Le féminisme et le libéralisme. En marge des Lumières
La promotion libérale de l’espace public et de l’autonomie a procédé à l’exclusion des femmes hors de la sphère de compétence politique. Vouée au domaine privé, et réduite à la minorité, la voix des femmes semble absente des Lumières. Certaines thématiques féministes, fondées sur la revalorisation de la sollicitude, permettent de faire entendre cette voix. Une manière, aussi, de découvrir d’« autres Lumières », plus attentives aux dépendances et à la sensibilité.
Les Lumières ont pu valoir comme le berceau du féminisme et du libéralisme tant elles ont promu l’égalité de droits, la valeur individuelle de l’autonomie et la possibilité d’une liberté par le marché. Cette idée reçue peut en même temps buter contre une autre : le féminisme s’est largement enraciné dans une approche critique du libéralisme. Alors, existe-t-il des féminismes qui permettraient d’envisager des points de rencontre avec telle ou telle forme du libéralisme et faut-il considérer, sur ce point, les Lumières comme un tournant ou un moment essentiel ? Existe-t-il une actualité des Lumières dans le féminisme ?
Le terme de « libéralisme » est forgé au début du xixe siècle mais on peut en faire la généalogie dès le xviie, et surtout au xviiie siècle puisqu’un type de doctrine destiné alors à encourager le développement des libertés se constitue, dans les domaines politique et économique. Si le féminisme a un air de famille avec le libéralisme, il peut alors trouver un point d’ancrage dans un courant de pensée dont l’idée a surgi à l’époque des Lumières. Même si, en français, le terme « féminisme » surgit avec Fourier en 1837 pour désigner une doctrine qui propose d’étendre le rôle des femmes dans la société, il est possible également d’en proposer la généalogie et de la conditionner partiellement au développement des Lumières. La publication par Condorcet du texte intitulé Sur l’admission des femmes au droit de cité1, l’article I de la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », rédigée par Olympe de Gouges en 1791 ou encore A Vindication of the Rights of Women par Mary Wollstonecraft en 1792 proclament l’égalité des hommes et des femmes, la nécessité de ne pas exclure ces dernières de la vie publique pour leur attribuer le statut de citoyennes de la République.
Pourtant, de nombreux travaux issus des études féministes ont mis en avant un tournant des Lumières tout à fait à l’opposé de ces revendications mettant en pièce les préjugés qui sous-tendent l’idée de l’infériorité des femmes ; on sait que l’un des soucis des Lumières est également de penser la différence féminine, toujours peu ou prou marquée par l’infériorité, en essayant d’assigner aux femmes des rôles sociaux comme ceux d’épouse ou de mère2. Le livre V de l’Émile de Rousseau et l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant3 constituent, dans le cadre de ce tournant, des documents qui vont tout à fait à l’encontre de la conception de l’égalité citoyenne pour Rousseau ou de la définition non sexuée de l’être autonome avec Kant. On sait que, dans le même temps, les médecins des Lumières inventent une nature féminine incomparable avec celle de l’homme qu’ils définissent à partir des nécessités de l’espèce et des lois de la reproduction4. Alors, comment féminisme et libéralisme peuvent-ils s’agencer au xviiie siècle ? Pour mieux répondre à cette question, il est nécessaire de définir le libéralisme ou plutôt les libéralismes5, le féminisme ou les féminismes.
Une émancipation libérale pour les femmes ?
Il est possible, d’un côté, d’identifier le projet d’un libéralisme politique qui promeut l’esprit de tolérance, la défense de l’exercice des droits individuels, mais aussi, de manière très significative à l’époque des Lumières, la lutte contre toutes les formes de superstition et de fanatisme ; en un mot, c’est un refus de toutes les formes de sujétion, une dénonciation de l’autoritarisme et de l’arbitraire, pour asseoir une nouvelle légitimité du pouvoir politique. Cette généalogie du libéralisme politique conduit à quelques traits saillants qui ont caractérisé l’esprit du libéralisme politique dans nos démocraties modernes : une affirmation de l’individu autonome ou indépendant porteur de droits comme la liberté ou l’égalité, des institutions politiques qui privilégient l’équilibre des pouvoirs (exécutif, législatif et juridique) et la séparabilité des sphères de décision. Ce qui se joue, c’est la perspective d’un bien commun à préserver par l’individualisme ainsi qu’un idéal de justice (neutralité, impartialité). Il faut ajouter un grand souci d’empêcher les abus de pouvoir comme l’écrit si justement Montesquieu dans De l’esprit des lois :
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir6.
D’un autre côté, ce libéralisme politique peut s’associer à un libéralisme économique qui se déploie aussi à travers une reconnaissance de l’individu, non plus l’individu autonome mais l’individu calculateur/entrepreneur, qui promeut son intérêt dans des actions qui, du coup, acquièrent une forme de rationalité pratique. L’individu, venant sur le devant de la scène, incarne l’initiative et un certain goût de l’entreprise lequel, trouvant sa source dans l’intérêt personnel et s’assignant comme fin la satisfaction maximale de ce même intérêt, promeut, dans le jeu complexe des relations sociales ainsi initiées, ce qu’il est convenu d’appeler l’utilité générale ; comme avec le libéralisme politique, dans l’esprit en tout cas d’un Hume ou d’un Smith, la fonction de l’État est de garantir cette disposition de l’expression individuelle pour ainsi dire naturelle. Plus que l’équilibre des pouvoirs et l’étanchéité des différents domaines de la vie citoyenne, c’est la limitation de l’intervention de l’État dans la sphère des échanges qui doit être garantie, en se réservant prioritairement comme chez Smith7, d’accomplir trois devoirs essentiels : la défense nationale, « une administration exacte de la justice », l’établissement et l’entretien des institutions d’intérêt public. La genèse du libéralisme économique vaut bien comme une autonomisation de la sphère économique. Pour se constituer comme discipline autonome, se donnant pour objet un domaine séparé de la sphère des affaires humaines, il fallait que l’économie se séparât du politique, ce qui est évident, mais en même temps, ce qui l’est moins, qu’elle s’émancipât vis-à-vis de la morale et de toutes sortes de codifications sociales rigides.
Ce qui se joue alors dans la conception individualiste de la société, ce n’est plus tant un accent porté sur la valeur morale de l’autonomie qu’une reconnaissance de l’individu porteur d’intérêts, échangeur. Avec le libéralisme économique, la valeur de l’utile devient déterminante. Alors que le libéralisme politique porte sur les relations entre des sujets, le libéralisme économique intensifie les rapports des sujets aux objets puisque les choses rentrent dans un rapport marchand : elles se voient elles-mêmes fixées en valeur selon le rapport d’utilité que les hommes entretiennent directement avec elles.
Plus encore, les libéralismes politique et économique, malgré leurs différences doctrinales, ont pu fonctionner ensemble. Je reprends là les propos de Wendy Brown à ce sujet dans les Habits neufs de la politique mondiale :
Dans l’histoire de la pensée politique, le libéralisme, dont la liberté individuelle constitue la pierre de touche, désigne un système dans lequel la raison d’être de l’État est la garantie, sur des bases formellement égalitaires, de la liberté des individus. Un système politique libéral est donc également compatible avec une politique économique libérale8.
En même temps, les femmes n’ont pas de place dans ce dispositif car elles ne peuvent pas être pleinement caractérisées par la liberté, qu’elle soit politique ou économique.
Cependant, aujourd’hui, selon les analyses de Wendy Brown extrêmement judicieuses sur le libéralisme actuel, cette coexistence des deux libéralismes est mise en péril par un nouveau libéralisme, le « néolibéralisme » qui « renvoie à la variante économique du terme » mais en établissant « les principes du libéralisme économique sur des bases d’analyse sensiblement différentes de celles que faisait valoir Adam Smith9 ». Alors que le libéralisme politique et ses valeurs ont essuyé de nombreuses critiques qui visaient son inefficacité sociale, sa trop grande abstraction, le formalisme de ses droits, il semble que le libéralisme économique ait perduré, transformé. Ce que montre Wendy Brown, c’est que le sujet d’intérêt ou l’homme économique a permis de construire une figure de l’homme libéral comme homme gouvernable selon le moins d’État. L’homme gouvernable est individualiste en un sens qui n’est pas celui du libéralisme politique ; il est plus fondamentalement relié ou dépendant (par la propriété, l’intérêt comme dans le libéralisme économique classique). Ce qui est nouveau, c’est que ce réseau de relations le rend gouvernable. La gouvernementalité elle-même et toutes les dimensions de la vie sont modelées par la rationalité marchande10. La rentabilité devient un projet à la fois anthropologique et politique : toute action humaine ou institutionnelle est conçue comme l’action rationnelle d’un entrepreneur, sur la base d’un calcul d’utilité, d’intérêt et de satisfaction. Tout sujet humain investi dans la pratique peut alors être dirigé par ce programme politique au service d’une rationalité marchande totalisatrice.
On peut déterminer trois libéralismes au moins dont l’un, le premier, est en voie de disparition tant ses idéaux relèvent d’une conception du sujet autonome, séparé et non immédiatement relié. Trois libéralismes et combien de féminismes ? Comment définir le féminisme et à partir de quelle forme du libéralisme le penser, éventuellement, et comment penser l’égalité des hommes et des femmes à partir du nœud théorique complexe des Lumières ? Comment les femmes pourraient-elles prétendre à une égalité politique de droits ou à une implication économique à la hauteur de celle des hommes dès l’époque des Lumières qui semble pourtant construire le sexe féminin comme le sexe de la nécessité, des besoins, sexe inférieur dès qu’il s’agit d’évoquer la noblesse et l’indépendance de la tâche publique ? Les femmes ne valent-elles pas comme un coin dans cette connexion entre les Lumières et les libéralismes ?
On peut dire que l’idée de féminisme apparaît avant les textes des Lumières cités plus haut, au xviie siècle avec Poulain de La Barre11, cartésien partisan du dualisme du corps et de l’esprit qui peut ainsi concevoir l’égalité des hommes et des femmes en matière de capacités intellectuelles ; d’où la possibilité d’éduquer les femmes comme les hommes aux différentes formes de savoir. Femmes et hommes ont les mêmes capacités intellectuelles. On sait, par ailleurs, que le féminisme s’est énormément développé au xxe siècle comme un combat politique (qui n’a pas pour finalité la prise de pouvoir) en faveur de la cause des femmes, au nom d’une revendication d’égalité entre hommes et femmes, égalité compromise dans la réalité par la domination masculine (qui n’est pas tant le règne des hommes que le règne d’un système privilégiant des valeurs considérées comme masculines). À mesure que le féminisme s’est imposé comme un combat politique juste, il est devenu pluriel : les différentes luttes peuvent être portées par un féminisme universaliste (au nom d’un sujet porteur de droits qui ne devrait pas coïncider avec un sujet sexué), par un féminisme différentialiste (l’humanité étant irrémédiablement partagée en deux entités stabilisées ; il faut alors valoriser la sphère caractéristique du féminin longtemps rendue invisible). Le féminisme est à la fois pratique et théorique. Il se déploie dans des figures historiques de femmes, etc. Il est très difficile de le saisir de manière unitaire12. Il est très difficile également de produire une cartographie complète. De manière très générale, disons qu’il pose qu’il existe un problème des femmes, ce problème des femmes supposant de répondre à la question : qu’est-ce qu’une femme ? Ce qui amène alors à une autre question : d’où vient en la femme la soumission ?
Ces questions ont été posées en ces termes par Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe. Elles ont été résolues par la proposition suivante : la femme doit pouvoir expérimenter tout comme l’homme une liberté, se transcender dans un projet, ce qui veut dire sortir de la domination pour inventer, construire des solutions inédites avec tous les risques que peut comporter un tel rapport au réel. Simone de Beauvoir, très curieusement dans le Deuxième sexe, croise des valeurs issues de la tradition du libéralisme politique : l’indépendance, l’autonomie, la liberté et l’égalité. À partir du moment où le féminisme se présente comme un mouvement de libération de la femme, ne combat-il pas au nom des valeurs du libéralisme politique ? Bref, peut-on penser un horizon politique commun entre féminisme et libéralisme ?
Bien sûr, si l’on y regarde de plus près le féminisme de Beauvoir n’est pas un libéralisme alors même qu’il a en commun avec le libéralisme politique des valeurs morales qui donnent un sens à la condition humaine. Il n’est pas un libéralisme à cause de l’insistance sur le concret, les situations, ce que nous appellerions aujourd’hui un contexte. La liberté n’est jamais donnée, surtout pour les femmes puisque ce sont des sujets assujettis, inessentiels car constitués par les exigences d’une situation d’être dominé. Les femmes vivent un drame en quelque sorte singulier, qui tient au caractère inconciliable de leur être sujet qui fait signe vers la liberté et de leur féminité marquée par la domination masculine :
Ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre […] Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance13 ?
Cette dernière question s’avère fondamentale. Elle montre tout l’écart de Beauvoir avec le libéralisme : l’indépendance, dès qu’il s’agit du problème politique des femmes, n’est ni valeur immédiatement disponible, ni une injonction que la femme pourrait réaliser sans détour tant elle est exclue des critères sociaux qui équipent un individu indépendant. Avec le libéralisme politique, il faut glorifier l’indépendance comme valeur de l’humanité. Contre le libéralisme politique, il est nécessaire de prendre en considération l’exclusion des femmes (mais aussi, à certains moments de l’histoire, des Juifs, des populations de couleur, etc.), de penser la dépendance, la servitude (qui institue la différence) qu’est la féminité (telle qu’elle a été conçue par un système de domination masculine) pour pouvoir s’en libérer.
Alors, quel jeu peut donc se faire entre le féminisme et les valeurs du libéralisme politique ? Les féminismes ont-ils, peuvent-ils et doivent-ils se servir de ces valeurs (autonomie, liberté, égalité) qui ont fait le fondement de nos démocraties libérales ? Peuvent-ils réinvestir un certain sens des Lumières ? Plus encore, le féminisme aujourd’hui doit-il utiliser la boîte à outils du libéralisme, souvent mise de côté au nom de sa collusion avec la bourgeoisie qui a si longtemps profité de l’assignation des femmes à l’espace privé ou domestique ? Peut-être. Je pense au discours un peu nostalgique et mélancolique de Wendy Brown, philosophe issue des rangs de la gauche américaine, qui n’hésite pas à écrire dans son dernier recueil d’essais traduit en français récemment :
Il me faut admettre que ces textes conservent une certaine sollicitude pour la démocratie bourgeoise, sollicitude renforcée par la sévère érosion qu’elle a subie au cours des dernières décennies. Cette sollicitude est nouvelle pour moi et contraste en vérité avec les longues années de travail intellectuel que j’ai consacrées à la critique de la démocratie libérale14.
À l’ère du néolibéralisme qui voisine très bien avec un néoconservatisme, les valeurs d’indépendance, de liberté, d’égalité des démocraties libérales ne peuvent-elles pas apparaître comme un recours alors même que de nouveaux principes de gouvernance ont totalement tourné le dos à ces principes ? Le féminisme politique ne pourrait-il pas, dans cette perspective, renouer dans une certaine mesure avec ce libéralisme politique afin de poursuivre une libération des femmes qui est loin d’être achevée ? Ou au contraire, cette union est-elle impossible et même compromise par les positions des grands penseurs des Lumières sur les femmes qui, tout en valorisant l’égalité, instituent une différence des femmes jusqu’à concevoir le mariage comme un contrat de soumission chez Kant15 ? Des Lumières « au masculin » peuvent-elles avoir un sens ?
L’impossible union: les critiques féministes du libéralisme
On peut dire que les indécisions du féminisme en matière de libéralisme politique, ses ambiguïtés parfois, ses voisinages incomplets, reposent sur un paradoxe ancré au cœur du féminisme qui est à la fois un mouvement politique pour la libération des femmes (production de pratiques) et un ensemble de discours, de savoirs et de réflexions sur les femmes qui les constituent du même coup comme femmes. D’un côté, les théories féministes ont produit des critiques du libéralisme considéré comme un système politique pervers qui, tout en invoquant la liberté humaine, a continué d’asservir les femmes au profit des hommes. De l’autre, les mouvements de libération de la femme, particulièrement aujourd’hui dans les pays non occidentaux, souvent non démocratiques, invoquent le langage du libéralisme politique pour justifier le combat des femmes. La philosophe américaine Martha Nussbaum rappelle ce paradoxe dans un article intitulé “The Feminist Critique of Liberalism16”. Que ce soit en Inde, au Soudan ou au Bangladesh, les combats féministes contre les traditions religieuses, contre l’excision des femmes, contre le pouvoir des pères, des maris, des frères, se font au nom d’un langage qui réclame des droits, l’autonomie de la personne, la dignité, le respect pour les femmes. Ces termes, issus de la tradition libérale, d’un libéralisme investi de morale de type kantien, sont utilisés pour promouvoir une critique radicale de la société, comme si les utiliser c’était définir et prescrire ce qui est crucial pour la qualité de vie des femmes.
Alors, si de nombreuses féministes dans des pays qui bafouent le droit des femmes à la liberté et à l’égalité utilisent les idéaux du libéralisme politique ou de nos démocraties libérales pour combattre et critiquer des sociétés très patriarcales, pourquoi une grande partie des théories féministes en Europe et en Amérique du Nord sont-elles si sévères à l’égard de tout projet libéral ? Que reprochent les théories féministes au libéralisme dont elles mélangent d’ailleurs très souvent les aspects politiques et économiques ?
Le libéralisme promeut une idéologie individualiste
L’idéologie individualiste du libéralisme est bien connue. Les analyses magistrales de Louis Dumont (Homo aequalis et Essais sur l’individualisme, respectivement 1977 et 1983) ont bien montré, à travers l’histoire intellectuelle de l’Europe, particulièrement en France, en Allemagne et en Angleterre, comment se sont constituées petit à petit des représentations qui valorisent l’individu et négligent ou subordonnent la totalité sociale. Louis Dumont identifie une « anthropologie de la modernité ». Il distingue alors deux sens du mot « individu » en rapport avec le mot « homme », l’individu comme homme particulier empirique, échantillon de l’espèce humaine qu’on rencontre dans toutes les sociétés, et l’individu comme porteur de valeurs, être moral indépendant, autonome17. C’est cette dernière définition de l’individu que l’on rencontre dans l’idéologie moderne. Contrairement aux sociétés holistes comme celles de l’Inde par exemple, caractérisées par la soumission à la hiérarchie (aux castes) comme valeur suprême, dans nos sociétés l’être humain individuel est valorisé :
À nos yeux chaque homme est une incarnation de l’humanité tout entière, et comme tel il est égal à tout homme, et libre18.
Chaque homme est autonome, ce qui veut dire effectivement qu’il porte en lui toutes les qualités qui qualifient l’homme en dehors de ses liens divers. Cette tradition de pensée libérale valorise un individu délié ou séparé, à l’origine de ses actes et responsables de ses actions, abstrait aussi car indépendant des aléas sociaux.
Disons alors que l’individu libéral structuré autour de la valeur de l’autonomie est une fiction qui vaut comme une injonction à être. C’est une manière de garantir, à travers nos existences singulières, des valeurs morales, un sujet porteur de droits, non assujetti à un ordre social. Mais, cet individu politique coexiste avec un homme travailleur et propriétaire (Locke), porteur d’intérêts (Smith) de telle sorte que l’individu autonome peut se retourner en entrepreneur de soi, guidé par une raison calculatrice au service de son bien propre. Il existe un recto : individu indépendant, non attaché, qui peut ainsi contracter en tant que membre à part entière d’une association politique. Il n’en reste pas moins un verso : un tel individu donne à l’association politique le meilleur de lui-même. Il est un individu performant, perpétuellement mobilisable et mobilisé, silencieux sur sa sphère privée, oublieux de l’intime et de ses accidents.
C’est précisément cette figure de l’individu libéral qui peut faire coïncider la valeur morale de l’autonomie dont la forme la plus élaborée est kantienne (considérer tout être humain comme une personne, ayant sa propre fin en elle-même) et la valeur de l’utile (cet individu au service de son intérêt, séparé des autres car préoccupé par lui-même, ses qualités et ses biens) que les féministes se sont attachées à critiquer. En effet, reprenons la question identifiée tout à l’heure avec Simone de Beauvoir, celle de la dépendance réelle des femmes. Comment la tradition libérale peut-elle prendre en compte la dépendance alors même qu’elle fait comme si l’indépendance allait de soi ? Elle oublie la spécificité du destin féminin à travers l’histoire (tout comme elle oublie la spécificité de tous les destins assujettis : les gens de couleur, les exclus du système économique, etc.). Dans le projet libéral, soit la dépendance est oubliée, soit elle est considérée négativement. Cette critique du libéralisme est vraiment très répandue, sous des formes diverses, dans des projets de philosophie politique suffisamment différents, pour montrer que le libéralisme a échoué dans sa conception de la justice, conception trop abstraite et impersonnelle qui a fini par se retourner contre lui tant elle a laissé de côté toutes celles et ceux, encore assujettis dans des démocraties dites libérales, et qui n’ont pas trouvé de représentation politique dans ce système.
Dans Frontiers of Justice19, Martha Nussbaum montre bien le caractère radical de ce grand oubli de la dépendance dans le libéralisme politique (chez Locke, Kant ou Rawls) : les femmes n’ont ainsi jamais bénéficié dans la tradition libérale de l’égalité morale des personnes (cette fameuse autonomie). Kant, dans la remarque du § 46 de la Doctrine du droit a même défini en quelque sorte des exclus de l’humanité honorable en différenciant vigoureusement des citoyens actifs et des citoyens passifs. Les premiers apparaissent comme des sujets libres qui doivent être traités comme des fins et non comme des moyens tant ils ne sont pas des choses que l’on peut s’approprier. Les seconds se caractérisent par leur dépendance ou leur minorité : ce sont des femmes, des immigrants et toute personne qui ne peut se suffire à elle-même par sa propre activité. Les citoyens passifs sont des êtres dépendants, donc trop vulnérables, manipulables et, à ce titre, dangereux. Ils ne peuvent pas prétendre au titre de sujet moral et politique. Finalement, le principe libéral de l’autonomie, au fondement de l’idéologie individualiste, ne vaudrait-il pas comme une acceptation de l’exclusion de tous les êtres dépendants dont les femmes ?
Dès lors, du point de vue de nombreuses féministes, cette figure de l’individu, aussi noble soit-elle, est au service des privilégiés qui peuvent faire correspondre de tels principes avec l’exercice de l’intérêt personnel et une rationalisation des conduites dans une société marchande qui ne peut que prospérer. La passion de l’intérêt devient alors20 une passion spéciale, réfléchie, qui permet dès lors qu’elle dirige la vie, de rationaliser les conduites par des actions qui deviennent plus prévisibles à la différence des émotions empathiques moins prévisibles, fortement investies par la partialité affective. Ce versant à la fois anthropologique et économique est violemment critiqué par les féministes : il promeut une séparabilité des individus à travers laquelle la performance est associée au masculin dans le cadre d’une séparation stricte des sphères publique et privée. Plus exactement, l’intérêt est alors valorisé du côté d’une sphère publique faite majoritairement pour les hommes alors que les relations d’amour et de soin sont cantonnées à la sphère privée de la famille, largement confiée aux femmes qui restent donc en dehors du jeu social et des institutions politiques. Ainsi, Susan Moller Okin21, très influencée par John Rawls, favorable à bon nombre de thèses du libéralisme politique issues de la Théorie de la justice, n’en reproche pas moins à Rawls de faire de la famille une société naturelle. Contre Rawls, il faut donc affirmer que le privé est politique, que la famille doit être pensée comme un espace social qui ne va pas de soi ; il ne s’agit pas d’une société naturelle, vestige des temps monarchiques, avec un chef de famille seul dépositaire d’une juste autorité. Pourquoi Rawls, au moment de définir les conditions ou les circonstances de la justice, ce qui fait son contexte à la fois subjectif et objectif, imagine-t-il des partenaires chefs de famille, désirant « améliorer le bien-être de leurs descendants, au moins les plus proches22 » ? Croit-il réellement que la famille est naturellement régie par le jeu de l’amour et de l’autorité en dehors de toute régulation politique et sociale ? Les critiques féministes sont vraiment percutantes et modernes sur ce point puisqu’elles détruisent un certain nombre d’illusions naturalistes sur la famille pour la penser comme un espace politique qui doit promouvoir l’égalité des hommes et des femmes en critiquant toute forme d’autorité naturelle qui cache des marquages de genre, en acceptant aussi différentes formes de liens familiaux.
Un idéal d’égalité trop abstrait
La perspective de l’autonomie fait signe vers une certaine vision de la personne qui promeut, du côté du féminisme inspiré par les valeurs libérales, un idéal de l’égalité des sexes. Cependant, pour des féministes comme la juriste Catherine MacKinnon, cet idéal reste trop abstrait même s’il a permis, en Europe et en Amérique du Nord, un certain nombre d’acquis comme
l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la fonction publique, université comprise, aux professions libérales, aux métiers ouvriers, à l’armée et à une présence plus que théorique dans l’athlétisme23.
Mais cet idéal libéral hérité de l’Aufklärung kantienne, investi sur le terrain de la revendication d’égalité des sexes, est incapable de prendre en compte le fondement de la différence des genres, le pouvoir des hommes dans la vie sociale.
Plus exactement, les valeurs libérales posent en matière de rapports de sexes un problème spécifique que MacKinnon nomme « l’approche de la différence ». Une telle approche repose sur les différences des genres sur le plan doctrinal, ce qui ne peut que limiter l’égalité des genres. Il existe alors toujours une tension entre le concept d’égalité qui présuppose l’identité et le concept de sexe qui présuppose la différence :
L’approche de l’égalité des sexes qui a dominé la politique, le droit et la perception sociale fait de l’égalité une équivalence, non une distinction, et du sexe une distinction. Le mandat légal de l’égalité de traitement – qui est à la fois une norme systémique et une doctrine juridique particulière – consiste alors à traiter pareillement ceux qui sont semblables et différemment ceux qui sont différents, les sexes étant définis en tant que tels par leurs différences mutuelles. Autrement dit, le genre est socialement construit comme une différence sur le plan épistémologique et le droit sur la discrimination de sexe limite l’égalité des genres par la différence sur le plan doctrinal, d’où une tension interne entre le concept d’égalité, qui présuppose l’identité, et le concept de sexe, qui présuppose la différence. L’égalité des sexes devient une contradiction dans les termes, une forme d’oxymore, ce qui pourrait expliquer que nous ayons tant de mal à l’obtenir24.
Les féministes emprisonnées dans cette tension et cette contradiction ont le choix entre l’injonction : « soyez identiques aux hommes » (neutralité de genre et règle de l’égalité formelle), et l’affirmation philosophique que le sexe est une différence (puisque nous sommes différentes, soyons différentes des hommes, ce qui suppose la défense d’une protection spéciale sur le plan juridique).
Dans les deux cas, le problème c’est l’obsession de « l’approche de la différence » ou encore du problème de l’identité et de la différence même si ce féminisme a permis d’inquiéter la société et d’obtenir un certain nombre de choses relativement aux hommes.
En même temps, universaliste ou différencialiste, ces féminismes restent imprégnés par l’idéalisme libéral qui, d’une part, n’arrive pas à prendre en compte toute l’extension des inégalités par manque de réalisme et qui, d’autre part, reste un système politique et social pour les hommes : la plupart des critères sportifs reposent sur la physiologie des hommes, l’assurance-maladie ou automobile, sur leurs besoins, etc. L’approche libérale du féminisme ne peut qu’être insatisfaisante, incomplète car elle met de côté l’essentiel : la hiérarchie de pouvoir entre les hommes et les femmes. « L’approche de la domination » prônée par C. MacKinnon repose sur la conviction que mieux vaut combattre les inégalités (ces différences tant réelles qu’imaginaires entre hommes et femmes) plutôt que revendiquer l’égalité des sexes. La différence des sexes reste un assujettissement social. L’infériorisation sociale des femmes en tant que genre tient à ce que la plupart des abus qu’elles subissent (les violences contre les femmes : viols, prostitution, pornographie) ne sont que marginalement infligés aux hommes. D’où une approche du féminisme qui n’est pas abstraite, qui n’adopte pas le point de vue de la domination masculine (qui est celui de l’approche de la différence), qui lutte contre les discriminations faites au nom du sexe par ce que C. MacKinnon nomme « des questions d’ajustement empirique25 », c’est-à-dire de meilleure adaptation des règles juridiques (implicitement modelées sur une norme créée par des hommes) au monde tel qu’il est avec ses rapports de domination sexués.
Finalement, toute reprise du libéralisme (au nom d’un idéal de justice) par le féminisme aboutit à des résultats insuffisants ou partiels. C’est en quittant la question des valeurs morales que l’affaire de l’égalité peut prendre corps :
L’affaire de l’égalité ne se pose plus en termes de bien et de mal, mais de pouvoir et d’absence de pouvoir26.
Cette critique du libéralisme, qui reconnaît en même temps l’impact du libéralisme sur les mouvements féministes, est forte. Elle insiste sur le concret de nos vies positionnées sur l’échiquier du pouvoir en fonction de notre sexe. Elle repart des situations d’inégalité, des sentiments d’injustice, des expériences discriminatoires plutôt que d’invoquer abstraitement l’égalité, la justice. En ce sens, elle s’investit dans une démarche éloignée de l’esprit du libéralisme politique tel qu’il s’élabore à partir des Lumières. Elle peut davantage, dans son rapport à la modernité des Lumières, convoquer ce que Jonathan Israël a nommé, après Margaret Jacob, des « Lumières radicales27 » ; des penseurs radicaux en marge des courants d’idées hégémoniques ont pu, au nom de caractérisations universelles de l’humanité, dénoncer les aliénations propres aux femmes comme la chasteté ou le mariage. Il s’agit bien alors de s’interroger sur des situations d’inégalité qui affectent les existences des femmes alors même que se développent des idéaux d’émancipation du genre humain.
Ce que le féminisme fait au libéralisme. Vers d’autres Lumières ?
Le féminisme ne peut entrer en dialogue avec le libéralisme que si le libéralisme se renouvelle avec les critiques féministes qui lui sont adressées, ce qui suppose qu’il accepte de reconnaître des idées plus radicales que les siennes, plus dénonciatrices des expériences discriminatoires, ceci dès l’époque des Lumières. En d’autres termes, tentons de comprendre maintenant ce que le libéralisme comme doctrine peut apprendre du féminisme, qui peut le transformer, plus particulièrement, revivifier le libéralisme politique et ses valeurs en ces temps de néolibéralisme.
On sait très bien aujourd’hui que l’une des critiques les plus percutantes adressées au libéralisme est celle qui concerne son incapacité à penser une positivité ou une dignité de la dépendance. En effet, le libéralisme s’est tellement structuré autour d’un culte sans partage de la fiction de l’individu indépendant et performant qu’il n’a pas su élaborer une prise en compte des différents types de dépendance ou de vulnérabilité (vitale : début et fin de vie/sociale : précarité, exclusion/environnementale : catastrophes naturelles, grande pollution). On peut citer cette phrase très juste de Richard Sennett extraite de Respect :
La dignité de la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable28.
On peut également invoquer le dernier livre de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice, placé sous l’égide d’une dédicace à John Rawls éminemment critique sur la conception libérale de la justice : trop abstraite, rigidifiée par une tradition politique, celle du contrat social qui ne conçoit les individus que « libres, égaux et indépendants29 ». Certes, le libéralisme politique a pu se constituer comme un corps de doctrine soucieux d’élaborer des similitudes entre les hommes contre toutes les formes de subordination ou de sujétion. Cependant, il a fait silence sur un certain nombre de données individuelles qui, aujourd’hui, mettent en péril sa conception de la justice sociale :
De telles théories ne laissent aucune place à ceux qui, pour de longues périodes de leur vie, ou même durant toute leur vie, sont sensiblement inégaux dans leur contribution à la productivité ou engagés dans des vies asymétriques à cause de leur condition de dépendance30.
Différents courants féministes se sont vraiment déployés dans ce cadre d’une critique de l’aveuglement du libéralisme vis-à-vis des dépendances, des vulnérabilités et des inégalités de situation engendrées, dans la perspective, non pas tant d’abandonner toute référence au libéralisme, mais plutôt dans l’optique de transformer la société de marché et ses valeurs, de faire évoluer les idées qui ont constitué le corps de doctrine du libéralisme. Deux exemples peuvent valoir comme des perspectives d’évolution du libéralisme dans le cadre féministe afin, en particulier, de ménager une place, aux dépendances, aux injustices, aux inégalités que peut engendrer la condition des femmes.
Prendre en compte la dignité de la dépendance
À travers l’histoire des idées, il apparaît très nettement que le libéralisme considère tous les êtres humains comme des êtres de raison (comportement rationnel selon l’autonomie ou comportement rationnel selon l’intérêt, soi autosuffisant ou soi entrepreneur). L’être humain est alors pensé par les discours et les savoirs comme un agent rationnel qui met suffisamment à distance tout ce qui pourrait introduire de l’instabilité, de l’incertitude, principalement tout ce qui s’enracine dans les sentiments et l’imagination. Quand on dit que le libéralisme est froid ou sec, ce que l’on évoque c’est sa difficulté à sortir d’une approche formelle du réel, à convoquer ce qui relève de l’affectif, de l’imagination, des rêves, etc.
Or, précisément, des féministes américaines comme Annette Baier ont essayé de montrer que nous avons appauvri, simplifié le corps de doctrine des idées libérales au nom d’une conception étroite de la raison qui a été associée à la fiction de l’indépendance, fiction longtemps en harmonie avec les modes de vie masculins, très investis dans les stratégies de jeu social. Selon Annette Baier, il faut rappeler que des philosophes comme Hume et Smith, associés à la doctrine du libéralisme et au Scottish Enlightenment, ont pourtant déployé des modèles de sociabilité à certains égards déconnectés d’une stricte rationalité. Relire ces philosophies, appréhender l’usage nouveau qu’elles font de la question de l’affectivité, de l’imagination et de l’identité, c’est faire un usage de la philosophie qui coïncide avec des discours féministes aujourd’hui qui mettent en doute la toute-puissance de la raison, font une lecture critique de l’identité personnelle et défendent un moi concret ou relationnel. Les idées libérales d’un Hume ou d’un Smith ont donc à voir avec une mise en avant des sentiments, de l’imagination, d’un soi relationnel, des figures de l’homme qui, forcément, mettent en avant ses dépendances.
Peut-être avons-nous progressivement reconstruit l’histoire du libéralisme dans un souci idéologique. Ainsi, la pensée de Hume, projet d’un devenir sceptique de la raison, vaut-elle comme une entreprise de démystification de la raison dont Baier dans The Commons of the Mind dégage les enjeux théoriques suivants : un abandon de l’acception logique de la raison au profit d’une ouverture de cette dernière à des formes culturelles et sociales de la réflexion qui brouillent nécessairement toute ligne de partage étanche entre une pensée pure, complète en chaque individu indépendamment de tout contexte, et l’ensemble des pratiques sociales ou culturelles31. L’extension des formes de la rationalité particulièrement claire chez Hume (dans les Essais) mais aussi chez Shaftesbury (recours à la conversation, au bel esprit, à l’homme cultivé ou poli, etc.) témoigne de pratiques rationnelles dialogiques que la philosophie doit considérer. Dès lors, ce qui est en jeu, c’est l’élaboration d’« un concept social de la raison » avec la conséquence suivante : la relative intégration de certaines femmes à un monde élargi de la raison qui prend en compte d’autres pratiques de l’esprit que celles de la philosophie traditionnelle. Dans la perspective d’un recours à l’histoire de la philosophie, le féminisme peut jouer la tradition des Lumières écossaises, ses ressorts sceptiques, contre l’Aufklärung imprégnée par une définition de la personne morale qui laisse les femmes et leurs dépendances multiples en dehors du dispositif dès qu’il s’applique au monde empirique régi par une légalité juridique qui ne fait pas des femmes des sujets à part entière.
Ainsi, l’ouverture de la raison à des pratiques de sociabilité produit, d’une part, une critique de la raison comme pensée pure dénuée de toute inscription dans un tissu social ; d’autre part, la raison, fissurée, devient inclusive et dialogique : ouverte sur la société et attentive aux jugements et aux paroles des autres, à l’expérience qu’ils expriment, parmi lesquels celles des femmes savantes. En remettant en cause des préoccupations rationnelles trop refermées sur des individus autonomes dans le but de promouvoir des pratiques relationnelles, de telles philosophies montrent que l’individu est toujours déjà social, en situation, passionnel32, toujours déjà pris dans des relations avec autrui qu’il soit de sexe féminin ou masculin. Les dépendances nous concernent toutes et tous ; elles tissent la possibilité même de nos pratiques. S’agit-il d’un féminisme qui s’ignore ? Dans ces perspectives, les êtres dépendants que sont les femmes au xviiie siècle ne sont pas discriminés ou considérés comme mineurs. Sans doute, le libéralisme devrait-il alors faire retour sur son histoire et considérer ses origines autrement, du côté d’une découverte de la dignité et de la fécondité de nos dépendances dès l’époque des Lumières, du côté de Lumières minoritaires d’un point de vue académique.
La figure du soin
Dans les pratiques sociales de nos sociétés libérales ou dites « démocratiques », il apparaît très nettement que tout ce qui ne valorise pas l’individu entrepreneur de soi est oublié, mal considéré, rendu invisible, et confié à ceux que l’on peut disqualifier et assujettir : les femmes, les gens de couleur, les pauvres. La question du soin et de la sollicitude dans le soin (ce que la langue anglaise nomme care) est particulièrement au centre de ces pratiques, de telle sorte qu’elle a focalisé tout un ensemble de discours féministes. Le care regroupe des dispositions et des activités qui incluent tout ce que nous accomplissons pour soutenir, perpétuer et réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Reconsidérer le care, majoritairement assigné aux femmes (moralement et socialement), c’est penser autrement la place des femmes dans nos sociétés et c’est proposer de nouveaux modes de fonctionnement des économies de marché, plus égalitaires, plus soucieux du bien-être de tous : prise en compte de la valeur des services à la personne, nouvelle définition de l’individu (non plus la fiction de l’individu autonome mais la réalité de nos vulnérabilités, plus ou moins grandes33).
Les sociétés libérales sont face à de nombreux défis dont celui du care. Les problèmes liés au début et à la fin de vie, le développement inévitable des métiers de soin rencontrent les problématiques et les combats féministes autour de la nécessité, d’une part, de cesser d’exploiter le travail des femmes et des moins favorisés dans un care mal rémunéré et mal considéré et, d’autre part, de reconnaître que nous sommes tous, à un moment ou un autre de notre vie au moins, des êtres dépendants ou vulnérables ; c’est la production d’une idéologie libérale et masculine que de nous avoir fait croire aussi simplement à l’évidence de l’individu autonome, comme si l’autonomie n’était pas toujours le fruit d’un parcours complexe qui comprend des zones de dépendances.
Les travaux de Joan Tronto, particulièrement Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care34, sont structurés par la conviction que nos sociétés libérales ne sont pas démocratiques car oublieuses du care qui, pourtant, les fait tenir, qu’elles pourraient le devenir si elles avaient le souci de mettre le care au centre de nos sociétés, non comme marchandise mondialisée ou simple activité de service mais comme une valeur de nos démocraties, ce qui suppose un engagement de la société à soutenir le care, un changement de représentations ou d’idéologie. Ainsi, avec une telle analyse du care, nous pouvons nous considérer comme vulnérables et comprendre les vies des plus vulnérables comme des vies semblables aux nôtres. Plus encore, nous pouvons imaginer la grande vulnérabilité que nous traverserons sûrement à un moment ou un autre, à des degrés divers certes. C’est en même temps une manière d’arrêter de penser que l’autonomie personnelle, la réussite à tout prix, sont les solutions à tous les problèmes de société.
Alors, peut-être que, si nous changions la place du care dans nos sociétés, pour en faire une valeur, nous transformerions le libéralisme en le rendant plus concret, plus soucieux des autres et de la matérialité de leurs existences (corporelles, vitales, affectives et sociales), jusqu’à tempérer l’idéal de justice neutre ou impersonnel souvent adopté par les théoriciens du libéralisme par du care. Introduire du care c’est se donner les moyens de reconnaître les situations d’injustice, les discriminations, les abus des économies de marché. C’est rejoindre bon nombre de combats féministes commencés au xviiie siècle dans les marges des Lumières, avec le scepticisme et le sentimentalisme écossais ou avec ce que l’on nomme aujourd’hui les « Lumières radicales ».
- *.
Philosophe, professeure à l’université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, elle vient de faire paraître : le Sexe de la sollicitude, Paris, Le Seuil, 2008.
- 1.
Dans le numéro 5 du Journal de la société de 89, 3 juillet 1790.
- 2.
Voir Michèle Crampe-Casnabet, « Saisie dans les œuvres philosophiques », dans G. Duby et M. Perrot (sous la dir. de), Histoire des femmes en Occident. T. III : N. Zemon Davis et A. Farge (sous la dir. de), Paris, Plon, 1991 ; voir aussi Fabienne Brugère, « Les femmes, la philosophie et l’art de la conversation », dans C. Secrétan, T. Dagron et L. Bove (sous la dir. de), Qu’est-ce que les Lumières « radicales »?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
- 3.
On pourrait ajouter pour Kant les Observations sur le sentiment du beau et du sublime, troisième section, « Sur la différence du sublime et du beau dans les rapports des deux sexes ».
- 4.
Sylvie Steinberg, « L’inégalité entre les sexes et l’égalité entre les hommes. Le tournant des Lumières », Esprit, mars-avril 2001 et Thomas Laqueur, la Fabrique du sexe, trad. M. Gautier, Paris, Gallimard, 1992.
- 5.
Dans le Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Puf, 1997, l’article de Didier Deleule, « Libéralisme », déploie la genèse des libéralismes politique et économique au xviiie siècle.
- 6.
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chap. IV, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1979, p. 293 ; il existe bien sûr des critiques de l’interprétation libérale de Montesquieu ; voir Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, Puf, 2004, introduction.
- 7.
Voir A. Smith, Richesse des nations, trad. P. Taieb, livre IV, chap. 9, Paris, Puf, 1995.
- 8.
Wendy Brown, les Habits neufs de la politique mondiale, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 49.
- 9.
Ibid.
- 10.
Ibid., p. 51.
- 11.
François Poulain de La Barre, De l’égalité des sexes (1673), Paris, Fayard, 1984.
- 12.
Sur les risques d’une continuité du féminisme à travers l’histoire, voir Joan W. Scott, Théorie critique de l’histoire, trad. C. Servan-Schreiber, Paris, Fayard, 2009, p. 132.
- 13.
Simone de Beauvoir, le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, réédité en « Folio Essais », t. I, p. 31-32.
- 14.
W. Brown, les Habits neufs de la politique mondiale, op. cit., p. 42.
- 15.
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. M. Foucault, Paris, Vrin, 1984, p. 148.
- 16.
Dans Martha Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford University Press, 1999.
- 17.
Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983, rééd. « Points Essais », p. 37.
- 18.
L. Dumont, Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977, p. 12.
- 19.
M. Nussbaum, Frontiers of Justice, Harvard University Press, 2007.
- 20.
Voir A. Hirschman, les Passions et les intérêts, trad. P. Andler, Paris, Puf, 1980.
- 21.
Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, trad. L. Thiaw-Po-Une, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008.
- 22.
John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 1997, p. 161.
- 23.
Catherine MacKinnon, le Féminisme irréductible, trad. C. Albertini et al., Paris, Des femmes Antoinette Fouque, 2005, p. 42.
- 24.
C. MacKinnon, le Féminisme irréductible, op. cit., p. 40.
- 25.
C. MacKinnon, le Féminisme irréductible, op. cit., p. 51.
- 26.
Ibid.
- 27.
Voir Margaret Jacob, The Radical Enlightenment: Pantheists, Freemasons and Republicans, The Temple Publishers, deuxième édition, 2003, et Jonathan Israël, les Lumières radicales (2001), trad. P. Hugues et al., Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
- 28.
Richard Sennett, Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Paris, Albin Michel, 2003 (rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2005, p. 144).
- 29.
M. Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit., p. 28-34.
- 30.
Ibid., p. 33.
- 31.
Voir Annette Baier, The Commons of the Mind, Chicago, Open Court, 1999, Lecture one: “Reason”.
- 32.
Je renvoie à la fameuse phrase de Hume dans Traité de la nature humaine, livre II, trad. J.-P. Cléro, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1991, p. 271 : « Nous ne parlons pas rigoureusement et philosophiquement lorsque nous discourons du combat de la passion et de la raison. La raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir. »
- 33.
Voir le dossier « Les nouvelles figures du soin », Esprit, janvier 2006.
- 34.
Livre publié en 1993 et traduit en français sous le titre : Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009.