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Photo : engin akyurt
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L’envers du masque

Le masque est devenu un accessoire incontournable. Quelles sont ses conséquences sur les interactions sociales ?

Jamais objet technique, pas même le téléphone portable, ne s’était inséré aussi vite dans les pratiques sociales. Certes, le masque n’a rien de nouveau. Il a toujours été présent dans l’imaginaire collectif, dans les pratiques culturelles et festives, dans les luttes politiques et, plus récemment, sous la forme littéraire du « pseudonyme » des réseaux sociaux. Mais, en Occident, le masque était inconnu comme outil sanitaire « grand public » et réservé à des usages professionnels particuliers.

Les sociologues disposent d’un savoir classique sur les modalités des interactions face à face qu’ils n’ont pas manqué de faire valoir, sitôt le masque venu troubler l’ordinaire des échanges entre humains. Depuis le début de la pandémie, nombre de spécialistes, parfaitement informés de l’importance du visage dans les interactions sociales, ont pris la plume pour exprimer de légitimes inquiétudes. « Nos échanges quotidiens seront mis à mal par le port du masque qui uniformise les visages en les rendant anonymes et défigure le lien social », s’est alarmé le sociologue David Le Breton1. Convoquant Levinas et Foucault, Daniel Salvatore Schiffer a dénoncé le masque comme un objet qui effacerait l’humanité fondamentale du visage pour imposer un nouveau « monde correctionnaire2  ». Jean-Sébastien Philippart a toutefois répondu que, selon Levinas, le « visage » ne saurait se confondre avec une partie du corps et que, de ce point de vue, le masque l’étend et l’enrichit plus qu’il ne l’occulte, dans la mesure où il manifeste notre soin pour autrui : « Le masque est une manière de traduire en acte cette responsabilité qui nous lie primitivement les uns aux autres3. »

Il en est de même de la « face », au sens de la sociologie des interactions, cette « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier4  ». Le masque affecte l’identité, mais ne l’occulte pas. Le porteur de masque conserve l’essentiel de son expressivité : elle reste lisible au coin des yeux, aux plissements du front et au détour de mille autres attitudes corporelles. Par ailleurs, l’extraordinaire et proliférante diversité des masques en tissu, faits maison ou manufacturés, transforme le masque en nouveau genre de « porte-identité5  », voire en accessoire de mode6.

Dans nos témoignages7, les personnes ne s’y sont pas trompées : les discours précoces rejetant le masque comme porteur d’anormalité, de déshumanisation et d’anxiété ont très vite cédé la place à une demande massive de masques comme vecteur de protection, d’affirmation de soi et même de rétablissement de ce lien social si précieux qu’il était censé défigurer. Le fait qu’on a plutôt reproché aux autorités de ne pas avoir suffisamment anticipé le besoin de masques et d’avoir longtemps nié son intérêt public suffit à écarter la lecture foucaldienne du masque comme muselière et nouvel outil de contrôle biopolitique des corps.

Certes, au début, le masque a fondé une division sociale d’un nouveau type entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Cette division recouvre au premier chef la hiérarchie légitime qui oppose, au nom d’un « civisme sanitaire », les soignants jugés prioritaires par rapport à l’ensemble des autres8. Mais elle dissimule aussi des tensions qui conduisent ceux qui n’ont pas de masques à jalouser ou dénoncer tous ceux qui, selon eux, jouissent d’un bien rare qu’ils ne méritent pas ou gaspillent. Les récriminations abondent à l’encontre des personnes qui arborent des masques dans leur véhicule ou lors d’une promenade avec leur chien. Par exemple, Patricia, 40 ans, fonctionnaire territoriale dans le Val-de-Marne, s’indigne : « Je suis choquée quand je vois des gens seuls dans leur voiture qui portent des masques FFP2, alors que des gens qui en ont besoin n’en ont pas. » Clémence, 28 ans, chef de produit mobile et designer web dans la Haute-Garonne, s’emporte, elle aussi : « Une chose qui m’énerve particulièrement, c’est de voir des gens dehors avec des masques alors qu’ils sont en train de promener leur chien. Il y a des gens qui sont au front et qui manquent de cette protection de base, vitale, et il y en a qui s’en procurent juste pour aller promener leur chien, alors qu’il n’y a personne autour et que les gestes barrières suffisent largement. Ces gens-là, à moins qu’ils soient contaminés (mais, dans ce cas, ils n’ont rien à faire dehors), devraient avoir honte ! »

Aux oppositions que l’on observe dans l’espace s’ajoutent celles qui se sont jouées dans le temps. Porter un masque dans un contexte où ils étaient absents a en effet exposé les premiers porteurs à la sanction de ceux qui y ont vu une rupture de norme incongrue. Le rejet des premiers utilisateurs du masque s’exprime partout, dans la rue, au travail, dans l’espace citoyen ou dans le monde marchand : « Au tout début, je me suis fait prendre en photo par deux adolescentes qui se moquaient de moi », se rappelle Marie, retraitée de 70 ans dans le Pas-de-Calais. « Beaucoup [de mes collègues de travail] se sont moqués, m’ont raillé, me demandant si je me sentais bien, pourquoi je faisais plus la bise, je serrais plus la main… », abonde Jacques, éboueur de 42 ans dans les Alpes-Maritimes.

Plus fondamentalement, le port du masque est vecteur d’anxiété, dans la mesure où il rend visible la menace de l’invisible, et amène chacun à se méfier d’autrui. Le masque sort de l’ordinaire, rend palpable la pandémie, œuvre comme un rappel omniprésent de la menace qui nous guette. « Certains voulaient nous l’arracher comme pour conjurer un sort, comme si celui-ci était le reflet visuel d’une pandémie que nous subissons et qui affaiblit nos libertés et nous rappelle notre vulnérabilité », se souvient François, 47 ans, pharmacien dans le Loiret. Au malaise général que provoque le masque s’ajoutent ses effets discriminants sur certaines populations, notamment les enfants et les malentendants : « Travaillant auprès de jeunes enfants, je sais que le masque peut être anxiogène pour les plus jeunes qui sont à “l’écoute” de notre langage non verbal », s’émeut Nathalie, 52 ans, éducatrice de jeunes enfants dans le Cher. « Je n’aime pas voir les gens avec les masques car je suis sourde, et cela m’empêche de lire sur les lèvres pour communiquer », se désole Caroline, 42 ans, éducatrice spécialisée dans le Loiret.

Le port du masque est vecteur d’anxiété, dans la mesure où il rend visible la menace de l’invisible.

À force d’éveiller l’indignation civique, la jalousie égoïste, mais encore la moquerie, la réprobation, l’inquiétude ou la discrimination, l’absence de masque a généré de l’anxiété et de l’animosité. Plus je vois de masques alentour, plus je me sens tout nu, et plus je tombe dans la violence mimétique qui me conduit à m’en prendre à des boucs émissaires et à chercher à m’approprier leur bien. En d’autres termes, la généralisation du port du masque devient le seul moyen d’apaiser les tensions. La distanciation se retourne : alors qu’en début de crise, le masque était perçu comme un obstacle et une menace pour le lien social, il est devenu, en l’espace de quelques semaines, la condition de la reprise de nos interactions. Le masque, de pur objet sanitaire, s’est mué en artefact solidaire, qui protège les corps, calme les esprits, et facilite à nouveau le rapprochement des personnes.

  • 1.David Le Breton, « Le port du masque défigure le lien social », Le Monde, 11 mai 2020.
  • 2.Daniel Salvatore Schiffer, « Le masque du confinement : occultation du visage et enfermement de la personne », Le Soir, 15 mai 2020.
  • 3.Jean-Sébastien Philippart, « Le masque défigure-t-il réellement nos rapports à autrui ? », Libération, 29 mai 2020.
  • 4.Erving Goffman, Les Rites d’interaction [1967], trad. par Alian Kihm, Paris, Minuit, 1974.
  • 5.Jean-Claude Kaufmann, L’Invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004.
  • 6.Voir Guillemette Faure, « Le masque, signe extérieur de personnalité », Le Monde, 5 juin 2020.
  • 7.Un corpus de plus d’un millier de témoignages écrits a été recueilli à travers la France au cœur du confinement, entre le 3 et le 12 avril 2020, dans le cadre du projet Maskovid, une enquête collective soutenue par l’Agence nationale de la recherche et menée par un groupe de chercheurs en sociologie des universités de Toulouse, de Nice et de l’École des Mines de Paris (Madeleine Akrich, Cédric Calvignac, Roland Canu, Franck Cochoy, Anaïs Daniau, Gérald Gaglio, Alexandre Mallard et Morgan Meyer).
  • 8.Voir Gérald Gaglio, « “Le masque symbolise des modes de vie chamboulés”, un sociologue décrypte », Nice Matin, 1er mai 2020.

Franck Cochoy

Ancien élève de l'ENS Fontenay-Saint-Cloud, Franck Cochoy est agrégé et docteur en sciences sociales. Ses travaux sont consacrés à l'anthropologie du marché, et plus particulièrement aux formes historiques d'instrumentation du rapport offre-demande.

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