « rébellion ».

La question qui se pose est de savoir ce qui, dans cette recomposition, participe d’un renouvellement de la démocratie, peut-être d’une « démocratie à venir » qui parviendrait à s’organiser autrement qu’autour de la structuration partisane sans tomber dans les illusions de l’unanimisme et de la domination charismatique ; et ce qui ouvre plutôt à des régressions ou à la continuation d’un processus de « dé-démocratisation » diagnostiqué à juste titre par Wendy Brown en le corrélant à la progression du néolibéralisme[1].

D’abord eux-mêmes

Il y a assurément des éléments de chance et de hasard dans l’élection d’Emmanuel Macron, qui conduisent à relativiser l’idée d’un déclin inéluctable et nécessaire des « partis de gouvernement » antérieurs. Mais certaines évolutions ne tiennent visiblement pas seulement à la conjoncture nationale et à cette addition de hasards, elles s’inscrivent dans des tendances lourdes des démocraties occidentales. Si Donald Trump n’était pas un candidat « hors parti », il n’était clairement pas le candidat favori de son propre parti et il a joué la carte d’une certaine extériorité au champ politique et au type d’élites auquel ce champ fait habituellement appel aux États-Unis – dont Hillary Clinton pouvait passer pour la quintessence. Comme Emmanuel Macron (même si celui-ci conjugue avec cette pseudo-extériorité le cursus très classique de l’élite étatique nationale), Trump a pu faire valoir son expérience du business et son appartenance aux milieux d’affaires comme une forme de « connaissance pratique » de l’économie qui ferait défaut aux politiques issus des grandes universités et du service de l’État. Autrement dit, Trump et Macron ont joué de la perception de plus en plus négative des grands partis de gouvernement en insistant sur le fait qu’ils n’étaient pas les « hommes du parti » ni des politiciens qui devraient tout à la politique, qu’ils connaissaient de première main l’économie et étaient, en somme, d’abord eux-mêmes, ce qui était censé leur donner une liberté de pensée ou de ton qui faisait défaut aux politiques « du sérail ».

Mais cet écart proclamé, loin d’être seulement une garantie d’autonomie politique, masquait (mal), dans les deux cas, une dépendance profonde vis-à-vis du monde économique et financier, des intérêts patronaux et de ceux des plus riches donateurs et « amis », dont l’empreinte sur la politique de dérégulation anti-écologique de Trump est aussi manifeste qu’elle l’est sur la refonte du Code du travail et la politique fiscale de Macron. Celui-ci réveille en retour une interprétation de la politique en régime démocratique capitaliste comme simple « courroie de transmission » des intérêts du Capital : malheureusement, ce marxisme sommaire semble ici trouver une application relativement probante…

Alors que les signes se multiplient d’un épuisement du paradigme néolibéral et même de ce que Max Weber appelait la « rationalité irrationnelle » d’un capitalisme industriel qui pourrait poursuivre sa course jusqu’à la consomption du dernier quintal de carburant fossile, ces pseudo-outsiders politiques que sont Trump et Macron paraissent décidés à ne pas dévier la trajectoire de la course au profit quel qu’en soit le coût écologique et social. Pour l’heure, les formes de personnalisation et de disruption charismatique du jeu partisan n’ont nullement permis l’émergence de leaders qui seraient capables de porter la rupture avec le paradigme capitaliste-néolibéral et susciter l’avènement d’une politique écologique digne de ce nom[2]. La gauche du Parti démocrate américain, avec Bernie Sanders et surtout la flamboyante Alexandria Ocasio-Cortez, qui promeut un Green New Deal, semble en ménager la possibilité.

Pour l’heure, face à un enjeu aussi urgent que le réchauffement climatique, il y a quelque chose de stupéfiant dans l’élection, aux États-Unis et au Brésil – certes marquée, dans un cas, par les douteuses fuites organisées par WikiLeaks avec l’aide probable de la Russie, dans l’autre, par les manigances judiciaires contre Lula –, de deux pyromanes, démagogues d’extrême droite inféodés aux intérêts agro-industriels les plus voraces. Les idées et le discours de Macron sont assurément structurés tout autrement, il s’est plutôt opposé de façon rhétorique (mais la rhétorique est une partie non négligeable de la politique) au racisme et aux signaux d’extrême droite, il ne nourrit pas la haine de l’étranger, comme le font Salvini ou Bolsonaro, on ne peut que se réjouir qu’il ait dernièrement, au G7, mis en cause l’abandon de l’Amazonie aux incendies en brandissant la menace de la non-ratification du Mercosur. Ces différences ne sont pas rien et, quoi qu’en disent les opposants d’extrême gauche à l’actuel gouvernement et quelles que soient toutes les critiques bien fondées que l’on puisse adresser à sa politique sur l’immigration ou, surtout, au plan social, prétendre qu’il s’agit d’un gouvernement d’extrême droite relève d’une mauvaise foi classique, celle qui a nourri l’argumentaire fallacieux d’un renvoi dos à dos de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron et pour laquelle le fascisme étant partout (ou le capitalisme étant par essence fasciste), il ne sert à rien de s’opposer par son vote à l’extrême droite réelle. Que Macron et son entourage utilisent cette opposition pour se doter d’une aura progressiste et ramener dans leur giron, in extremis, les électeurs de gauche pourtant dégoûtés par sa politique économique et sociale est certain, et il incombera à une alternative de gauche de dénouer ce face-à-face mortifère du néolibéralisme autoritaire et du souverainisme xénophobe. Mais cela ne signifie pas que cette différence soit inexistante.

Il incombera à une alternative de gauche de dénouer ce face-à-face mortifère du néolibéralisme autoritaire et du souverainisme xénophobe.

Le point où Macron peut être comparé à Trump ne tient ainsi pas au discours xénophobe ni au sous-texte suprématiste blanc qu’on ne trouve pas chez le premier. Il tient, outre à une personnalisation extrême du pouvoir qui a sans doute été, hélas, préparée par le charisme de rock star d’Obama[3], à la consanguinité de Macron et de son équipe avec les intérêts économiques dominants et à une politique économique et sociale éhontément à leur service : un néolibéralisme assumé sans aucun complexe, que seule la violence du mouvement des Gilets jaunes est parvenue à ébranler un moment[4].

La revanche contre le charisme

Le succès de leaders plus ou moins charismatiques jouant la carte d’un certain « populisme » anti-élites et anti-partis a pu apparaître comme une vague irrésistible, conduisant à diagnostiquer un « moment populiste ». Si l’effet d’entraînement charismatique du populisme provoque une adhésion, parfois un retour vers la politique de franges de la population qui avaient pu s’en détourner, il comporte aussi une charge de dépolitisation (la désactivation du clivage gauche-droite) et de recul du pluralisme[5].

Néanmoins, les temps présents illustrent plutôt les « tendances de développement » qu’un Max Weber avait précocement analysées comme caractéristiques de la « démocratie de masse » moderne, et notamment sa thèse d’une tension structurelle entre domination charismatique et domination légale-rationnelle.

Un « acteI » a été marqué par la victoire des Trump, Beppe Grillo, Bolsonaro, la coalition entre le M5S et Salvini et la montée en puissance de ce dernier, l’arrivée de Boris Johnson comme Premier ministre, autant de personnages qui, par-delà de réelles différences de doctrines ou d’orientation, jouaient d’une opposition aux élites intellectuelles et partisanes traditionnelles, mettaient en avant leur personnalité d’outsider et employaient largement des argumentaires souverainistes, nationalistes, parfois fortement teintés de xénophobie. Il faut sans doute éviter de se contenter d’une condamnation vertueuse, sans chercher à comprendre les ressorts de leur efficacité, et notamment l’idée d’une reconquête du pouvoir par le peuple, au sens à la fois national et politique du terme, contre une classe politique qui aurait renoncé au principe de la souveraineté du peuple de diverses manières. Le fait que la politique soit un « agir personnalisé », comme dit Weber, est ici assumé, contre une tendance des dernières décennies à diluer la politique dans une « gouvernance sans gouvernants[6] », où des instances économiques et non élues ont pu prendre d’autant plus de pouvoir. Rendre le pouvoir au peuple est, à cet égard, un mot d’ordre efficace et dont on ne peut guère contester la légitimité dans des régimes démocratiques placés en principe sous l’égide de la souveraineté du peuple. C’est quand il se colore d’accents xénophobes, d’un discours anti-élites simpliste ou d’un anti-intellectualisme qui accompagne la sourde oreille faite aux alarmes émanant des sciences, que ce mot d’ordre devient dangereux.

La tension extraordinaire, en septembre 2019, entre le Parlement anglais et le Premier ministre Boris Johnson a porté à son incandescence une opposition classique, exposée par un Carl Schmitt[7], entre le parlementarisme qui se voit imputé un principe de « discussion infinie » et la « décision incarnée » par un homme – disons entre parlementarisme et décisionnisme. Quels que soient ses évidents dangers, cette opposition peut tirer argument de trop longs débats qui n’aboutissent pas à des décisions ou à des compromis : le fait que Boris Johnson soit crédité d’une courte majorité dans les sondages montre que les Anglais sont déçus par l’activité parlementaire en tant qu’elle n’a pas trouvé de formule pour négocier le Brexit. Si le décisionnisme a une tendance autoritaire manifeste, il peut tirer sa force, en l’occurrence, d’un mandat électoral que le Parlement semble échouer à mettre en œuvre[8]. Mais la volonté de passer en force manifestée par Boris Johnson a paru à son tour faire violence à la dimension parlementaire et institutionnelle de la démocratie anglaise, provoquant les fractures et les renvois que l’on sait au sein de son propre parti – et de sa propre famille !

Ainsi, en Angleterre comme en Italie, un « acteII » a vu une revanche de la domination légale-rationnelle, dans sa forme parlementaire en particulier, comme l’a spectaculairement montré la contre-offensive menée par le politicien florentin (et ex-Premier ministre socialiste) Matteo Renzi contre la volonté de Salvini de profiter de sa popularité pour convoquer de nouvelles élections. Salvini a été au moins provisoirement mis en échec par une intelligente manœuvre parlementaire qui a permis un renversement d’alliances. Certes, le risque d’une telle conjoncture est qu’elle paraisse confirmer la pertinence d’une critique de la politique partisane et parlementaire menée par Salvini, mais le feu croisé de critiques contre sa tentative de faire passer ses intérêts électoralistes avant les intérêts de l’Italie semble avoir eu d’ores et déjà un effet corrosif sur sa popularité. En parlant de former un « gouvernement institutionnel » avec le M5S, tandis que le chef du gouvernement dont Salvini avait voulu la chute accusait ce dernier d’irresponsabilité, Matteo Renzi et Giuseppe Conte ont permis une sorte de revanche des institutions sur le charisme démagogique du « Capitaine Fracasse » Salvini.

En mode mineur, l’acte II « anti-charismatique » se traduit aussi par la nécessité, pour Emmanuel Macron, de prendre en considération des médiations et des institutions qu’il avait ignorées ou méprisées : maires, syndicats, partis d’opposition. Le « grand débat » a dû s’appuyer sur les maires, et les propositions destinées à apaiser le mouvement des Gilets jaunes ont largement transité par cette courroie municipale et locale. Les syndicats, méprisés et mis sur la touche dans la refonte (ou le démantèlement) du Code du travail, sont peu à peu réintégrés au jeu. Le tour monarchique assumé par Macron I cède la place à la mise en scène d’un « grand débat » permanent dont le président reste le pivot et le performer. Mais ce changement de style ne séduit guère au-delà du cercle des inconditionnels, même s’il contribue sans doute à désamorcer ce qui, dans la morgue ou les expressions de mépris social qui ont émaillé les prises de parole d’Emmanuel Macron, avait suscité une hostilité profonde à son encontre dans les milieux populaires.

La limite de la révolte

Dans ce contexte, celui d’une exaspération vis-à-vis d’un monde politique qui s’est lui-même dessaisi de la possibilité de présenter des politiques économiques alternatives au néolibéralisme, le retour de flamme de la révolte remet au cœur de la cité des enjeux décisifs. Ce sont plutôt des mouvements extra-institutionnels et hors partis qui semblent à la hauteur de l’urgence des enjeux écologiques, sociaux et civilisationnels en cours, obligeant à prendre en considération la dévastation de la planète et les coûts sociaux du néolibéralisme. En France, la démission de Nicolas Hulot s’est fondée sur le constat d’une impossibilité de faire prendre au sérieux le péril écologique dans le cadre verrouillé d’un gouvernement profondément acquis au néolibéralisme (dont il faut rappeler que, à quelques rares exceptions près, ses promoteurs idéologiques étaient violemment anti-écologistes[9]) et parfaitement perméable aux lobbies industrialistes. Ce sont des mouvements transnationaux, comme Extinction Rebellion, qui obtiennent aujourd’hui d’un parlement (britannique) qu’il vote « l’état d’urgence climatique » (en mai 2019) ou qui inquiètent positivement les entreprises les plus polluantes de la planète, tout comme les ZAD obtiennent parfois l’arrêt de nouveaux projets industrialistes, comme à Notre-Dame-des-Landes. L’horizon de ces mouvements est un changement de paradigme, l’invention d’autres formes de vie, et non un verdissement de surface d’un productivisme capitaliste inchangé.

Ce type de mouvement se détourne donc de la politique organisée, non pas au profit d’une dépolitisation individualiste, mais au profit d’une politisation d’un problème central, dont il cible les responsables les plus directs tout en appelant à un changement de cadre civilisationnel, à rompre avec le productivisme industriel mû par la course au profit. D’un côté, on peut reconnaître dans ces mouvements, comme d’une autre façon dans celui des Gilets jaunes, l’expression d’une « crise de gouvernementalité », pour reprendre une notion de Foucault qu’il faudrait redéployer[10] : une révolte qui a un point de départ précis, mais s’élargit pour dire « nous ne voulons plus être gouvernés ainsi, nous ne nous reconnaissons plus dans ceux qui nous gouvernent et dans leur façon de gouverner ». Comme les crises de gouvernementalité du passé, celle-ci peut s’éteindre, mais elle peut aussi entraîner une reconfiguration politique.

Le choix, par un mouvement comme Extinction Rebellion, de méthodes d’action spectaculaires mais non violentes évite que sa radicalité, qui n’est rien d’autre que l’expression du souci de prendre le problème à sa racine réelle, ne débouche sur des formes d’action effrayantes, fanatiques. Néanmoins, c’est sans doute la violence contre des biens, symboliques ou non, et notamment contre les « beaux quartiers », qui a donné au mouvement des Gilets jaunes un caractère incontournable, là où des manifestations de millions de personnes n’avaient pas eu d’effets, par exemple contre la loi El Khomri. La radicalisation des mouvements sociaux répond à la fin de non-recevoir donnée, ces dernières années, aux formes classiques de mobilisation.

La radicalisation des mouvements sociaux répond à la fin de non-recevoir donnée aux formes classiques de mobilisation.

Mais la transformation politique attendue et nécessaire vers une forme d’économie radicalement repensée, en symbiose avec l’écologie et en rupture avec la fuite en avant du capitalisme industriel, peut-elle se faire seulement par le canal d’une « politique par le bas », de révoltes locales ou de « zones à défendre » temporaires ? La limite de la révolte par rapport à la révolution, selon Arendt, est qu’elle s’en tient au refus et ne tente pas une fondation. Le relais du pouvoir d’État, fui comme une forme du mal, n’est-il pas indispensable comme levier d’une transformation écologique qui ne peut être seulement portée par des minorités ? On retrouve ici la nécessité, pour ces mouvements divers, de se reconnecter à des formes éprouvées de représentation et d’incarnation politiques, non pour s’y mouler et s’y perdre, mais pour trouver d’autres relais, multiplier les formes d’intervention et de mobilisation. Le relais politique des mouvements sociaux reste une question entière, partout dans le monde et en France aussi bien. Le risque de retomber dans l’ornière des jeux politiques et de formes de délégation-usurpation, d’oubli des mandataires et de cooptation par les milieux dirigeants, reste évidemment toujours présent, mais le refus radical de cette voie risque de cantonner la contestation du paradigme dominant à des foyers de contestation minoritaires et éphémères.

Cette tension entre le refus de la délégation et sa nécessité hante sans doute la politique moderne. Comme le relevait Hans Blumenberg : « L’homme est cet être qui veut tout faire lui-même mais qui, pour pouvoir faire cela, doit déléguer autant que possible – pour regretter aussitôt à nouveau de ne pas pouvoir le faire lui-même. La quintessence de cette délégation est l’État, le regret du citoyen à ce sujet est le potentiel des utopies[11]. » Mais aujourd’hui, les rapports entre utopie et réalisme sont bouleversés : c’est seulement « l’utopie » d’une sortie du capitalisme dérégulé qui peut, « réalistement », permettre d’échapper aux catastrophes promises par la perpétuation de ce mode de production à l’identique.

Post-scriptum

À l’heure où je relis les épreuves de cet article, Macron vient d’appeler, devant des parlementaires, à briser un prétendu « tabou » autour de la question de l’immigration, en estimant que son déni par la « bourgeoisie », qui ne « vit pas avec », serait la cause du ralliement massif des classes populaires au Rassemblement national, en faisant rimer « humanisme » et « laxisme », etc. Il efface ainsi ce qui constituait cette différence avec Trump : le soutien à des positions d’ouverture vis-à-vis de l’immigration, comme celles qu’avait défendues Angela Merkel lors de ladite « crise des migrants ». Abandonnant l’un des rares éléments qui pouvaient l’inscrire « en même temps » dans la gauche, Macron achève sa mue en président de droite « décomplexée ».

[1] - Wendy Brown, Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, trad. par Jérome Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

[2] - C’est une telle figure pour laquelle je plaidais dans la conclusion normative de Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie? Politiques du charisme, Paris, Seuil, coll. «  L’ordre philosophique  », 2012 (rééd. «  Points Essais  », 2017).

[3] - Voir à ce sujet Vincent Martigny, Le Retour du Prince, Paris, Flammarion, 2019.

[4] - Voir les contributions réunies dans Le Fond de l’air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Paris, Seuil, 2019.

[5] - Si la plus grande partie des électeurs de Macron se recrute dans des milieux relativement aisés, on peut néanmoins, suivant une typologie proposée par Jan-Werner Müller (Qu’est-ce que le populisme? Définir enfin la menace, trad. par Frédéric Joly, Paris, Premier Parallèle, 2016), parler de « traits populistes » : valorisation du leader contre les médiations, prétention à dépasser les oppositions politiques traditionnelles et partisanes… On trouve chez Macron une certaine prétention à représenter le peuple mieux que ne le pouvait le bipartisme institutionnel, tel qu’il aurait fini par former un « système » ; mais sa vision du monde social, dénuée de toute appréciation positive des « petits » contre les « gros », porte plutôt la marque d’une condescendance sociale à l’égard des pauvres et des gens d’en bas. De même, positivement cette fois, Macron ne manie guère une opposition ami/ennemi qui reste lourde de dangers lorsqu’elle dénie toute qualité, toute légitimité, voire toute humanité audit « ennemi ».

[6] - Je me permets de renvoyer à J.-C. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie?, op. cit.

[7] - Voir Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie [1923], trad. par Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1988.

[8] - Voir Richard Tuck, “Parliament has no sovereignty higher than the popular mandate”, www.thefullbrexit.com, 3 septembre 2019 et The Sleeping Sovereignty. The Invention of Modern Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

[9] - Voir à ce sujet Serge Audier, La Société écologique et ses ennemis, Paris, La Découverte, 2017 et, avec une autre orientation, Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.

[10] - C’est ce que je tente dans L’Art de ne pas être trop gouverné. Sur les crises de gouvernementalité, Paris, Seuil, coll. «  L’ordre philosophique  », 2019.

[11] - Hans Blumenberg, Description de l’homme, trad. par Denis Trierweiler, Paris, Cerf, 2011.

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

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