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Dans le même numéro

«  Réformer  », dit-il !

par

Esprit

Macron est-il le président de la modernisation libérale ?

Dix mois après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, le commentaire politique ne bruit que des réformes tous azimuts lancées, sous son impulsion, par le gouvernement d’Édouard Philippe. Ce n’est certes pas Esprit qui contestera le principe de la (nécessaire) réforme, dans un pays dont on dit parfois qu’il vit dans la culture de la révolution et qu’entre deux bouffées de révolte, avec grèves dures et manifestations dans la rue pour obtenir raison, il se complaît volontiers dans l’immobilisme et la défense des acquis. Mais il est vrai que l’art et le rythme des réformes posent problème : entre vitesse et précipitation, le risque est de négliger la vision d’ensemble, de mécontenter ceux qui ont l’impression de les subir et d’exténuer même ceux qu’elles sont censées avantager, tout en brouillant pour tous les cartes de leur sens. D’autant plus qu’à propos des «  réformes Macron  », l’opposition et leurs multiples adversaires ont presque réussi à imposer dans l’opinion un soupçon de taille : qu’elles sont pour la plupart foncièrement «  libérales  », donc inégalitaires et favorables en fin de compte aux plus aisés, à la «  France qui gagne  », et, qu’en conséquence, Emmanuel Macron est le «  président des riches  ».
De ce point de vue, la réduction, très tôt, de l’aide personnalisée au logement (Apl) et des emplois aidés, malgré quelques correctifs ultérieurs, de même que la suppression partielle de l’impôt sur la fortune (Isf), la loi Travail passée par ordonnances et la hausse de la contribution sociale généralisée (Csg) pour les retraités ont eut des effets ravageurs. Les sondages de popularité pour le chef de l’État (à supposer qu’on leur accorde quelque importance en dehors des périodes électorales) ont été de nouveaux négatifs en janvier et en février après être remontés en décembre – un redépart à la hausse inédit dans l’histoire récente des courbes de popularité présidentielles, qui semblait confirmer que le parcours, non seulement du candidat Macron mais aussi du président Macron, était décidément atypique.
Les réformes ou l’esprit de réforme sont pourtant, pour l’essentiel, approuvés par les Français, déjà parce que l’homme élu en mai 2017 réalise ses promesses de campagne – c’est devenu un exploit ! –, et qu’il a le courage de sortir d’un immobilisme devenu insupportable pour trancher enfin dans des débats interminables sur divers sujets de crispation : l’arrêt de la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes est ici emblématique (même si, sur ce point, il était infidèle à une promesse de campagne). En sens inverse, pour l’enfouissement des déchets nucléaires, il prend activement la défense du site de Bures, dans la Meuse, contre l’installation d’une zone à défendre (Zad) comparable à celle de Nantes, au risque de ne pas poser la question des limites de l’énergie nucléaire. On pourrait citer aussi, dans ce registre du règlement des questions irrésolues, les réformes enfin lancées du baccalauréat et de l’entrée à l’université, du statut de la fonction publique, de la Sncf et des cheminots, de la formation professionnelle,  etc. Sont toujours en cours ou en perspective la réforme de l’assurance chômage, de l’apprentissage, de la fiscalité, du logement social, de l’agriculture, de ses territoires aidés et de ses liens avec les grandes surfaces, de l’audiovisuel public, d’un service militaire obligatoire et universel, sans compter une loi sur la réforme de l’État et une révision constitutionnelle. L’actualité aidant, s’y sont ajoutés une loi contre les violences sexistes et sexuelles, un plan anti-radicalisation (qui prend aussi en compte le retour des djihadistes de Syrie et d’Irak, et surtout celui de leurs enfants), une réforme de la justice, un plan à venir sur les prisons et les peines, le retour de la police de proximité (rebaptisée «  police de la sécurité du quotidien  »), l’urgence de faire plus et mieux pour les hôpitaux et les Ehpad, et surtout la loi qui, jusqu’à présent, a soulevé le plus de vagues dans la majorité elle-même, sur une «  immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif  ».
Cette liste de tout ce qui doit être réformé, solutionné, faire l’objet d’un plan dans les dix-huit premiers mois ou les deux premières années du quinquennat n’est pas exhaustive, et pratiquement tous les ministres sont sur le pied de guerre. L’incertitude sur le moment de l’action demeure surtout pour les lois dites «  sociétales  » : celle du début de la vie (Pma – procréation médicalement assistée – et peut-être Gpa – grossesse pour autrui –, mais Emmanuel Macron a toujours marqué son opposition forte à cette dernière) et peut-être une nouvelle loi sur la fin de vie (autorisant ­l’euthanasie). Sur ces questions, des opposants prêts à en découdre recoupent partiellement ceux des Manifs pour tous contre la loi Taubira, et tout le monde se souvient combien cette loi, passée au début du quinquennat de François Hollande, lui avait gâché la vie par la suite.
La difficulté présente dès les premiers pas du quinquennat – définir la philo­sophie de l’action publique et préciser son cap – n’a pas disparu. La reconnaissance internationale d’Emmanuel Macron a surpris (en bien) mais elle se heurte à un contexte international et européen très incertain, du trumpisme aux élections italiennes. Et en politique intérieure, on en est toujours réduit à des hypothèses, orientées selon la perception particulière qu’on a de tel ou tel projet du gouvernement ou selon les orientations partisanes pour ou contre le chef de l’État. Le débat traverse aussi la rédaction d’Esprit : Macron est-il le président ajusté à la mondialisation et de la modernisation libérale (financière et technologique) ?
Est-il, quoi qu’il en dise, convaincu par la «  théorie du ruissellement  » (c’est-à-dire enrichir les riches pour que tout le monde en profite) ? Est-il par conséquent irrémédiablement de droite, avec un gouvernement de technocrates qui applique des solutions techniques en apparence opératoires, même dans des cas comme l’immigration, où les facteurs humains sont essentiels ? Ou faut-il considérer qu’il reste foncièrement social-­libéral, avec la visée que les réformes réalisées amélioreront la situation socio-­économique et le moral y compris des plus défavorisés, des plus pauvres, des réfugiés et des immigrés, par le choix pragmatique de mesures libérales ? À moins que la visée de réduction du chômage l’emporte sur tous les autres objectifs, car là serait, après des décennies d’échec et avec la croissance retrouvée, la clef de la réussite pour tous ?
On est frappé par le silence du président et de son gouvernement sur la justice sociale, par une certaine incapacité même à penser la question sociale, qui ne saurait se réduire aux solutions managériales, à la suppression de certains régimes particuliers ou à l’alignement des régimes de retraites. Sur ce sujet essentiel, il manque un projet convaincant et des mesures concrètes. Emmanuel Macron ne pourra indéfiniment esquiver une question : est-il prêt à un modèle plus inégalitaire pour remettre la société française en mouvement ?
Le paquet de réformes envisagées est en réalité très divers, mais beaucoup d’entre elles sont des mesures très pratiques, qui ressemblent à autant de paris pour régler ou améliorer des impasses et des échecs de toute sorte. Leurs effets positifs risquent de se faire attendre… jusqu’en 2020. En attendant, les ressentiments multiples pourraient coaguler. Parmi les critiques récurrentes, il y a celle, sans cesse rappelée, des «  cadeaux faits aux riches  » et des sacrifices imposés aux pauvres. Exemplaire de ce cas de figure : la Csg qui frappe des retraités même modestes, lesquels se sentent «  siphonnés  » (selon le Canard enchaîné) et ne manquent pas de le faire savoir. Dans un autre domaine, celui de l’éducation, un sociologue aussi reconnu que François Dubet n’est pas intrinsèquement hostile à la politique «  conservatrice  » de Jean-Michel Blanquer, mais il critique fortement, non sans raison car le point est central, les risques d’accentuation des inégalités.
Relèvent aussi foncièrement de l’obligation de résultats, mais sans garantie, le plan anti-radicalisation, la «  police de la sécurité du quotidien  » et la réforme de l’apprentissage et de la formation professionnelle. Cette dernière, dont Muriel Pénicaud envisage de confier le financement à l’État, de même que d’autres mesures concernant les entreprises (la gestion de l’Unedic qui écarte en partie les partenaires sociaux ou l’emploi des ordonnances pour la Sncf et le statut des cheminots) semblent confirmer la méfiance ou l’impatience d’Emmanuel Macron face aux corps intermédiaires (les syndicats) et un retour étrange au «  tout-État  » qui évacue le rôle de la société et la réalité des fonctionnements démocratiques. L’État mais quel État ? Le côté technocratique, hors sol et policier, de la loi sur l’immigration et l’asile laisse des sentiments mitigés. Naturellement, le gouvernement sinon le président lui-même, qui ne craint pas d’aller sur le terrain pour discuter sans langue de bois avec les acteurs concernés (Salon de l’agriculture, prison de Fleury-Mérogis, entreprises en difficulté), protestent de leurs intentions droites et de leur volonté de dialogue. Mais ce faisant, ils éveillent aussi le soupçon de «  jouer malin  » sans rien lâcher, pour reprendre un slogan célèbre, et de faire surtout de la «  com’  ».
On en est là : les réformes sont appréciées dans le principe, tout en inquiétant dès qu’on entre dans le vif du sujet. Pour Emmanuel Macron et ses ministres, le problème est d’en rester si possible à des turbulences limitées, d’éviter une cristallisation générale des refus et des mécontentements (le président et le gouvernement ont encore dans leur manche, ne l’oublions pas, quelques atouts comme la suppression de la taxe d’habitation). Du côté des Français, l’absence durable de résultats des réformes et de toute contrepartie matérielle alors que la croissance est en forte hausse et que la situation économique s’améliore serait probablement très mal vécue. Resterait alors à savoir, en cas de crise, voire d’épreuve de force, dans quelle mesure Emmanuel Macron est intérieurement libre par rapport à la perspective d’un second quinquennat. Et surtout, quel projet il propose véritablement aux Français.

Esprit

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Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.