Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Promouvoir l'individu : un projet démocratique ?

janvier 2014

#Divers

Repère

Promouvoir l’individu : un projet démocratique ?

À propos de…

Fabienne Brugère, la Politique de l’individu, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2013, 106 p., 11, 80 €.

Cet ouvrage plaide pour une inflexion de l’État-providence en faveur du soutien apporté aux individus. Le plaidoyer s’adresse à une gauche qui resterait profondément méfiante envers l’individu et qui donnerait la priorité à l’horizon d’une société juste aux dépens d’une société simplement bonne pour chacun des individus qui la composent.

Tout commence par un constat : nous vivons dans une société d’individus. Cette formule a priori banale et aussi vieille que la modernité ne signifie pas seulement que l’individu est l’unité de base des sociétés qui ont rompu avec les cultures et les légitimités holistes ; elle affirme que les individus ont acquis le droit de choisir la vie qui leur semble la meilleure pour eux-mêmes. Dès lors, la bonne société doit permettre à chacun, notamment aux plus faibles et aux plus vulnérables, de construire le mode de vie qui leur semble possible et désirable.

Évidemment, cet individualisme-là s’oppose à l’individualisme néolibéral décrit comme une morale de vainqueur étalonnée sur la seule réussite économique et pour laquelle la dette à l’égard des plus faibles ne cesse de se réduire. Fabienne Brugère montre que les Français ont le sentiment que la société dans laquelle ils vivent ne cesse de se déliter, de perdre ses repères et ses racines, alors même que la grande majorité des citoyens sont satisfaits de leur sort. L’espace entre le malheur public et le bonheur privé se creuse quand décline la confiance dans les institutions politiques, à l’exception des plus locales d’entre elles, et quand les grandes institutions chargées de prendre en charge les individus, comme l’école et l’hôpital, paraissent diviser les gens plus qu’elles ne les unissent.

Le paradoxe est d’autant plus fort que l’État-providence français continue à protéger et que son emprise ne cesse de s’étendre, malgré la crise économique, et à cause d’elle. Mais cet État-providence segmente la société en publics cibles, laisse échapper les plus vulnérables, contribue à isoler les individus en agissant parfois à leur place, ne surmonte ni les corporatismes, ni les bureaucraties… Aussi est-il perçu comme une muraille de papier contre un individualisme néolibéral tout-puissant dans lequel le sujet devient un capital et autrui une ressource ou un concurrent. Alors l’individu se replie sur la seule sphère privée pendant que les autres prennent le visage hostile de l’individualisme égoïste et agressif, puisque l’État n’est plus le support efficace de l’individualisme institutionnel incarné par le citoyen, figure médiatrice entre l’universel et le privé.

Pour Fabienne Brugère, le tournant de l’individu est irréversible et la gauche doit promouvoir un individualisme démocratique, un individualisme hors du marché contre le néolibéralisme qui instaure plus la guerre de tous contre tous, la défiance et l’incivilité, que le règne du « doux commerce ». Elle observe justement que les Français ne font confiance ni au marché, ni à l’État, ni à eux-mêmes. Il faut donc soutenir l’individu, « insérer des droits dans les rapports sociaux et les relations interindividuelles » (p. 42). Il importe de faire entendre toutes les voix, et surtout les voix que l’on n’entend pas. Après que l’individu a été soutenu par la propriété privée, puis par la propriété sociale et l’État-providence, il importe de promouvoir l’individualisme du soutien. Cette politique de l’individu accompagne, protège, donne des droits, assure l’autonomie des individus et mobilise ce que Fabienne Brugère nomme un « sujet de besoins ». La politique du care ne se borne donc pas à assurer l’égalité et la liberté dans le cadre d’une solidarité nationale, elle doit rendre capable d’agir en fonction des besoins et des projets des individus. C’est là que Fabienne Brugère retrouve un terrain qui lui est familier, celui d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum : le sujet de besoins possède des droits fondamentaux et notamment le droit d’être traité avec dignité.

A priori, cette orientation pourrait être perçue comme un mélange de bons sentiments et d’évidences morales. Or tout l’intérêt du livre est de montrer que ces perspectives ne sont pas sans conséquences pratiques radicales. Fabienne Brugère suggère par exemple que l’espace public, en principe ouvert à tous, est en réalité un obstacle aux « capabilités » des femmes qui ne peuvent en user avec autant de liberté et de ressources que les hommes en raison des risques encourus et de la nature même des équipements urbains. Elle montre que l’éducation ne satisfait que les besoins de performance et de sélection, en repoussant les besoins de relation et d’expression hors de ses murs. Au moment où se développent les services à la personne auprès des malades, des handicapés et des personnes âgées, ce travail du care, difficile et exigeant, reste tenu pour une activité peu digne, mal payée et peu reconnue. Nous pourrions aussi penser à l’organisation du travail et au management, sachant que le travail reste un espace essentiel à l’expression des capabilités.

En définitive, la politique de l’individu accepte le fait que les individus se construisent eux-mêmes à travers tout un ensemble d’épreuves. Mais quand la pensée sociale traditionnelle se borne à affirmer que ces épreuves doivent être justes et équitables, la politique de l’individu exige que nous soyons capables de soutenir les individus, de les armer pour qu’ils surmontent ces épreuves. Cette politique va même plus loin en donnant aux individus le droit de ne pas accepter ces épreuves, en reconnaissant leur voix singulière, leur manière propre de définir leur mode de vie. Rien ne nous oblige à sédentariser les gens du voyage, alors que nous avons le devoir de les aider à accomplir le mode de vie qu’ils ont choisi ou dont ils ont hérité. Chaque mode de vie est acceptable, il doit être soutenu et reconnu dès lors qu’il ne met pas en cause les droits fondamentaux de la personne.

Fabienne Brugère met en évidence un problème essentiel. Sous prétexte de dénoncer les dégâts du néolibéralisme, il ne sert à rien de dénoncer l’individualisme et de rêver d’un retour au « bon temps » de l’État-providence de la société industrielle. Avec le déclin des grands mécanismes de l’intégration sociale enserrés dans un cadre national robuste, des institutions solides et un travail abondant, l’idéal de l’individu défini par ses rôles et ses statuts n’est plus que le privilège de quelques-uns et que l’appel nostalgique aux sécurités perdues. Il faut donc accepter d’armer les individus en les soutenant, en les aidant, en inscrivant leurs singularités dans des droits culturels autant que dans des droits sociaux. Au moment où dominent les rhétoriques de la communauté menacée, des racines oubliées et du choc des civilisations à l’intérieur même des sociétés, la Politique de l’individu participe à la mutation de nos conceptions mêmes de la société et des politiques sociales qui devraient en découler.

On peut aisément partager le fil de l’argumentation développée par Fabienne Brugère tout en s’interrogeant sur la possibilité de construire une politique de l’individu. Une première interrogation concerne les rapports entre le soutien et le contrôle social qui se conjuguent dans la relation d’aide du travail social. Bien qu’elle soit une lectrice attentive de Foucault, Fabienne Brugère ne se demande guère si la politique du care et du soutien ne pourrait pas devenir un des vecteurs d’un ordre moral soft et compréhensif. Pensons par exemple au « soutien à la parentalité » : est-ce une aide apportée aux parents pour qu’ils éduquent leurs enfants selon leurs valeurs et leurs capabilités, ou est-ce, plus trivialement, un dispositif d’injonction à « bien élever » les enfants selon les normes en vigueur dans les classes moyennes éclairées ? Le fait de prendre soin avec les meilleurs sentiments du monde ne protège nullement des formes de pouvoir les plus insidieuses et la question se pose de savoir comment on peut échapper aux tyrannies potentielles du care. Le thème de la mobilisation et de l’empowerment des laissés-pour-compte, des malades, des précaires, des élèves… pourrait être un heureux contre-pouvoir aux soutiens dont on imagine mal qu’ils ne soient pas aussi des modèles normatifs et des formes subtiles de pouvoir.

L’ouvrage démontre bien que le ciblage des politiques sur les individus, leurs singularités et leurs projets porte nécessairement un enjeu de reconnaissance. La reconnaissance est un besoin élémentaire, une nécessité vitale préalable à l’expression et au développement des capabilités. Mais la reconnaissance n’est pas seulement une interaction entre deux subjectivités qui se consolident en se reconnaissant comme singulières. À travers l’autre, on reconnaît aussi ce qu’il incarne et ce qu’il représente, on reconnaît la légitimité de sa culture, de ses goûts et de ses valeurs. Dès lors que l’on vit malgré tout en société, fût-ce dans une société d’individus, tout mérite-t-il d’être reconnu ? Tous les modes de vie sont-ils acceptables ? Par ailleurs, avons-nous la capacité de tout reconnaître sans dissoudre notre propre identité ? Ces questions se posent aujourd’hui de manière suffisamment désagréable et agressive pour qu’on ne puisse pas les ignorer.

Enfin, le fait de vivre dans une société d’individus « individualistes », et même dans une société composée d’individus non égoïstes, ne nous dispense pas de poser la question de ce que nous avons de commun au-delà de notre commune humanité, car celle-ci n’est pas en mesure de fonder solidement une solidarité active. Or une politique de l’individu suppose des sentiments de solidarité suffisamment forts pour que « la société » prenne en charge les plus démunis et les plus désarmés. Il faut donc que les liens sociaux soient assez solides pour que les uns aident les autres, pour que la redistribution des richesses s’opère, pour que les citoyens paient leurs impôts et ne se limitent pas à soutenir ceux qui leur ressemblent et qui leur sont les plus proches. Autrement dit, la solidarité collective, le sentiment d’être de la même communauté, de la même nation, est une condition préalable aux politiques de l’égalité, et plus encore aux politiques de l’individu. Sans ce cadre d’obligations réciproques, le soutien pourrait n’être qu’une philanthropie élective.

La politique de l’individu doit s’inscrire dans une mutation plus large de notre pensée sociale, qui ne peut pas s’arc-bouter sur la seule défense des acquis et des modèles passés. Fabienne Brugère saute le pas : elle refuse le saut dans le vide néolibéral comme la crispation obstinée sur un État-providence d’autant plus idéalisé qu’il s’épuise.

François Dubet

Librairie

David Malouf, Une rançon, Trad. Nadine Gassie, Paris, Albin Michel, 2013, 210 p., 17, 50 €

Rien ne manque dans le scénario romanesque de David Malouf des scansions successives de ce dernier épisode du chant XXIV de l’Iliade, si souvent commenté, de Chateaubriand à Claudel, et qui scelle, moment de stupeur sacrée, la rencontre entre le vieux Priam venu réclamer contre rançon le corps d’Hector au meurtrier de son fils, Achille, celui qui, la veille encore, fou de rage et de chagrin, s’acharnait contre le corps sans vie du meurtrier de son ami Patrocle.

Pourtant, de ce texte « revisité », souvenir émerveillé, nous dit la postface, de lectures d’enfance et d’adolescence, c’est bien un roman que nous donne David Malouf, plein du bruit de la « fureur armée », mais aussi et surtout le récit d’une mystérieuse initiation au terme de laquelle les deux protagonistes auront fait le pari « inouï » de l’option la plus simplement humaine. « C’est possible parce que ce n’est pas possible », répond Priam à sa femme Hécube qui s’inquiète de cette déraison : aller réclamer le corps d’Hector à « ce boucher », qu’elle voudrait, réminiscence parmi tant d’autres du texte homérique, « dévorer tout cru ». Et à ce credo quia absurdum du père foudroyé mais « reconstruit » répondra pour finir un Achille « inondé par une émotion purificatrice », un Achille lui aussi requalifié et ils pourront, un temps, parler de paix, « comme des hommes, enfants des dieux, et non des fauves ».

Un roman parce que le narrateur arrive à tenir le lecteur « sous les griffes » de ce « fameux récit », dont nous connaissons bien pourtant non seulement l’issue, cette trêve accordée le temps des funérailles d’Hector, mais encore l’identité, auréolée du mythe, de ses acteurs dont les dieux, « en présence desquels on marche sur la pointe des pieds », ont jalousement décidé le destin : Achille et son douloureux secret (« le vieil homme qu’il ne deviendra jamais »), et Priam destiné à périr sous les coups du fils d’Achille. Une scène atroce, dont rêve un Néoptolème déjà « empli de la féroce lumière de l’avenir » et dont le pardon au père vient trop tard.

Mais si l’empire du récit tient dans ce roman toutes ses promesses, c’est parce que, non content de se montrer fidèle à la trame épique des événements, le romancier va chercher dans les « marges » ces micro-récits qui enrichissent d’une manière décisive l’identité narrative des personnages. Ainsi de cette analepse en forme de confidence intime de Priam à son épouse, ce moment où l’enfant Podarcès qu’il était encore avant d’être « racheté » (Priam), orphelin de ses figures tutélaires, se retrouve « un de ces mioches larmoyants aux pieds nus », à la merci de brutes guerrières. Le secret de Priam, ce n’est pas seulement le souvenir de ce cauchemar atroce des enfants perdus, dont le romancier nous fait l’horrifique récit ; c’est la trace de l’« odeur ineffaçable » d’avoir été, lui, le futur roi encombré de sa dramaturgie cérémonielle, « un de ceux dont l’histoire n’existe pas et ne sera jamais racontée ».

C’est de ce secret d’enfance qu’il va tirer la force de dépouiller en lui le vieil homme et l’« ancienne manière », d’aller trouver Achille, « sans faste ni cérémonie », et c’est dans ce secret que réside aussi sans doute le titre du roman Une rançon. Certes, il s’agit bien de la fameuse, resplendissante rançon épique mais davantage encore, nous dit le texte, de « racheter » le souvenir de cet enfant, parmi tant d’autres humiliés et offensés de la guerre : « C’est peut-être ça la rançon »…

D’où la place importante et émouvante que prennent dans le roman les silhouettes d’enfants, glorieuses déjà comme celles de la première rencontre, inoubliable, de Patrocle et d’Achille, ce coup de foudre, « coup porté os contre os » ; ou celle plus émouvante encore de la petite fille de ce charretier, ce « brave Somax », humble de cœur et d’esprit, que Priam a voulu substituer au prestigieux Idée de la version épique. Même les dieux, dans ce roman, revêtent les traits de l’enfance, à l’instar de cet insupportable gamin aux boucles insolentes : « Monseigneur Hermès ! » C’est la raison aussi qui incite Priam à évoquer, d’abord, dans sa prière, le souvenir du fils d’Achille, et non celui du père comme dans l’Épopée, souvenir nostalgique d’un enfant pour qui la guerre n’est encore qu’un « jeu ».

Mais le cadeau romanesque d’Une rançon, c’est aussi, en marge de la veine épique et sans solution de continuité, cette « curiosité » nouvelle, émouvante et cocasse de Priam, sous la conduite de son impayable mentor, pour toutes « ces petites choses simples de la vie ». Cette sensibilité renvoie à une cosmogonie poétique ressaisie dans ses motifs descriptifs les plus ténus : vol des martinets, ronde des petits poissons, jouets d’enfants, tout ce qui est susceptible, dirait René Char, de nous composer « une santé du malheur ». Et l’on comprend que le romancier ait pour finir choisi ce charretier un peu filou, mais au cœur pur, pour lui confier la mémoire de cette aventure « sans précédent », faisant ainsi sur ses vieux jours de cet oublié de l’histoire une bouleversante, inédite figure d’aède.

Ce n’est pas seulement un hommage au récit épique que nous offre David Malouf : le souvenir du « grand Achille » en pleurs devant le vieux Priam, qui oserait dire que nous n’en avons plus besoin aujourd’hui ? Mais cette relecture romanesque est surtout un hommage aux pouvoirs restés intacts de la fiction, seule à même, avertissait Paul Ricœur, de nous donner des yeux pour pleurer. Une rançon dit la foi du romancier dans le pouvoir salvateur du récit : « Toutes les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. » Et c’est moins « la belle mort » qui est ici mise en récit, celle des guerriers homériques dont elle constituait la seule immortalité, que ce que Kafka confiait au pouvoir consolateur de la littérature : « Bond hors du rang des meurtriers. »

Cécilia Suzzoni

Robertson Davies, La Trilogie de Cornish, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, 1 417 p., 28 €

La parution en un seul volume des trois romans de cette trilogie, les Anges rebelles, Un homme remarquable et la Lyre d’Orphée, initialement publiés au Canada dans les années 1980, invite à un retour sur l’univers foisonnant de Robertson Davies.

Autour de la mort d’un étrange et excentrique patron des arts, Francis Cornish, et de l’exécution de son testament, des universitaires du collège Spook – des spécialistes de Rabelais ou du Moyen Âge, un ancien footballeur célèbre pour ses travaux sur le lien entre défécation et types humains –, des prêtres défroqués, des Tziganes, des faussaires, des génies musicaux, des voleurs, des financiers, des espions, des militants politiques se croisent, contraints à une collaboration souvent ambivalente.

Tout en maniant dérision, humour et sérieux, les héros s’affrontent en des échanges virulents autant qu’élaborés sur la pérennité des modèles anciens, le caractère immuable de la nature humaine, la capacité de l’art à proposer un système cohérent d’interprétation du monde. Bousculés par l’irruption d’événements insolites – un meurtre, un larcin, une escroquerie, une infidélité, une trahison – dans un quotidien qu’ils veulent sous contrôle, ils inventent alors, chacun en leurs termes, des discours maladroits qui révèlent la face irrationnelle de leur vécu.

La profusion de détails satiriques sur le fonctionnement de la vie universitaire, les ressorts d’une petite ville de province ou l’organisation de manifestations culturelles se glisse au cœur de débats plus philosophiques. Directement nourries des expériences de Robertson Davies, acteur à Londres après une thèse à Oxford sur Shakespeare, puis à son retour au Canada en 1940, critique littéraire, éditeur du journal de la petite ville de Peterborough, propriétaire de journaux, professeur de littérature au Trinity College de l’université de Toronto et cofondateur du Stratford Shakespearean Festival of Canada, ces parenthèses imagées allègent la tonalité parfois doctrinale du récit et témoignent de l’habileté du romancier à faire vibrer dans une même phrase la recherche de la sagesse et l’appétence pour des plaisirs plus modestes.

Robertson Davies excelle dans la construction d’une intrigue complexe. Comme c’est le cas pour ses trilogies précédentes, The Salterton Trilogy1, qui décrit avec humour la vie dans une petite ville de l’Ontario, et The Deptford Trilogy2 qui raconte comment une boule de neige, lancée sans atteindre le jeune garçon visé et frappant une femme enceinte, bouleverse la vie de toute une communauté, chacun des récits qui composent la Trilogie de Cornish peut être lu indépendamment.

Robertson Davies, en quelques remarques sibyllines et précises à la fois, résume les péripéties précédentes et revient sur la personnalité des héros principaux : Arthur Cornish, responsable de la fondation au nom de son oncle défunt, Francis Cornish, Maria Magdalena Theotoky, son épouse, doctorante amie des exécuteurs testamentaires survivants, Clement Ollier, paléo-psychologue, et le père Simon Darcourt, professeur de grec ancien.

Dans chaque roman, il privilégie un événement, la mise en place de la fondation Francis Cornish, l’enquête sur la vie du donateur et le premier grand acte de mécénat, un opéra à partir de l’ébauche laissée par E.T.A. Hoffmann, Arthur de Bretagne ou le Cocu magnanime. Il s’appuie sur des repères communs pour structurer la narration, faisant toujours intervenir plusieurs voix dans la chronique des faits, celles de Simon Darcourt et de Maria Theotoky dans les Anges rebelles, du démon Maimas et de l’ange biographe Zadkiel dans Un homme remarquable, de E.T.A. Hoffmann dans la Lyre d’Orphée. Il joue aussi sur l’ambiguïté troublante de certains protagonistes comme John Parlabane, le prêtre défroqué dans les Anges rebelles, Tancrède Saraceni, le peintre faussaire dans Un homme remarquable ou le metteur en scène Powell Geraint dans la Lyre d’Orphée pour transformer leurs actions mystérieuses en véritables coups de théâtre.

Les mêmes thèmes – rôle du hasard, quête de l’enfance, fragilité des affects, impact des superstitions, de l’astrologie, recours au tarot – reviennent, mais déclinés autrement, à travers le prisme de la religion, de la psychanalyse, de la philosophie, de la science ou de l’histoire.

Robertson Davies sait rendre passionnantes ces longues digressions savantes, laissant toujours percevoir par un geste maladroit, un mouvement à peine esquissé, un silence soudain, la fragilité souterraine des orateurs. Car en filigrane, à chaque échange, ce sont la relation complexe à l’art et la posture délicate de l’artiste qui se trouvent posées.

Des pages magnifiques montrent Francis Cornish, dans sa jeunesse, apprendre en cachette à dessiner dans un livre de conseils aux peintres, se familiariser avec le corps humain en assistant un croque-mort dans les soins aux défunts ou se sensibiliser aux tourments de l’âme humaine en découvrant un autre Francis, son frère aîné, handicapé difforme, caché tout en haut de la demeure familiale. Des séquences bouleversantes évoquent Francis, à l’âge adulte, devenant le disciple d’un artiste faussaire génial, maîtrisant toutes les techniques anciennes et les appliquant dans un triptyque de sa composition, pour finalement renoncer à créer et se métamorphoser en collectionneur obsessionnel.

Innocence et don de soi ne sont pas sans danger, tant la frontière entre œuvre unique et copie est ténue. À la fois sarcastique et désespéré, admiratif et critique, amusé et moraliste, Robertson Davies décrypte les mécanismes économiques ou les justifications historiques qui avalisent plagiats, contrefaçons ou imitations. Il raconte complaisamment les pièges qui guettent ces amateurs doués, artistes incomplets mais érudits, qui se réfugient dans le génie des vrais créateurs pour tromper leurs défaillances et finissent par y trouver une certaine fierté, comme le montre la joie éclatante de la Tzigane Mamousia, mère de Maria, redonnant tout leur éclat à de faux anciens violons.

Faut-il en conclure que « ce n’est pas l’art, mais le cœur qui séduit le monde » (p. 1247) ? Robertson Davies ne répond pas.

Sylvie Bressler

Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard, 2013, 298 p., 23 €

À la fin du xviiie siècle, on pouvait encore apercevoir, sans doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, une différence ; car il n’y a rien qui s’égalise plus lentement que cette superficie de mœurs qu’on nomme les manières, mais au fond tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient la même langue.

Ces lignes de l’Ancien Régime et la Révolution évoquent une égalisation des conditions qui diffère de celle que Tocqueville associe généralement à l’âge démocratique : non pas la revendication égalitaire dans le domaine du droit, mais l’uniformisation des manières et des comportements sociaux. Le xviiie siècle ne promeut pas seulement l’égale liberté des hommes, il pratique aussi un rapprochement des mœurs aristocratiques et bourgeoises qui serait une source importante de la Révolution. À quoi bon combattre encore pour le monde ancien lorsque l’art de vivre des élites se branche sur le goût pour la modernité ?

Le livre de Philippe Raynaud explore cette arrière-chambre des Lumières que constitue la réflexion sur les mœurs, la politesse et la civilité. En marge de la montée en puissance de l’individu démocratique, Montesquieu, Voltaire, Hume, Rousseau ou Kant pensent la civilité et la politesse comme de nouvelles manières de faire société. Certes, les Lumières n’inventent pas le thème de la « civilisation des mœurs » qui, comme y a insisté Norbert Elias, naît dans la société curiale moderne et s’épanouit au xviie siècle. Mais l’auteur de ce livre montre très bien que les Lumières confèrent une portée indissociablement éthique, sociale et politique au progrès des manières. Si la politesse n’est pas le signe indubitable de la vertu, elle contribue, concurremment au droit, à pacifier les mœurs et à élever l’individu.

L’ouvrage nous invite à renouer les fils d’une « conversation » qui se mène dans l’Europe des salons et dont, selon l’auteur, nous aurions tort de sous-estimer la portée. Si la politesse a mauvaise presse, cela est en grande partie dû au soupçon d’hypocrisie qui pèse sur elle. Or les penseurs des Lumières ne sont nullement aveugles à ce risque. Philippe Raynaud montre que même les auteurs les plus attachés au thème de la « monarchie civilisatrice » (Voltaire, Hume) ont conscience de ce que la valorisation de la politesse se meut dans les parages de l’artifice. Mais ils considèrent que ce risque est préférable au culte brutal de la pureté : tout se passe comme si les manières amortissaient (et, dans le meilleur des cas, adoucissaient) la violence sociale.

La politesse, un reste de vice aristocratique au sein des vertus bourgeoises ? Ce sera la thèse de Rousseau, dont l’auteur restitue toute la portée. Les diatribes du Genevois contre les salons parisiens sont connues, et c’est bien au nom d’une morale de l’authenticité qu’il faudra envisager la valeur des conduites sociales. La figure d’Alceste n’est jamais très loin de la dénonciation des masques que la société nous invite à prendre. Mais Rousseau n’est pas moins confiant dans la nature humaine que ceux auxquels il reproche leurs compromissions mondaines : l’Émile aménage ainsi une place à la « véritable politesse » qui prend le visage de la douceur plutôt que celui de l’artifice.

Philippe Raynaud consacre un chapitre original à la pensée de Kant que l’on tient en général pour éloignée du débat franco-anglais sur les mœurs. Kant n’est pourtant pas seulement le philosophe du sujet (abstrait) du droit, il tente une synthèse entre Hume et Rousseau sur la question des habitus. C’est d’abord dans la dynamique de l’histoire que la politesse trouve sa place : si elle n’équivaut pas à la moralisation de l’espèce, elle y contribue néanmoins. L’« insociable sociabilité » marque ainsi un équilibre précaire entre l’adoucissement des mœurs et le devoir de véracité. Si la raison interdit toujours de mentir, elle n’oblige pas à tout dire et incite même à dire avec les formes. Surtout, l’auteur s’attarde sur le fait que Kant étudie les manières sociales dans son Anthropologie. Il reprend, en particulier, l’opposition qui traverse le siècle entre les Français (inventeurs du bon goût, de la galanterie et de la conversation courtoise) et les Anglais (moins sociables, et par là plus directs, sinon même brutaux dans les relations sociales). Il n’en va pas seulement ici de préjugés culturels, mais de la prise en compte de la « diversité humaine » à l’intérieur d’une philosophie universaliste.

Cette comparaison entre les mœurs nationales se fait au profit d’un seul pays : les promoteurs de la politesse sont presque toujours francophiles. Philippe Raynaud, qui ne cache pas son goût pour un temps où le caractère français était loué bien au-delà de nos frontières, apporte aussi une contribution intéressante à la dynamique des Lumières. On a tendance, surtout en France d’ailleurs, à analyser cette dernière uniquement dans des termes juridiques (revendication en faveur des droits de l’homme, de la liberté religieuse et de l’État constitutionnel). Mais il existe aussi une anthropologie culturelle des Lumières qui insiste sur la diversité nationale des mœurs. La politesse devient alors une question identitaire sans pour autant être incompatible avec l’exigence démocratique. Il se pourrait même qu’elle contribue à la diffusion de l’exigence égalitaire car elle y met les formes (on lira à ce propos le chapitre que l’auteur consacre à Stendhal et Tocqueville).

Reste évidemment la question de la dimension politique de cette insistance sur les manières. Du point de vue de l’idéologie, elle contribue à rapprocher l’Ancien Régime (les mœurs aristocratiques) des Lumières et, par conséquent, à éloigner celles-ci du tropisme révolutionnaire. En abordant le xviiie siècle au fil conducteur des mœurs, on cesse de voir 1789 comme un aboutissement ou comme une rupture. En conséquence, la question demeure ouverte : qu’en est-il de la question politique de la civilité aujourd’hui ? Philippe Raynaud a raison d’écrire que « c’est précisément parce que nous vivons dans une société où il n’existe plus de hiérarchies naturelles que nous avons besoin de formalisme dans les relations entre les individus ». Mais de là à dire que les « incivilités » constituent un problème politique de premier plan, il y a un pas que l’on hésitera à franchir. Car celles-ci s’expliquent sans doute moins par un effondrement des bonnes manières que, précisément, par les promesses non tenues de l’égalisation des conditions. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, la lecture de ce livre instruira ceux qui veulent comprendre pourquoi les manières du « vivre ensemble » (politesse, galanterie, civilité) retrouvent une telle importance dans le débat intellectuel et politique contemporain. En proposant la généalogie de ces « conversations », il donne aussi les moyens de les situer à leur juste place.

Michaël Fœssel

Jacques Sémelin, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort, Paris, Les Arènes/Le Seuil, 2013, 900 p., 29 €

Ce gros livre de Jacques Sémelin, historien de la résistance non violente, est une somme sur un sujet toujours sensible et débattu. Si la matière n’était pas aussi tragique, on pourrait parler d’une lecture agréable puisque ponctuée d’anecdotes où la mécanique génocidaire est contre-battue, enrayée par des gestes de générosité souvent improvisés qui ne sont pas seulement le fait de pasteurs, de prêtres, de travailleurs sociaux ou de militants, mais surtout d’une foule d’anonymes qui ont été à la hauteur de l’événement, qui ont été présents quand il le fallait.

L’auteur dit avoir craint de peindre un tableau rose, un livre sur ceux qui ont survécu (75 % des 330 000 juifs présents en France en 1940) en faisant oublier les 80 000 disparus et assassinés. Mais si ce livre présente, comme le Dictionnaire des justes de France3, nombre d’exemples édifiants, il ne manque pas de rigueur et de nouveauté, s’attachant à une chronologie stricte qui évite le préjugé de comprendre les quatre années concernées comme une seule coulée, comme la simple mise en œuvre d’une grande rafle avec l’aide de Vichy. La distinction des périodes rend conscient des évolutions et des points d’arrêt, du jeu de différents acteurs, dont le rôle et l’attitude changent, qu’il s’agisse des occupants, des gouvernants de Vichy ou de la société française.

Ainsi nous rend-il conscients que si la responsabilité de Vichy est flagrante et prépondérante pour l’exclusion des juifs « des emplois publics et des postes de commande » (Darlan, janvier 1942), ce sont les autorités militaires d’occupation qui, opérant en zone Nord, dirigent en 1940-1941 les premières rafles, le recensement des juifs, commencent à rassembler les futurs déportés, en réquisitionnant, comme l’Armistice le leur permet, la police française.

C’est une autre période qui commence quand, l’Allemagne réclamant la déportation de 100 000 juifs, les accords Bousquet-Oberg ramènent le chiffre à 50 000, dont 10 000 de la zone Sud, pris parmi les étrangers, convention que les autorités françaises auront cette fois la responsabilité d’exécuter seules. Cette compromission directe de Vichy se traduit dans un chiffre élevé des déportés (42 000) en 1942. Mais cette participation émeut (à la suite de la rafle du Vél’ d’Hiv’ et de protestations qui trouvent de l’écho comme celle de Mgr Saliège) une opinion qui, passés le choc et la « catatonie » de 1940, est plus que réticente à la collaboration. D’où l’apparition de multiples freins aux déportations. Le milieu devient alors opaque aux impulsions allemandes, que l’appareil de l’État français ne transmet qu’avec réticence. La police et la gendarmerie deviennent largement inemployables au service de la Gestapo qui, si elle n’agit pas elle-même, comme en 1943 sur la Côte d’Azur, ne peut plus compter que sur la milice et les activistes de la collaboration.

En somme, critiquant les disciples de Paxton, qui présupposent une continuité entre le Statut des juifs décrété par Vichy dès 1940 et les déportations qui ne sont organisées qu’à partir de 1942, J. Sémelin montre qu’ont persisté, aussi longtemps que le régime a joui d’une certaine reconnaissance, des réticences de Vichy à l’accomplissement du crime : non-extension de l’étoile jaune à la zone Sud, refus de Pétain en 1942, à la suite d’une intervention de l’épiscopat, d’annuler les naturalisations des années 1920 et 1930. Dans ces conditions, l’aide aux proscrits fut rarement, sauf en ce qui concerne les enfants, une prise en charge complète de clandestins, mais plutôt une protection diffuse à travers les complaisances administratives, les silences, les interventions personnelles, la négligence à exécuter les consignes, les solidarités ponctuelles dans une situation où l’occupant ne pouvait plus compter que sur de rares hommes de main.

Le sort moins cruel des juifs de France, J. Sémelin l’explique en somme par deux facteurs : le maintien d’un État et la résistance du système sociopolitique français. En France, comme en Italie, en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie et au Danemark, l’existence d’un État plus ou moins complaisant aux exigences allemandes a profité aux juifs, du moins s’ils avaient la nationalité du pays : en France, 90 % de survivants parmi les nationaux, 55 % parmi les étrangers. Cette relative indocilité de Vichy s’appuie (second facteur explicatif) sur ce que l’on peut désigner comme la culture républicaine inscrite dans les comportements personnels et collectifs. La mise à part des juifs était difficile dans un pays où l’école publique ne pouvait laisser de côté aucune catégorie d’enfants, où l’aide sociale (étendue par Vichy, régime paternaliste) n’était refusée à personne, pas même aux étrangers, où les voisinages étaient mixtes, ces occasions d’entraide étant souvent activées par un sentiment de solidarité patriotique.

Avec d’autres livres de ces dernières années (de Pierre Laborie4 et de François Azouvi5 en particulier), cette somme va contre les simplismes qui font comme si tout était écrit dès 1940. Obsédés par une logique allant de l’Armistice à la Collaboration, logique réelle, que de Gaulle a sur le champ discernée et dénoncée, les tenants de ce simplisme ne voient pas que cette fatalité n’a pas tout emporté, ni dans le pays ni même à Vichy. En cela ce livre, même si ce n’est pas son point d’arrivée, donne à réfléchir sur la manière dont le refus gaulliste d’identifier l’État français à la France a été mis en cause depuis que Jacques Chirac a parlé de l’« irréparable » commis par la France en général.

Paul Thibaud

Brèves

Gilbert Vaudey, Le Nom de Lyon, Paris, Christian Bourgois, 2013, 376 p., 17 €

Alors que la ville de Lyon, devenue une métropole à part entière, connaît des mutations politiques inédites et se transforme même à l’occasion en un projet smart city au rythme des nouveaux moyens de transport et de la transformation de quartiers comme Lyon-Confluence, cet ouvrage rappelle que Lyon demeure avant tout un « nom propre » grâce auquel chaque habitant, si mobile soit-il, forme des phrases et décline des textes. Mais le Lyon « émergent » restera-t-il une ville habitée ou une ville qui offre des images attractives au reste du monde ? Le récit lyonnais de Gilbert Vaudey apporte un semblant de réponse : celui-ci se raconte à travers « sa » ville comme Pierre Mayol l’avait fait à travers « sa » Croix-Rousse dans l’Invention du quotidien, et il rappelle ainsi qu’il n’y a pas de ville sans durée (l’expression de « ville durable » est un pléonasme), sans histoire et sans géographie mais aussi que la ville visible recouvre les sédiments multiples de la ville invisible. Dans le sillage, il faut oser le dire, de la Forme d’une ville de Julien Gracq, qui raconte la Nantes de l’écrivain, Vaudey, qui a longtemps enseigné au lycée du Parc à Lyon, écrit dans un style limpide un Lyon qui relève à la fois du roman d’apprentissage, du palimpseste et de l’hypertexte, un Lyon qui n’a rien à voir avec les cartes postales et les publicités des agences immobilières. Une réussite qui confirme l’existence d’une écriture urbaine qui n’est pas nostalgique et ne cultive pas « la beauté du mort », à savoir la ville rêvée d’hier. Et pour cause, la ville relève du mental : « Je marchais dans Lyon comme j’aurais marché à l’intérieur de ma tête. »

O. M.

Ève Charrin, La Course ou la ville, Paris, Le Seuil/Raconter la vie, 2014, 75 p., 5, 90 €

L’expérience contemporaine de la ville valorise la fluidité, la reconquête piétonnière, les mobilités « douces ». Quoi de plus contradictoire avec ces grands camions de livraison qui encombrent les espaces de stationnement, bloquent les petites rues, immobilisent les accès ? Toujours considérés comme des gêneurs, les chauffeurs-livreurs sont pourtant indispensables à cet autre plaisir urbain qu’est la consommation variée, la diversité à portée de main et même les courses livrées à domicile. Qui sont donc ces hommes indispensables mais invisibles, pris dans les contradictions de nos modes de vie ? Ève Charrin nous fait monter sur le siège passager à leur côté et participer au stress de la tournée, entre les embouteillages, les portes closes et la manutention complexe des colis urgents. Ce portrait collectif réussit le pari lancé par cette nouvelle collection « Raconter la vie », qui se donne précisément pour objectif de prendre le temps de décrire des conditions sociales absentes de toute représentation publique. Ève Charrin met son savoir-faire de journaliste au service de l’enquête (auprès des employeurs, des syndicats, des services de la ville…) mais aussi sa plume d’auteur au service des portraits bien dessinés qui nous font partager la réalité professionnelle de ces silhouettes qu’on ne prend pas le temps de regarder.

M.-O. P.

Agnès Levitte, Regard sur le design urbain. Intrigue de piétons ordinaires, Préface de Thierry Paquot, Paris, Le Félin, 2013, 334 p., 25 €

Marcher dans les rues de Paris, c’est rencontrer les colonnes Morris, les potelets, les abribus, les sanisettes, les corbeilles, les fontaines Wallace, les stations Vélib’… Agnès Levitte accompagne quatorze piétons de l’ordinaire dans le 11e arrondissement. Par cette démarche audacieuse et non académique (pour un ouvrage issu d’une thèse de doctorat), cette chercheuse nous renseigne sur cette perception quotidienne qui fait des villes le lieu d’expériences esthétiques. Les intrigues qu’elle nous délivre sont autant d’occasions de démontrer la multiplicité des vécus urbains. Ainsi, chacune des expériences de marche relatées nous rappelle que toute perception est à la fois située et incarnée. Convoquant utilement les concepts de mondes perceptifs (Umwelt) d’Uexküll, d’affordance de Gibson, d’être-au-monde défini avec Merleau-Ponty, de beauté de l’objet technique avec Simondon et encore d’autres, cet ouvrage met en avant l’expertise habitante et consacre le terme de maître d’usage bien souvent oublié du couple maître d’ouvrage/maître d’œuvre. Les nombreux sous-chapitres portant spécifiquement sur des éléments de mobilier urbain, alternant témoignages des promeneurs et mises en perspective par l’auteure, fournissent au lecteur un récit particulièrement vivant et érudit. Les aficionados et curieux du mobilier urbain apprécieront l’histoire de ces objets du quotidien parisien. Chaque saynète dévoile une réflexion précise sur la perception, posant les questions de l’ornement, de la marchabilité, de la politique de la ville sensible, de la production du mobilier urbain… Cependant, on peut regretter dans les prolégomènes rapportant des travaux des neurosciences, notamment ceux sur l’étude du regard, des détails techniques qui allongent le propos. Cette étude mêlant neurosciences, phénoménologie et récit des habitants révèle, avec l’expérience sensible des piétons, une esthétique de l’ordinaire qui permet à chacun d’interroger sa perception des milieux urbains. On souhaite alors, en attendant que le mobilier urbain fasse l’objet de véritables concertations publiques, que cet ouvrage sensibilise les commanditaires et les designers.

J. G.

Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozevet, Préface d’Edgar Morin, Postface de Bernard Paillard, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, 512 p., 11 €

Lors de sa parution en 1967, cet ouvrage est vite devenu une référence pour une sociologie française qui prenait alors son élan : paradoxalement, il avait plus le mérite d’anticiper les mutations hexagonales de la société française (Edgar Morin devait les décliner les unes après les autres dans ses ouvrages : la culture jeune, les rapports hommes/femmes, la starification, l’arrivée des écrans…) que de saisir la spécificité de Plozevet, une commune située en pays bigouden. Dans cette réédition, plus de quarante-six ans après, Edgar Morin et Bernard Paillard, l’un des collaborateurs de l’époque, reviennent l’un et l’autre sur la méthode d’enquête et sur les grilles d’interprétation. Mais le plus intéressant est la description du nouveau Plozevet que propose ce dernier dans une postface qui porte sur les mutations récentes de la commune : si le Plozevet de 1967 connaissait un mouvement d’attraction pour les grandes villes proches comme Rennes et était confronté à l’exode rural, Plozevet est devenu en 2013 une station touristique portée par le « désir de rivage » (pour reprendre le titre du classique d’Alain Corbin) et ce que Bernard Paillard appelle le « patriotisme communal ». Ce qui ne va pas sans éclairer l’attitude d’une partie des maires, ligués contre tout ce qui vient remettre en cause le cocon communal. « Globalement, nous avons affaire, écrit B. Paillard, à une société pacifiée où les conflits ne prennent que très rarement une tournure publique. C’est sans doute le privilège d’une situation assez à l’abri, car à l’écart des graves problèmes que connaissent les grandes villes et leurs banlieues, des zones soumises à la délocalisation industrielle massive et à des crises drastiques. » Plozevet, une commune en apesanteur, un territoire protégé, ou une commune comme les autres ? L’évolution historique ne donne pas de réponse simple.

O. M.

Catherine Wihtol de Wenden, Le Droit d’émigrer, Paris, Cnrs Éditions, 2013, 57 p., 4 €

« Dans un monde où tout circule librement […], le droit à la mobilité ne va pas de soi. » C’est de ce paradoxe de la mondialisation dont part Catherine Wihtol de Wenden dans ce petit ouvrage pour retracer l’histoire philosophique et juridique du « droit d’émigrer », autrement dit du droit de sortir d’un territoire ou d’un pays. Aujourd’hui, ce droit s’est universalisé, très peu de pays empêchant leurs populations de partir ; le droit d’entrer, en revanche, s’est largement restreint. Il n’en allait pas de même entre le xviie et le xixe siècle, où les populations, considérées comme une ressource, étaient sommées de rester sur le territoire national, alors que le droit d’entrée était peu réglementé. Ce sont les juristes – comme Grotius – et les penseurs du libéralisme – comme Locke – qui ont mis en avant la liberté de circulation comme un droit pour les individus, un droit devant échapper à l’emprise des États. Or force est de constater aujourd’hui que ce droit de circuler se heurte aux murs, aux camps, aux rivages inhospitaliers. Et qu’il existe un clivage fondamental entre des politiques et des opinions publiques, en Europe tout du moins, qui associent l’immigration au danger, voire à l’invasion, et des études savantes, des groupements internationaux (comme le Dialogue de haut niveau des Nations unies sur les migrations) qui mettent en avant l’association entre migration et développement. Ce petit livre permet de se replacer dans une histoire plus longue, de rappeler quelques faits (comme par exemple le fait que les migrations se font presque autant du Sud vers le Sud que du Sud vers le Nord) et de s’inscrire radicalement à contre-courant du discours politique dominant actuel, qui confond par ailleurs allègrement immigration, intégration, asile et sécurité.

A. B.

Sylvie Laurent et Thierry Leclère (sous la dir. de), De quelle couleur sont les Blancs ? Des « petits Blancs » des colonies au « racisme anti-Blancs », Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013, 304 p., 24 €

Après l’analyse des « minorités » (Africains-Américains, Hispaniques, Lgbt…), l’université américaine se penche depuis quelques années sur les identités « majoritaires », à travers les études sur la masculinité (masculinity studies) et sur la blancheur (whiteness studies). Cet ouvrage collectif veut à la fois présenter ce champ d’études (ce que fait Sylvie Laurent dans son article « Pourquoi s’interroger sur les Blancs ? ») et s’interroger sur la validité de cette catégorie comme sur son usage dans l’espace culturel et politique français. Car le « Blanc », plutôt qu’une couleur, est une catégorie sociale et culturelle qui s’est construite progressivement ; longtemps de l’ordre du non-dit en France – universalisme républicain oblige –, elle émerge aujourd’hui sous deux modalités : d’un côté, à travers les revendications des « non-Blancs » qui pointent du doigt la blancheur comme une norme sociale et politique qui les exclut (voir l’entretien avec Sadri Khiari), de l’autre, et à l’opposé du spectre politique, dans le « racisme anti-Blanc » qui cette fois érige la majorité en minorité opprimée par ces « non-Blancs » – souvent d’ailleurs désignés par leur religion, l’islam, plutôt que par leur couleur – qui mettraient en péril son identité. Entre les deux, on voit bien que l’universalisme républicain (incarné en l’occurrence par Dominique Schnapper dans un entretien) est souvent mal à l’aise, ses défenseurs étant déchirés entre l’attachement à l’égalité de tous les citoyens et la nécessaire reconnaissance des discriminations existantes.

A. B.

Hélène Miard-Delacroix, Willy Brandt, Paris, Fayard, 2013, 312 p., 20 €

Parue pour le centenaire de la naissance (1913-1992) du premier chancelier socialiste de l’histoire allemande, cette biographie donne l’occasion de se replonger dans l’histoire politique de l’Allemagne d’après-guerre en éclairant l’action d’un homme – maire de Berlin, ministre des Affaires étrangères puis chancelier – pour lequel la division de l’Europe fut le grand sujet. Personnalité attachante, à la vie parfois romanesque, Brandt est resté un chancelier très populaire, même s’il a dû démissionner avant la fin de son mandat en raison d’une affaire d’espionnage montée par la Rda (affaire Günter Guillaume). Issu d’un milieu pauvre, formé par les mouvements ouvriers, exilé au Danemark, il ressent très clairement ce qui l’oppose, en tant que social-démocrate, aux communistes. Intransigeant vis-à-vis du régime est-allemand, auquel il avait appris à résister comme maire de Berlin, il est cependant l’artisan d’un mouvement de détente vis-à-vis de l’autre Allemagne (Ostpolitik), avec laquelle il propose d’apprendre à composer, sans pour autant la reconnaître. Cela lui donne deux occasions de confrontations avec les responsables politiques français : d’une part, en tant que puissance victorieuse, la France est très attachée à ses prérogatives dans le secteur de Berlin-Ouest dont elle a la charge et ne facilite aucune démarche remettant en cause la division de la ville ; d’autre part, Brandt, en tant que chancelier (1969-1974), est confronté dans les années de l’après-68 au terrorisme d’extrême gauche, tandis que la gauche française, avec la stratégie d’union de la gauche prônée par François Mitterrand, soutient ouvertement certaines franges revendicatrices de ces mouvements, provoquant une incompréhension avec leurs camarades d’outre-Rhin. Après son départ de la chancellerie, c’est en tant que responsable de l’Internationale socialiste qu’il joua un rôle déterminant dans la transition démocratique au Portugal et en Espagne, en conseillant et en aidant personnellement Mário Soares et Felipe Gonzáles.

M.-O. P.

Dimitri Vitkovski, Une vie au goulag, Traduit du russe par Véronique Meurgues, préface de Nicolas Werth, Paris, Belin, 2012, 151 p., 15 €

Il est encore temps de signaler ce livre formidable, que Nicolas Werth compare, dans sa préface, à Une journée d’Ivan Denissovitch, d’Alexandre Soljenitsyne. Le récit commence en 1926, date de la première arrestation de Dimitri Vitkovski, 25 ans, ingénieur chimiste, dénoncé pour avoir fait partie, bien malgré lui, de l’Armée blanche. Il se termine en 1954, dans un bureau de l’administration soviétique, peut-être du Kgb (il ne le dit pas) : un officier lui déclare que son dossier est « absolument vide », le plus vide qu’il ait jamais vu : « Pourquoi vous avait-on condamné à être fusillé ? » Dans la foulée, il propose à Vitkovski de demander sa réhabilitation, qui lui vaudrait un dédommagement d’un mois de salaire ! Trente ans, ou presque, de camp – pour rien. Entre-temps, le lecteur a parcouru les étapes ou plutôt les camps de travail successifs – en Sibérie, aux îles Solovki… – par lesquels l’ingénieur est passé, avec quelques périodes de rémission qui se sont chaque fois achevées par des retours, aux raisons toujours aussi obscures, dans de nouveaux camps. Un récit de plus sur le goulag ? Oui, mais son exceptionnelle qualité, une sorte de sérénité humaine devant la cruauté et l’absurdité de cette vie, l’attention pour des compagnons pas toujours recommandables, et surtout la qualité littéraire des descriptions de la nature – forêts et taïga avec leurs changements saisonniers, fleuves et rivières (la débâcle de l’Iénisséi au printemps est un morceau d’anthologie), paysages neigeux et gelés avec la vie animale et humaine qui continue d’y battre secrètement, lumières rasantes du soleil d’hiver – font de ce témoignage par instants poétique sur le malheur des camps un document exceptionnel sur l’endurance humaine devant le mal et un plaisir de lecture rare.

J.-L. S.

Alexandre Peraud (sous la dir. de), La Comédie (in)humaine de l’argent, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013, 176 p., 18 €

Depuis la crise des subprime de 2007 et la focalisation sur le capitalisme financier et les mécanismes boursiers, nombreux sont les auteurs qui scrutent les grands textes littéraires, le plus souvent ceux du xixe siècle, pour mieux saisir les ressorts des comportements des acteurs épris de spéculation. Si Jean-Joseph Goux et Jean-Michel Rey (nous signalons régulièrement dans Esprit leurs travaux) ont anticipé ce type de réflexions, l’originalité de cet ouvrage collectif consacré à Balzac est au moins double : il fait appel à des non-littéraires, à un économiste (André Orléan) ou à une historienne (Laurence Fontaine), et il rappelle que les mécanismes macroéconomiques ne doivent pas faire oublier les pratiques subjectives des acteurs dès lors que l’économique « tisse les jours de l’individu ». En cela, la Comédie humaine de Balzac est une mine (« L’argent s’impose à lui, écrit A. Orléan à propos du père Séchard des Illusions perdues, comme une finalité absolue ; l’argent est recherché pour lui-même. C’est peut-être ici que l’écart à la théorie des économistes est le plus grand, car pour l’économiste, la monnaie n’est qu’un moyen, jamais une fin en soi »), tout comme certains romans de Zola. Par ailleurs, si ces études montrent bien qu’il y a de la fabulation et de la fiction dans l’économie marchande (il faut faire comme si la terre, le travail et la monnaie étaient des marchandises, ce qui n’est bien sûr pas le cas), elles soulignent que la fiction marchande n’est pas totalement comparable à la fiction romanesque pour la bonne raison qu’elle peut devenir insupportable, inhumaine, invivable. Comme aime à le dire Jean-Pierre Dupuy, si l’économie « contient » la violence des échanges directs entre les hommes, elle contient aussi de la violence.

O. M.

Bernard Vincent, Dictionnaire français/anglais des expressions populaires, Paris, Albin Michel, 2013, 452 p., 17, 50 €

Les dictionnaires sont à la mode. Celui-ci en est un « vrai », qui recense plus de sept mille expressions, regroupées autour de mots-clés : de l’âne (comment dit-on « âne bâté » en anglais ?) au zouave, Bernard Vincent nous fait voyager à travers des expressions imagées souvent difficiles à traduire et à comprendre. Signalons également, à la fin de l’ouvrage, un « glossaire des faux anglicismes » : l’auteur y recense les mots anglais utilisés en français dans un sens différent de leur sens originel (les people par exemple) ou les mots français dérivés de l’anglais mais qui ont changé de sens au passage (packet-boat n’a pas le même sens que « paquebot » ; de même pour le riding-coat, qui a donné le français « redingote »). Cet exercice amusant, souvent illustré par des citations tirées de la presse (Rousseau était – eh oui ! – un « people misanthrope » selon Le Nouvel Observateur), rappelle le « Médialecte » concocté par Gérard Genette dans Bardadrac (Paris, Le Seuil, 2012). Les amoureux des langues se régaleront ; voir la langue malmenée, c’est aussi, parfois, la voir évoluer…

A. B.

En écho

PAYSAGES URBAINS – L’urbain inspire ! C’est heureux, et, oserait-on dire, ce n’est pas trop tôt. Deux petites revues sur les questions urbaines livrent leur troisième numéro : dans Tous urbains (Puf, novembre 2013, no 3, 5 €), on lira notamment un entretien avec Georges Zouain sur la question du patrimoine, ainsi qu’un dossier sur « Ces espaces où la politique s’invente », dans lequel les auteurs reviennent sur la ville comme « site privilégié des mouvements de revendication » (Cynthia Ghorra-Gobin). La revue Mét(r)onymie (no 3, 4 €, redaction@metronymie.com), consacrée au Grand Paris, et plus largement aux questions d’architecture et de politique urbaine, donne à lire un entretien avec l’architecte Beatriz Ramo sur le concept de « co-résidence » et revient avec Jean-Luc Ferrand sur la politique de décentralisation « à la française ».

POLITIQUE EN VILLE – La revue Micromega (2013, 8) consacre un passionnant dossier aux « nouveaux maires » de grandes villes italiennes. En effet, les élections municipales de ces dernières années ont souvent vu arriver au pouvoir des personnalités inattendues, inconnues, renversant les équilibres depuis longtemps établis. De la « révolution orange » de Giuliano Pisapia à Milan, à la ville de Florence, dont le maire Matteo Renzi vient d’être élu secrétaire général du Parti démocrate, en passant par Parme, première grande ville à être gouvernée par le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, les divers articles font le point sur les attentes, les déceptions, les mesures concrètes mises en place et les habitudes qui ont la vie dure. Une lecture précieuse sur le pouvoir municipal, dans un pays à État faible où les villes ont toujours compté pour beaucoup.

MIGRATIONS CHINOISES – Dans son numéro de septembre-octobre 2013, Migrations/Société (revue bimestrielle du Ciemi, www.ciemi.org/ms.html) propose un dossier, coordonné par Catherine Wihtol de Wenden, qui a le mérite de prendre en considération à la fois les migrations internes, rurales et interurbaines (voir l’article sur le système du hukou de Zhang JiJiao), et les migrations internationales (les exemples retenus sont les migrations chinoises en Italie, au Japon, en Afrique, à Paris, en Russie…).

LA REVUE NOUVELLE ET L’AMÉRIQUE LATINE – Les dossiers sur l’Amérique latine ne sont pas si fréquents, c’est le mérite de La Revue nouvelle (www.revuenouvelle.be, décembre 2013, no 12) que de proposer un ensemble substantiel dont le titre, « Avatars de l’État démocratique », montre bien que la formation d’institutions politiques démocratiques demeure la grande question dans le sous-continent alors même que l’évolution économique « mondialisée » semble lui être désormais favorable, en dépit du maintien de fortes inégalités sociales. Voir les articles d’Eric de Muynck, Arnaud Zacharie, Guillaume Fontaine, Xavier Dupret…

LE NÉOLIBÉRALISME ET MICHEL FOUCAULT – Les leçons prononcées par Michel Foucault en 1979 au Collège de France interrogent, ce qui est exceptionnel dans son parcours, l’histoire du xxe siècle et se penchent sur les mutations de l’économie contemporaine. Si elles ont déjà donné lieu à de nombreux commentaires (voir ceux de Jacques Donzelot dans Esprit), le dossier de Raisons politiques (novembre 2013, www.pressesdesciencespo.fr, les Presses de Sciences Po) tranche par son originalité et son ouverture. Voir les textes de Pierre Dardot, Stéphane Haber, Antoine Garapon, Maurizio Lazzarato, ainsi que l’article de Pierre-Olivier Monteil (« L’“englobant/englobé” selon Ricœur : une critique implicite de la raison néolibérale »).

Avis

Le mardi 7 janvier à 18 h 30, la revue organise un débat au Café monde et médias, place de la République à Paris, sur le thème « Inattention : danger ! » en compagnie de deux auteurs du dossier, Françoise Benhamou et Bernard Stiegler. L’entrée est libre et gratuite, dans la limite des places disponibles. Détails disponibles sur notre site, www.esprit.presse.fr, rubrique « Actualités/Manifestations ».

Dans les mois à venir, nous aborderons les liens entre corruption et démocratie : au-delà des affaires et des révélations qui animent les médias et entretiennent le scepticisme politique, comment comprendre en profondeur la force de la corruption ? Quelle est la bonne grille d’analyse à mobiliser ? Il ne suffit pas de s’indigner de quelques « canards boiteux » ni de demander plus de transparence ou d’activisme juridique : c’est l’évolution de nos démocraties « avancées », en ce sens (temporel) proches de la dégénérescence qu’il faut regarder sous un jour nouveau. En mars-avril, nous consacrerons un numéro spécial au nihilisme : cette catégorie philosophique peut-elle nous permettre de mieux comprendre la période actuelle, au-delà de la notion de « crise », largement galvaudée ? Nous interrogerons des philosophes, des économistes, des spécialistes du fait religieux pour saisir ce que l’on qualifie souvent de « crise des valeurs » et qui est peut-être davantage une interrogation sur la notion même de « valeur ».

  • 1.

    Robertson Davies, Tempest-Tost, Toronto, Clarke, Irwin & Company, 1951 ; Leaven of Malice, Toronto, Clarke, Irwin & Company, 1954 ; A Mixture of Frailties, Toronto, Macmillan, 1958.

  • 2.

    Id., l’Objet du scandale, Paris, Payot, 1989 (Fifth Business, Toronto, Macmillan, 1970) ; le Manticore, Paris, Payot, 1989 (The Manticore, Toronto, Macmillan, 1972) ; le Monde des merveilles, Paris, Payot, 1990 (World of Wonders, Toronto, Macmillan, 1975).

  • 3.

    Israël Gutman (sous la dir. de), Dictionnaire des justes de France, édition établie par Lucien Lazare, Paris, Fayard, 2003.

  • 4.

    Pierre Laborie, le Chagrin et le venin, Montrouge, Bayard, 2011.

  • 5.

    François Azouvi, le Mythe du grand silence, Paris, Fayard, 2012. Voir le compte rendu de Jean-Louis Schlegel dans Esprit, octobre 2013.