Le conflit sans fin des intermittents
Il faut remonter à 1936 pour trouver l’origine du régime des intermittents du spectacle, destiné alors aux seuls techniciens et cadres du cinéma. Les réformes seront nombreuses et aboutiront progressivement à l’extension du régime aux artistes et techniciens du spectacle. Celui-ci, qui renvoie aux annexes 8 et 10 de l’assurance chômage, est revu par les partenaires sociaux tous les trois ans ; cette renégociation est le moment de tous les dangers, avec à la clé la menace de l’annulation de représentations, notamment lors des festivals d’été.
En 1992, Jean-Pierre Vincent rédigeait déjà un rapport sur les intermittents. Depuis lors, les rapports ont succédé aux rapports, un ministre a dû démissionner devant le courroux des intermittents1, la Cour des comptes s’en est mêlée, et la situation semble inextricable. En 2012, la Cour publiait un état des lieux assassin, soulignant que le déficit représentait un tiers de celui du régime de l’assurance chômage.
Un dispositif qui s’est complexifié et étendu au fil du temps
Le régime est destiné aux artistes et techniciens du spectacle et de l’audiovisuel. Il permet à ses bénéficiaires de toucher des indemnités chômage entre deux contrats. La vie d’artiste est en effet discontinue, faite de projets entre lesquels on se retrouve souvent sans travail. Embauché par exemple pour une fiction dont le tournage dure quelques semaines, ou pour un film publicitaire dont le temps de tournage se réduit à quelques jours (si ce n’est moins), l’artiste doit rechercher un nouveau contrat une fois un premier achevé. Afin de bénéficier du régime, il faut, depuis la réforme de 2007, avoir travaillé au minimum 507 heures en 10 mois pour les techniciens, et en 10 mois et demi pour les artistes. Cette réforme a raccourci le laps de temps durant lequel il fallait atteindre ce chiffre fatidique de 507 heures, a introduit des dispositions destinées à préciser la liste des bénéficiaires potentiels et tendait ainsi à éviter les abus.
Elle n’a pas empêché la fuite en avant : pour la Cour des comptes, les 254 000 salariés intermittents versent des cotisations s’élevant à 232 millions d’euros, et les salariés indemnisés (106 000) reçoivent 1, 263 milliard d’euros de prestations. Le solde négatif atteint 1, 031 milliard en 2010. Les intermittents contestent ce calcul en arguant que la disparition du régime (c’est-à-dire l’intégration des intermittents dans le régime des intérimaires) conduirait à une baisse de 420 millions d’euros des prestations versées, mais aussi à un recul de 100 millions d’euros des cotisations encaissées. Le surcoût ne serait donc « que » de 320 millions d’euros.
Le paradoxe de l’intermittence
Le déficit procède en partie des comportements de « risque moral » : on désigne par là le fait qu’une protection spécifique, plutôt avantageuse, finit par modifier les comportements. Artistes, pouvoirs publics et employeurs s’y sont adaptés, de sorte que le nombre des bénéficiaires a crû de façon spectaculaire.
Les artistes et techniciens peuvent affronter les « trous » de l’emploi, et sont plus à même de choisir les contrats qu’ils acceptent, d’autant que le régime est plus favorable que celui qui couvre les intérimaires (annexe 4). La Cour des comptes relève ainsi que
les intermittents quittent pour la plupart d’entre eux leur situation de travail quelques jours après avoir effectué le nombre de jours nécessaire pour être titulaires de droits et qu’ils retrouvent souvent une activité au moment où ils ont épuisé leurs droits2.
Les indemnités constituent une subvention indirecte à la culture – qui s’ajoute aux autres efforts publics déployés en la matière –, que ni l’État ni les collectivités territoriales n’ont à assumer. Quant aux employeurs, ils ont intérêt à perpétuer le système, qui les « autorise » à proposer des contrats de plus en plus courts. Selon le ministère de la Culture, la durée moyenne du contrat de travail a diminué de 6, 1 à 4 jours entre 2000 et 2009 et le nombre moyen de contrats par intermittent et par an est passé de 10 à 15, 2 dans le même temps.
On le voit, intermittents, employeurs et pouvoirs publics ont intérêt à conserver ce régime. Mais les contrats de plus en plus courts et l’usage généralisé de l’intermittence y compris pour des salariés en réalité permanents (on parle alors de « permittents ») auront fait de l’intermittence, paradoxalement, une machine infernale qui nourrit la précarisation de la vie d’artiste.
La réforme ? Mission impossible
L’exécutif a chargé le député socialiste Jean-Patrick Gille, rédacteur d’un rapport d’apaisement en 20133, de faire des propositions pour débloquer la situation.
Au-delà de cette mission de déminage, une première piste de réforme consisterait dans la sortie du régime des techniciens, qui se verraient appliquer les règles des intérimaires, moins favorables. Mais ce serait le premier pas vers une banalisation du statut de l’intermittent. Une autre voie de réforme, destinée à chasser les abus tout en préservant le régime, consisterait en l’observation des comportements des employeurs et en l’application de l’équivalent d’un bonus-malus destiné à limiter les abus constatés : les cotisations des employeurs augmenteraient en cas de recours excessif à l’intermittence et réduiraient dans le cas inverse. C’est ce que les Américains pratiquent couramment, dans divers secteurs d’activité, et qu’ils désignent par l’expression experience rating. Ce n’est pas la voie qui a été choisie. La Cgt propose de baisser le plafond du cumul revenus d’activité/allocations chômage ou de faire davantage cotiser les intermittents qui gagnent le plus au profit de ceux qui rencontrent le plus de difficultés.
L’accord du 22 mars 2014 préserve la spécificité du régime mais le durcit ; il touche au différé d’indemnisation (nombre de jours retardant le versement de la première allocation, calculé à partir des salaires perçus et des heures effectuées) et doit entrer en vigueur le 1er juillet, après avoir obtenu l’agrément du ministère du Travail.
Dans un geste d’« apaisement », le gouvernement promet de « neutraliser » l’allongement de ce différé par le versement d’une subvention.
Au-delà du conflit, l’exception culturelle…
La question de fond est la suivante : inventé quand la culture était seule ou presque à faire appel à du travail discontinu, le système perd une part de sa légitimité quand ce sont pratiquement tous les secteurs de l’économie qui recourent à de l’emploi précaire. L’exception culturelle autorise-t-elle une exception sociale ? Est-elle audible lorsque l’emploi est fragile et discontinu dans un nombre croissant de métiers ? Le message de l’apport de la culture à l’économie – et notamment au tourisme –, récemment mis en avant dans plusieurs rapports commandés par le ministère de la Culture, le Forum d’Avignon et des sociétés d’auteurs, ne saurait suffire à justifier les revendications. Et la référence à l’exception culturelle, souvent galvaudée, mérite quelques explications : la mise en avant de la singularité de la culture ne doit pas conduire à une forme d’indifférence quant au coût qu’elle fait peser sur l’ensemble des travailleurs du privé.
23 juin 2014
- 1.
La renégociation des annexes 8 et 10 de la convention de l’Unedic avait conduit à l’annulation de festivals à l’été 2003. Le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon sera remplacé, en avril 2004, par Renaud Donnedieu de Vabres.
- 2.
Cour des comptes, référé 67793, 19 septembre 2013.
- 3.
Jean-Patrick Gille, Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques, Assemblée nationale, 17 avril 2013.