Injustice et reconnaissance
Que revendique-t-on, dans le monde du travail, quand on demande une « plus grande reconnaissance » ? Derrière une multitude d’attentes, trois valeurs servent à se justifier : l’égalité, le mérite et l’autonomie. Or, ces trois principes entrent souvent en contradiction dans les situations pratiques. Comment arbitrer ? C’est à une théorie de la justice (et non de la reconnaissance) qu’il revient de faire le partage entre des revendications à la fois légitimes et contradictoires.
Le vocabulaire de la reconnaissance et du mépris s’impose aux acteurs sociaux comme le commun dénominateur d’une vaste palette de souffrances sociales. Cette observation n’est pas anecdotique et signifie, pour le moins, que les injustices sociales sont aujourd’hui vécues par chacun comme une atteinte à son identité, à sa propre estime, à sa capacité d’agir et de se sentir pleinement membre d’une société. En fondant une posture critique sur cette expérience et les pathologies sociales qui la constituent, non seulement Honneth voit juste d’un point de vue sociologique, mais il fonde une critique immanente dont le point d’appui normatif est moins une conception a priori de l’histoire, de la raison ou de la communication, qu’une expérience fondamentale et constante de l’humanité, celle de sujets essayant de se reconnaître eux-mêmes et ayant besoin des autres pour le faire.
Aucun sociologue ne peut être indifférent à cette perspective et on comprend aisément pourquoi les travaux d’Honneth tiennent aujourd’hui une place aussi importante dans la pensée sociale1. Nous voudrions cependant montrer que l’expérience du mépris et de la non-reconnaissance ne peut pas se substituer à une théorie de la justice. Pour cela, nous nous appuierons principalement sur une recherche empirique dans laquelle nous avons demandé aux individus pourquoi la non-reconnaissance dont ils se sentaient victimes leur semblait injuste. Alors que l’expérience de la non-reconnaissance se présente comme une sorte de bloc existentiel de frustrations et de souffrances profondes, la question reste ouverte de savoir pourquoi cette expérience-là est injuste. Ce n’est pas, en effet, parce qu’une expérience fait souffrir qu’elle est nécessairement injuste, même si elle appelle de la compassion. De plus, il n’y a pas de raison de penser que toutes les revendications de reconnaissance sont justes et légitimes.
Ces interrogations procèdent moins d’une conception philosophique de la justice qui surplomberait l’expérience de chacun, qu’elles ne surgissent dans l’expérience même quand les individus s’efforcent d’expliquer en quoi leur sentiment de non-reconnaissance procède d’une injustice. Or, quand ils se livrent à cette opération assez banale (pourquoi ce dont je souffre est-il une injustice ?) les sujets eux-mêmes en appellent à des principes de justice différents et contradictoires. Ainsi, à l’unité vécue de la non-reconnaissance et du mépris se juxtaposent des principes de justice si différents et si hétérogènes que la reconnaissance n’a pas d’unité morale et normative. Il convient donc de distinguer reconnaissance et justice, ce qui n’est rien enlever à l’expérience de la reconnaissance, mais ce qui invite à ne pas la considérer comme un principe de justice cardinal.
La reconnaissance est partout
Si l’on en juge par les propos recueillis dans une recherche portant sur les sentiments d’injustice des travailleurs2, le passage vers une représentation symbolique et « psychologique » des pathologies sociales et des injustices paraît s’accomplir à travers l’usage tous azimuts de la notion de reconnaissance pour désigner un ensemble complexe et hétérogène d’injustices et de souffrances.
Les travailleurs mal payés et qui se sentent parfois même exploités, les travailleurs dont le travail enrichirait d’autres qu’eux-mêmes, disent qu’ils ne sont pas reconnus. Ils ne sont pas reconnus aussi quand d’autres, accomplissant le même travail, sont mieux payés et mieux traités. Le déni de reconnaissance est encore avancé quand les identités professionnelles n’ont pas la place qu’elles devraient avoir. Les pompiers ne se sentent pas « reconnus » parce que leur régime de retraite ne « reconnaît » pas les risques du métier ; les intermittents du spectacle ne sont pas reconnus comme des artistes quand se négocient de nouvelles règles d’indemnisation ; les ouvriers d’Alsthom ne sont pas reconnus quand leur est refusée une augmentation de salaire… la liste est quasiment inépuisable.
Dans un registre plus large, le fait de ne pas se sentir traité comme un égal en termes de respect dû aux individus est aussi défini comme un déni de reconnaissance. Quand les inégalités paraissent excessives, trop larges pour englober les individus dans la même communauté, les sujets parlent plus volontiers d’absence de reconnaissance que de strictes inégalités. Si ces inégalités s’appuient sur les identités sexuelles ou culturelles discriminées et stigmatisées, les femmes, les jeunes, les personnes d’origine étrangère, les handicapés, parlent d’un déficit de reconnaissance et plus encore de mépris. Mépris aussi quand les élites politiques et médiatiques ignorent certains groupes ou en parlent trop ou mal. On méprise les fonctionnaires ou les ouvriers quand la télévision en parle mal, ou bien quand elle n’en parle pas. On méprise certaines victimes quand les médias parlent trop d’autres victimes perçues comme ayant le monopole de la souffrance, enclenchant ainsi un mécanisme de concurrence des victimes. Le fait d’être trop visible est une forme de détournement de la reconnaissance, le fait de ne pas l’être assez est aussi un déficit de reconnaissance3.
On parle aussi de reconnaissance quand les codes et les règles du travail ne sont pas appliqués, quand le droit ne protège pas et quand certaines équivalences ne sont pas respectées. Par exemple, les jeunes se plaignent de la non-reconnaissance de leurs diplômes et de leur expérience accumulée dans des stages. D’autres travailleurs se plaignent aussi de ce que leurs besoins privés et familiaux sont ignorés par les employeurs et ne sont pas reconnus. D’autres encore critiquent les syndicats dont les programmes revendicatifs ne reconnaissent pas certains problèmes et certaines minorités. Quant aux mouvements culturels, ils adoptent eux aussi le langage de la reconnaissance : les minorités visibles et leur mémoire ne sont pas reconnues, les minorités sexuelles ne sont pas reconnues, les minorités religieuses ne sont pas reconnues, les locuteurs des langues régionales ne sont pas reconnus… Les victimes de certaines maladies ne sont pas reconnues, les victimes des problèmes sociaux qui ne sont pas reconnues comme victimes…. Et beaucoup de ces groupes expliquent aussi que le fait de les reconnaître est une manière de les enfermer dans un stéréotype social niant leur reconnaissance authentique4.
Si l’on en croit le discours des acteurs, la reconnaissance est en jeu dans les interactions les plus banales, quand mon patron ne me salue pas, quand mes collègues m’ignorent, quand mes clients s’énervent, comme dans les formes de domination les mieux installées dans la structure des inégalités sociales. Au fond, tout se passe comme si le travail, et au-delà toute la vie sociale, exposait sans cesse la personne à une épreuve de reconnaissance dans laquelle toutes les relations sociales, les plus fines comme les plus structurelles, mettaient en jeu et en danger l’identité des personnes, l’image et l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes.
Les injustices et le Moi
A priori, ce matériau brut, évoqué ici de façon trop rapide, confirme les analyses d’Honneth sur un grand nombre de points et invite à placer la notion de reconnaissance au centre d’une sociologie de la subjectivité, d’une sociologie des mouvements sociaux et d’une sociologie morale et critique. Le dénominateur commun d’un grand nombre d’injustices et de souffrances est de placer le Moi et l’identité au centre.
L’expérience subjective du mépris irrigue tout un ensemble de conditions vécues comme des pathologies et lui confère une sorte d’unité. La recherche sur le travail évoquée plus haut s’accorde aux thèses d’Honneth sur ce point : le mépris est vécu comme une menace continue portant sur le « sale boulot », sur l’absence de diplôme, sur le poids des mises à distance aristocratiques traversant le monde du travail. Dans la subjectivité des individus, telle qu’elle se donne à voir et à entendre, le mépris englobe la plupart des plaintes. Conformément aussi aux analyses d’Honneth, le désir de reconnaissance et l’expérience du mépris se prêtent mal à une décomposition analytique. Ils forment une sorte de bloc existentiel, d’expérience brute, élémentaire et fondamentale, physique tout autant que mentale dans laquelle les enjeux économiques et les relations de pouvoir se coagulent dans un ensemble de sentiments et de demandes d’estime dont le Moi de chacun et le Nous de chaque groupe sont à la fois la cible et l’enjeu.
Honneth souligne à juste titre que la reconnaissance et le mépris se cristallisent sur le corps : « Toutes les formes de reconnaissance ont une origine corporelle symbiotique5. » Le corps agrège toutes les dimensions des identités sociales, il est la base la plus solide de constitution de l’unité du Moi, tout en étant pleinement social ainsi que Mauss nous l’a appris. Comme le disait Adam Smith, l’enjeu social central n’est pas l’intérêt, mais il est « d’apparaître en public sans avoir honte ».
Conformément à la thèse d’Honneth, les appels à la justice auxquels renvoie le déficit de reconnaissance se déploient sur toute une série de registres normatifs et moraux inscrits dans un continuum qui, du point de vue des acteurs, ne se distingue guère. La reconnaissance en appelle à l’amour et à la sollicitude dus à tout être humain au regard de ses besoins fondamentaux ; elle en appelle à l’égalité et aux droits qui la garantissent et protègent les individus des abus de pouvoir des puissants ; elle en appelle au droit plus élémentaire encore à l’estime sociale, celui qui préserve du désir de dégrader et d’humilier.
Sa définition de référence du Bien est un couplage de l’autonomie personnelle et de l’égalité entendue comme l’inclusion dans une société capable de renforcer l’identité sociale de chacun. L’association des deux termes composant un Moi à la fois fort et assuré de ses bases sociales, donc un individu solide et reconnu.
Ce qui doit prévaloir et former le cœur même de la normalité d’une société, indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi6.
La position critique d’Honneth est donc éminemment sociologique parce que le sujet dont elle parle est pleinement social de la même manière que les principes normatifs de la critique ne surplombent pas la vie sociale mais sont enracinés dans l’intersubjectivité des relations et des identités. La structure des relations de reconnaissance sociale décrite dans la Lutte pour la reconnaissance met en relation des principes, des besoins et des sentiments sociaux. Aussi n’est-il pas étonnant que, dans une grande mesure, les acteurs « parlent le langage de la reconnaissance ».
Pourquoi le mépris est-il injuste ?
Après avoir admis que la non-reconnaissance peut être la forme élémentaire de l’expérience des injustices, on peut cependant se demander s’il est possible d’en rester là, d’en rester à ce bloc de souffrance et de compassion. Je ne le crois pas, je ne pense pas que la force descriptive de la reconnaissance en fasse pour autant le substitut aux théories de la justice issues notamment des travaux de Rawls et des discussions qu’ils ont provoquées. Même si l’on considère que les souffrances provoquées par le mépris et la non-reconnaissance sont vécues comme injustes, ceci ne nous dit rien des critères de justice qui permettent d’en juger. Toutes les formes de non-reconnaissance sont-elles injustes ? Et dans le cas où elles sont injustes, pourquoi sont-elles injustes ? Sauf à considérer que l’expérience vécue est à elle-même sa propre mesure, on doit bien se poser ces questions.
Quand les personnes interrogées décrivent leur souffrance au travail, la demande de reconnaissance s’impose et ne se discute pas. Mais tout change quand le chercheur pose la question suivante : en quoi les injustices que vous dénoncez sont-elles des injustices ? Devant cette question, les acteurs ne sont plus mis en position de témoigner de leurs sentiments et de leurs expériences, ils sont invités à se conduire en « philosophe » en expliquant au sociologue ce qui fait que les injustices, et notamment l’absence de reconnaissance et le mépris, sont des injustices. Dès lors, l’unité de l’expérience du mépris implose parce que les individus sont tenus de mobiliser des critères de justice différents et souvent contradictoires entre eux. C’est sur ce point que je me sépare d’Honneth : les formes de reconnaissance ne se déclinent pas uniquement sur le registre des relations primaires (amour, amitié), des relations juridiques (droits) et de la communauté des valeurs (solidarité), mais elles s’organisent selon les principes de justice mobilisés par les sujets quand on leur demande en quoi le mépris qu’ils subissent est injuste.
Première observation : tous les acteurs interrogés sont en mesure de justifier les injustices, de dire pourquoi les injustices sont injustes, et pas seulement parce qu’elles les font souffrir. Si nous ne sommes pas toujours capables de dire ce qui est juste et pourquoi, nous sommes, en revanche, toujours capables de dire pourquoi les injustices sont injustes et pourquoi nos indignations sont justes7.
Seconde observation : les principes de justice mobilisés par les acteurs sont stables, en nombre limité et ce sont toujours les mêmes quels que soient les intérêts et les positions des individus. En ce sens, ce ne sont pas des valeurs et des normes dépendantes des contextes sociaux au sein d’une culture donnée. Il n’y a pas de principes de justice pour les cadres et de principes de justice pour les ouvriers même si les cadres et les ouvriers en font des usages socialement situés et « intéressés ». Ces principes sont des principes et pas des idéologies, bien que leurs mobilisations, « nous sommes tous fondamentalement égaux » par exemple, puissent participer de stratégies de justification de certaines situations vécues comme des injustices ou comme des privilèges justes. Mais, pour décrire les injustices à partir de points de vue opposés et ancrés dans des intérêts sociaux, les patrons et les ouvriers en appellent aux mêmes principes de justice qu’ils interprètent de façon contradictoire.
Quels sont ces principes fondant l’accord élémentaire sur lequel se forgent les conflits de reconnaissance ?
Trois principes de justice
1. Il est injuste de ne pas me reconnaître parce que nous sommes tous égaux et parce que, à ce titre, nous avons tous droit à une reconnaissance élémentaire.
Le monde du travail et la société en général portent atteinte à cette égalité fondamentale quand se manifeste le mépris de classe réservé aux « sales boulots », aux emplois peu qualifiés et pénibles, aux travailleurs peu diplômés… Dès lors, certaines attitudes hiérarchiques sont illégitimes – « on nous parle comme à des chiens » –, les inégalités sont perçues comme des jeux d’honneur et de mépris et on ne se sent pas reconnu quand on est privé du respect dû à chacun quelle que soit la position qu’il occupe. Ce sentiment de non-reconnaissance est particulièrement vif dans les emplois de service où le fait de servir autrui ne doit pas être identifié à un retour à la servitude et à la soumission aux personnes. Le problème du principe d’égalité auquel en appellent tous les acteurs vient de ce qu’il est enraciné dans la conception d’une communauté démocratique conçue comme un ordre juste, comme une hiérarchie légitime encadrée par l’égalité fondamentale des membres de la même société ou de la même humanité. Il en résulte une sorte de concurrence de l’honneur et, paradoxalement, une défense de son rang au sein de la structure sociale, une crainte continue du mépris et du déclassement, une obsession « tocquevillienne » de la reconnaissance.
Le principe d’égalité se déploie aussi selon le mécanisme de l’égalité libérale définissant les inégalités comme justes quand l’égalité initiale de la compétition méritocratique est réalisée. Les hiérarchies sportives par exemple sont tenues comme d’autant plus justes que la compétition garantit l’égalité initiale des concurrents, l’objectivité des règles et l’impartialité des arbitres. Cette conception de l’égalité est surtout mobilisée par les outsiders. Les femmes et les travailleurs d’origine étrangère critiquent alors le sexisme et le racisme de ce point de vue particulier. Au-delà d’être des atteintes à leur dignité, les stéréotypes négatifs et le mépris dressent des obstacles à la réalisation de leur pleine égalité dans la compétition entre égaux ouvrant l’accès équitable à des postes, à des positions et à des responsabilités. La critique de l’absence de reconnaissance est conduite au nom d’une égalité élémentaire supposant que chacun puisse faire la démonstration de son mérite. Dans ce cas, le racisme et le sexisme sont liés à la lutte pour la reconnaissance par le thème de la ségrégation et du plafond de verre. On peut ainsi comprendre pourquoi, alors que les femmes semblent atteindre l’égalité quand on compare leur sort avec celui qui leur était fait dans les sociétés passées, le sentiment de non-reconnaissance qu’elles expriment ne s’éteint pas : plus elles s’approchent de l’égalité et plus celle-ci semble acquise en principe, plus les inégalités réelles qui subsistent sont vécues comme une absence de reconnaissance fondamentale.
De manière générale, la reconnaissance est nouée à l’égalité au sein d’une conception dont il semble qu’elle repose sur un large consensus en condamnant les inégalités scandaleuses, celles qui éloignent de la condition humaine commune. On sort de la reconnaissance démocratique quand on est trop pauvre ou quand on est trop riche et que l’on vit en dehors ou au-dessus de la société. En fait, le principe d’égalité se décline sur une représentation des inégalités justes condamnant les inégalités excessives et injustifiées, bien plus que les inégalités en général8. À l’horizon de ce principe se tient une représentation de l’intégration nationale, de la division du travail légitime et de la condamnation de la trop grande richesse et de la trop grande pauvreté. En ce sens, l’égalité est la version morale de l’intégration sociale dans les sociétés démocratiques.
2. Il est injuste de ne pas me reconnaître quand ma participation sociale n’est pas justement rétribuée, quand mon mérite n’est pas reconnu.
C’est parce que nous sommes fondamentalement égaux que la compétition méritocratique, au travail et à l’école notamment, est susceptible de définir des inégalités justes. Tout travail, et plus largement toute contribution sociale, « mérite salaire » et appelle un principe de justice « arithmétique » reposant sur la mesure des contributions et des rétributions. Je ne me sens pas reconnu quand je suis mal payé ou quand d’autres le sont mieux que moi pour un travail et un effort identiques. C’est sur cette conception de la justice comme distribution que Nancy Fraser essaie de rabattre la reconnaissance9. Et d’ailleurs, Honneth lui cède beaucoup sur ce point.
On admet généralement que les plus efficaces, les plus travailleurs, les plus qualifiés doivent être mieux rétribués que les autres, non seulement parce qu’ils auraient plus de mérite, de vertu, de courage et qu’ils auraient accompli plus de sacrifices, mais aussi parce que la plupart des individus interrogés dans notre enquête pensent que ce mérite produit une efficience collective, une richesse et une compétence communes. Il va de soi que l’adhésion à ce modèle de justice engendre de violents sentiments d’injustice. Les travailleurs les plus mal payés et dont les emplois sont les plus pénibles se sentent souvent exploités, véritablement spoliés et décrivent cette injustice comme une forme de non-reconnaissance et de mépris. Mais il n’est pas nécessaire de se sentir exploité pour ne pas être reconnu et la simple comparaison provoque de violents sentiments d’injustice. Pourquoi fait-on le même travail avec des statuts et des salaires différents ? Dès lors, bien des individus sont noyés dans un désir de reconnaissance frustré et dénoncent les passe-droits, le « piston », la jalousie, les positions acquises qui échappent aux épreuves du mérite.
Mais de même que le principe d’égalité définit un espace d’inégalités sociales acceptables bien plus qu’il n’en appelle à une égalité empirique absolue, le principe de mérite est, à la fois, affirmé et interrogé par les individus. Sur ce point, les acteurs sociaux partagent les doutes de philosophes qu’ils n’ont probablement pas lus. Comme Rawls, ils se demandent si le mérite doit sanctionner l’efficacité ou les efforts, ils se demandent même parfois si le mérite existe véritablement et si l’on a un vrai mérite à être plus efficace, plus courageux et plus intelligent… Comme Walzer, ils se demandent aussi s’il est juste que le mérite dégagé dans une sphère d’activité, l’école par exemple, soit transféré dans une autre sphère, comme celle du travail… Pourtant, ces doutes et ces prudences n’empêchent pas chacun de nous de penser que le mérite est une fiction nécessaire, une norme à laquelle on ne croit pas vraiment, mais une norme dont on ne peut se passer pour juger de son expérience de la reconnaissance sociale. Et ceci d’autant plus que le mérite fonctionne aussi largement comme une norme positive justifiant la position relativement privilégiée dont on bénéficie. Les universitaires sont bien placés pour comprendre le poids de cette norme et des frustrations qu’elle engendre dans un monde régi par les diplômes, les concours, les évaluations et les classements. Ce qui prouve que le mérite déborde largement la seule sphère du capitalisme.
3. Je ne suis pas reconnu parce que mon travail détruit mon autonomie, ma singularité et ma créativité.
Le travail n’est pas seulement une manière d’affirmer son égalité fondamentale comme membre d’une société, il n’est pas seulement une manière de mettre son mérite à l’épreuve. Dans les sociétés modernes et, sans doute de plus en plus, il est considéré comme un mode de réalisation de soi. Si je n’attends pas toujours de mon travail qu’il soit une œuvre me révélant à moi-même et aux autres, j’espère toujours qu’il ne me détruira pas en tant que sujet. Mon identité, ma subjectivité, mon autonomie en tant que sujet libre de disposer de lui-même, sont détruites par un travail aliénant, épuisant, stressant, stupide… Parfois, je suis d’autant moins reconnu que l’entreprise pratique une politique de la reconnaissance et de la responsabilité qui me conduit à m’exposer et à m’affirmer alors même que la liberté et la responsabilité offertes sont détournées par l’entreprise qui accapare ainsi ma personnalité et ma subjectivité10. Le travailleur fordiste attaché à la chaîne et le cadre créatif du nouveau management peuvent, l’un et l’autre, se sentir non reconnus au nom de leur créativité et de leur identité singulière.
Toute une dialectique de la lutte pour la reconnaissance se développe alors dans le travail. Les individus cherchent à rendre leur travail intéressant et créatif, en tout cas tous cherchent à trouver dans leur travail quelque chose qui soit intéressant et créatif. Tous ou presque en appellent à leur autonomie professionnelle et à des compétences qui n’appartiennent qu’à eux. L’idéal de l’accomplissement de soi dans son travail est présent chez tous, parfois sous la forme de la vocation, parfois sous celle du métier, parfois sous celle de l’auto-accomplissement dans les relations professionnelles. À ce désir profond répondent des sentiments exacerbés de non-reconnaissance et des critiques des injustices qui interdisent la réalisation de ces aspirations : la hiérarchie et les contraintes du marché dépossèdent le sujet du sens de son travail, la technique décompose les métiers autonomes, la précarité interdit de projeter sa vie dans son travail…
Égalité, mérite, autonomie : la nécessité de distinguer les principes de justice auxquels renvoie l’expérience immédiate de la reconnaissance s’impose d’autant plus que chacun de ces principes s’inscrit dans une dimension de l’expérience sociale et dans une forme de vie sociale spécifiques. Quand les acteurs associent reconnaissance et égalité, ils se considèrent, à la manière de Durkheim, comme les membres d’une société plus ou moins intégrée par une division du travail légitime et par des valeurs communes. Quand ces mêmes acteurs associent la reconnaissance au mérite, ils se considèrent comme des individus rationnels tenus d’optimiser leurs intérêts dans un espace considéré comme un marché ou comme un ensemble de marchés plus ou moins équitables ; ils ressemblent aux acteurs des théories du rational choice. Enfin, quand les mêmes individus mesurent la reconnaissance sur un principe d’autonomie, ils se considèrent comme des sujets singuliers tenus de construire leur autonomie et leur liberté et la société est perçue, à la fois, comme une association de sujets libres et comme un système de domination empêchant cette reconnaissance de l’autonomie. Évidemment, chaque travailleur et, au-delà, chacun de nous adoptons toutes ces positions dans la mesure où nous sommes simultanément des membres d’un ordre social plus ou moins intériorisé, des stratèges promouvant nos intérêts et des sujets se considérant comme les auteurs de leur propre vie. Ainsi, le principe de reconnaissance se diffracte dans des registres d’action qui ne sont pas exactement ceux que propose Honneth qui pense plus en termes de domaines de pratiques qu’en termes de logiques de l’action. Pour lui, un sujet unique, « moniste », un Moi, se confronte à plusieurs champs, alors que nous pensons plutôt que chacun d’entre nous est déjà multiple et que les problèmes de justice révèlent un sujet dialogique, un sujet tenu de combiner des logiques d’action et des principes différents.
Reconnaissances contradictoires
Pourquoi faut-il distinguer la justice, et l’injustice, de la reconnaissance ? Pourquoi est-il nécessaire d’affirmer que la reconnaissance n’est pas un principe de justice ? La réponse à cette question est relativement simple : même si dans le ciel des idées les principes de justice peuvent être cohérents et se renforcent mutuellement (l’égalité et l’autonomie sont nécessaires au mérite…), dans la conscience des acteurs et dans la réalité de la vie sociale, ces principes sont simultanément associés – nous tenons à tous – et contradictoires – chacun d’eux s’oppose aux autres. En termes de justice, non seulement l’expérience de la reconnaissance n’a pas d’unité, mais elle repose sur des principes antagoniques. Dans les entretiens conduits auprès des travailleurs, comme dans diverses traditions de philosophie sociale, le fait de se placer du point de vue d’un des principes de justice conduit fatalement à critiquer les autres principes. Ainsi, même si la reconnaissance est une expérience émotionnelle homogène, elle éclate sous l’effet des contradictions des principes de justice auxquels elle est associée.
Du point de vue de l’égalité et de l’intégration sociale qu’elle suppose, la critique porte sur le règne du mérite perçu alors comme celui de l’égoïsme : quand les individus cherchent à faire reconnaître leur mérite, chacun devient le concurrent de tous et la cohésion sociale, la confiance et l’ordre « naturel », sont menacés. C’est la vieille critique anticapitaliste conduite au nom de la communauté : le marché détruit les liens sociaux et exacerbe les inégalités.
Poussé à son terme, le principe d’égalité conduit aussi à critiquer le désir de reconnaissance d’une autonomie alors décrite comme un ferment d’anomie11. Ici, c’est la cohésion sociale fondant l’égalité qui est en jeu car si chacun mène la vie qu’il veut, s’il n’y a ni règles, ni valeurs, ni identités communes, la cohésion normative de la communauté est menacée. Traditionnellement conservatrice, antilibérale et antidémocratique, parfois située à gauche au nom de la défense des acquis sociaux considérés comme un ordre juste, cette critique reprend, elle aussi, un vieux récit de défense de l’intégration sociale contre l’individualisme moral : l’égalité souffre toujours d’un excès de liberté.
Du point de vue du libre jeu du mérite, l’égalité de base est sans doute une condition de justice préalable à la justice du mérite. Mais en même temps, le fait que le principe d’égalité s’identifie à une hiérarchie juste et limitée est perçu comme un obstacle à l’épanouissement du mérite. Cette critique est inverse des précédentes et semble tout aussi ancienne ; c’est la critique des libéraux (au sens économique du terme) qui pensent que tout frein à la concurrence est une restriction de la liberté et une inefficacité collective. Les salaires à l’ancienneté, les positions acquises, les diverses protections sociales sont perçus comme des rentes et des entraves au mérite. Au fond, du point de vue du mérite, l’égalité initiale des compétiteurs ne doit pas entraver les conséquences inégalitaires de la compétition méritocratique. En fait, l’égalité est ici tenue pour l’égale liberté sur laquelle Nozick fonde sa théorie de la justice12 et le souci de limiter les inégalités réelles menace la reconnaissance du mérite conçue comme la manifestation d’une égale liberté. N’imaginons pas que cette critique ne soit qu’affaire d’idéologues, la plupart des travailleurs la reprennent plus ou moins à leur compte quand ils dénoncent les « planques », les « rentes », les « privilèges » de l’égalité, bref, quand ils se comparent aux autres.
La non-reconnaissance du mérite provoque aussi la critique de ceux qui exhibent un désir de reconnaissance de leur singularité et de leur autonomie parce qu’elle pervertit alors l’objectivité supposée des règles de définition du mérite : le « piston », toutes les formes de discrimination positives sont alors perçues comme des atteintes à la reconnaissance des efforts et de la performance. La réalisation du mérite ne repose pas seulement sur le libre jeu des intérêts bien compris ; elle en appelle aussi à une dimension morale valorisant le contrôle de soi, la maîtrise de ses passions, un ascétisme qui font que le plus méritant est aussi le plus vertueux.
Enfin, du point de vue de l’autonomie, l’égalité devient un égalitarisme niveleur, moins parce qu’elle en appelle à l’égalité que parce que celle-ci est suspendue au conformisme social, au règne d’une norme majoritaire ignorant les singularités et les écrasant sous le poids de modèles culturels et de règles bureaucratiques censées garantir l’égalité. C’est là la vieille critique libertaire de la société de masse et de la « médiocrité » des sociétés démocratiques. Critique aristocratique de droite et critique parfois à peine moins aristocratique de gauche dénonçant l’aliénation des institutions et des industries culturelles qui interdisent la reconnaissance de l’autonomie des individus et de la singularité des identités individuelles et collectives. Souvenons-nous de Marcuse dénonçant la « désublimation répressive » des sociétés démocratiques de masse. Ici encore, cette critique n’est pas réservée aux intellectuels et aux essayistes, on la retrouve plus ou moins vivante dans le discours de chacun et, par exemple, bien des travailleurs blâment les victimes des inégalités désignées comme assistées et qui n’auraient pas eu le courage de s’affirmer et de jouer de leur liberté. De ce point de vue, la recherche de l’égalité apparaît comme une prime à l’assistance et à l’irresponsabilité.
De même, le désir de reconnaissance singulière et la défense de l’estime de soi conduisent à critiquer le mérite, non parce qu’il est le mérite, mais parce que les épreuves du mérite obligent les individus à se soumettre à des règles et à des contraintes qui menacent leur autonomie. En choisissant d’être reconnu pour son mérite, chacun serait menacé de perdre son âme. C’est la critique de l’aliénation au travail, de la soumission des travailleurs à une rationalité technique et instrumentale qui le déposséderait de sa créativité et en ferait un rouage de la machine. C’est là d’ailleurs une tradition critique de l’École de Francfort dénonçant le règne de la raison instrumentale, de la technique et du désenchantement du monde privant l’individu de son âme et de sa poésie.
La caractéristique majeure de ce conflit des principes qui en appellent tous à la reconnaissance, c’est qu’il produit un mécanisme critique au cours duquel le même individu, vous et moi, adopte tour à tour les diverses positions. Dans la même discussion et à partir de la même situation, nous choisissons l’égalité contre le mérite et l’autonomie, puis chacun de ces principes contre les autres. Si tous désirent que les demandes de reconnaissance soient comblées, tous savent aussi, plus ou moins confusément, que ces demandes sont contradictoires et qu’elles ne peuvent être satisfaites simultanément : je ne peux pas être, à la fois, plus égal, plus méritant et plus autonome. Tout au plus, puis-je me satisfaire d’équilibres locaux entre des principes différents comblant plus ou moins mes désirs de reconnaissance. Comme l’écrit N. Fraser : « Ainsi, une approche qui vise à redresser les injustices peut finir par créer des injustices de reconnaissance13. » Rien ne le montre mieux que les jugements portés par les travailleurs interrogés dans notre enquête sur les catégories de la population les plus pauvres et les plus marginales. Du point de vue de l’égalité, leur situation est un scandale car elle les exclut de la commune égalité. Du point de vue du mérite, il n’est pas certain que les protections sociales dont bénéficient ces exclus ne soient pas injustes car, après tout, ils n’auraient guère de mérite. Du point de vue de l’autonomie, ces mêmes pauvres sont entachés d’un soupçon de lâcheté et de renoncement moral en se laissant assister. Les politiques sociales ciblées sur les plus faibles ont provoqué des réflexes conservateurs dans les groupes sociaux les plus fragiles et les plus proches de ces groupes. N’oublions pas que les diverses révolutions conservatrices se sont appuyées sur de larges catégories populaires.
Une politique de la reconnaissance est-elle possible ?
En se hissant au plan politique, la reconnaissance n’a pas plus d’unité qu’elle n’en possède dans la sphère des principes de justice. L’intensité et la légitimité des demandes de reconnaissance ne signifient pas pour autant qu’il puisse y avoir une politique de la reconnaissance homogène et fondée sur un seul principe car ces politiques sont fatalement construites sur des mécanismes de combinaison de principes opposés puisqu’elles visent, simultanément, à rendre les acteurs plus égaux et à les rendre plus singuliers. Ce sont donc des politiques d’équilibres et pour s’en convaincre il suffit de voir comment chaque société combine ces principes de manière particulière et souvent mouvante comme si les points d’équilibre stables ne pouvaient jamais être atteints14.
Il n’est donc pas certain qu’il puisse y avoir une politique de la reconnaissance en soi, même si tout doit être fait pour préserver les individus et les groupes du mépris. On peut imaginer une politique de l’égalité fondée sur des droits communs et une redistribution efficace contre l’exclusion et la chute. On peut aussi imaginer des politiques méritocratiques efficaces sanctionnant les efforts, les talents et les performances jusqu’au point où ces mesures ne mettent pas en cause… l’égalité et l’autonomie. On peut enfin accorder la plus grande autonomie aux individus dans la manière dont ils construisent leur vie et développent leurs « capabilités ». Articulées les unes aux autres, toutes ces politiques peuvent sans doute former une politique de la reconnaissance non seulement parce qu’elles favorisent la reconnaissance, mais aussi parce qu’elles peuvent nous permettre de trancher entre les reconnaissances légitimes et celles qui le seraient moins. Après tout, une reconnaissance collective qui détruirait l’autonomie de chacun, qui porterait atteinte à l’égalité et qui serait totalement coupée du mérite, ne serait probablement ni juste, ni bonne.
Risquons une interprétation. On peut penser que le discours de la reconnaissance s’impose d’autant plus et de façon croissante, que nous sommes de plus en plus attachés aux principes de justice qui sous-tendent l’expérience du mépris et qui « subjectivisent » les injustices. En dépit des inégalités réelles, il semble que nos sociétés soient de plus en plus attachées à l’affirmation de l’égalité fondamentale des individus. Mais nos sociétés sont aussi de plus en plus capitalistes dans le sens où, non seulement elles font de plus en plus de place au marché, mais où elles pensent que le mérite fonde les seules inégalités acceptables face au poids des héritages sociaux ; face aux crises de l’école et des quartiers « difficiles » nous en appelons tous, à droite et à gauche, à l’égalité des chances. Enfin, on admet généralement, même si les clercs en font une de leurs cibles favorites en dénonçant l’individualisme comme le règne du vide et du narcissisme, que nos sociétés sont de plus en plus libérales dans la mesure où elles étendent le droit à l’autodéfinition de sa propre vie et au droit à l’affirmation de sa singularité. Dès lors, la non-reconnaissance s’impose comme l’expérience fondamentale des injustices.
Mais le fait d’être de plus en plus sensible au mépris ne nous invite pas à faire l’économie d’une distinction nette entre plusieurs niveaux d’analyse. Le premier, celui de l’expérience vécue, peut être décrit et analysé en termes de reconnaissance. On peut suivre Honneth sur ce point quand il mobilise des théories de la personnalité et montre comment la reconnaissance met en jeu les définitions des acteurs sociaux eux-mêmes, leur solidité et leur fragilité face aux pathologies sociales. En cela la reconnaissance est une théorie de la souffrance. Cependant il y a un saut, un seuil, entre ce niveau et celui de la justice, distance franchie par les acteurs quand ils se demandent en quoi le mépris subi est juste ou injuste quand, sans être des sujets métaphysiques pour autant, ils deviennent « kantiens » ou… « rawlsiens ». Ainsi, toutes les reconnaissances ne sont pas justes et certaines revendications de reconnaissance peuvent sembler inacceptables et d’autres dérisoires. Problème qu’Honneth traite relativement peu.
Enfin, il y a une distance entre ce niveau moral et celui de l’action collective. En effet, il ne suffit pas que nous soyons victimes d’injustices pour agir. Bien sûr, il y a toujours les obstacles sociaux à la formation des mouvements collectifs. Mais il existe aussi des obstacles proprement cognitifs et moraux. De même qu’il ne suffit pas de souffrir pour agir, au contraire même bien souvent, il ne suffit pas que cette souffrance soit vécue comme injuste pour agir. Il existe des obstacles normatifs à l’action, comme il existe des obstacles psychiques et identitaires. Le fait que les souffrances sociales s’imposent à nous comme insupportables ne signifie pas forcément, si l’on en croit les acteurs sociaux eux-mêmes, que toutes les victimes soient innocentes, que toutes les causes des injustices soient sociales et qu’il n’existe pas une sphère des jugements moraux procédant de la polyarchie des principes de justice qui permettent de juger la reconnaissance et le mépris.
La notion de reconnaissance est aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’un côté le langage de la reconnaissance s’impose au fur et à mesure que les injustices et les rapports de domination sont vécus dans un espace symbolique et sur un mode psychologique. Elle s’impose aussi dans des sociétés « postnationales » où coexistent des groupes et des cultures qui, dans certains registres, revendiquent leurs différences. D’un autre côté, parce qu’elle a une forte homogénéité, la reconnaissance est un gouffre dans lequel tout s’engloutit parce que la demande de reconnaissance ne peut pas être comblée. Il est à craindre que la reconnaissance reste un thème de compassion et de fraternité, ce qui n’est pas rien, ce qui définit probablement une vertu humaine et démocratique essentielle, mais on imagine mal qu’elle soit le socle d’une théorie de la justice et, au-delà, de l’action politique.
- *.
Cadis, université de Bordeaux 2.
- 1.
Voir Axel Honneth, la Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006 ainsi que id., la Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.
- 2.
F. Dubet avec V. Caillet, R. Cortéséro, D. Mélo et F. Rault, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris, Le Seuil, 2006.
- 3.
Voir le dernier ouvrage traitant de toutes les misères du monde, S. Beaud, J. Confavreux et J. Lindgaard, la France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
- 4.
Dans une recherche déjà ancienne portant sur l’expérience scolaire des lycéens, j’avais mis en évidence l’emprise obsédante de ce sentiment de mépris construit par la rigueur des hiérarchies et des jugements scolaires, F. Dubet, les Lycéens, Paris Le Seuil, 1991. Cet aspect de la recherche était passé largement inaperçu et les lecteurs de ce livre en avaient surtout retenu « l’inadaptation » des élèves à l’école ; perception confirmant ainsi la force du mépris. Gageons que la réception de ce livre ne serait plus la même aujourd’hui tant l’idée de reconnaissance s’est imposée.
- 5.
A. Honneth, la Société du mépris, op. cit., p. 164.
- 6.
A. Honneth, la Société du mépris, op. cit., p. 88.
- 7.
C’est un point partagé par B. Moore, Injustice. Social Bases of Obedience and Revolt, Londres, Macmillan Press, 1987 ; et par M. Walzer, Essais sur la critique sociale et son interprétation, Paris, La Découverte, 1990.
- 8.
T. Piketty, « Attitudes vis-à-vis des inégalités de revenus en France : existerait-il un consensus ? », Comprendre, 4, 2003.
- 9.
N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005.
- 10.
L. Boltanski, È. Chiapello, le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
- 11.
Rappelons que Durkheim montre comment la cohésion issue de la division du travail organique est sans cesse menacée par l’égoïsme et par l’anomie.
- 12.
R. Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, Puf, 1988.
- 13.
N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?…, op. cit., p. 33.
- 14.
Par exemple, sur la reconnaissance des immigrés, D. Lapeyronnie a montré que les Anglais sont moins communautaristes qu’ils ne croient et les Français, moins républicains qu’ils ne l’imaginent (l’Individu et les minorités, Paris, Puf, 1993). Depuis la rédaction de ce livre, les brouillages se sont encore accentués, chaque pays devant aménager ses principes en s’appuyant sur des principes opposés.