
Crise de l’archipel culturel
Le confinement a dévasté le monde de la culture, de façon différenciée, en amplifiant les mouvements de mondialisation, de montée de l’événementiel et de numérisation. Et la collection de mesures du gouvernement ne saurait dessiner une politique publique pour le sauver.
Théâtres, cinémas, salles de musique, monuments historiques et musées fermés durant de longs mois, puis ouverts à la condition d’appliquer de strictes conditions sanitaires ; festivals annulés ; artistes interdits de voyager, de travailler, de tourner, de répéter les spectacles à venir ; librairies n’offrant, dans le meilleur des cas, que la possibilité du click and collect : le confinement a constitué un moment singulier à plusieurs titres pour le monde culturel. Interdit de public, mais omniprésent sur les écrans, prêt à mettre à disposition toutes les images et captations d’œuvres qu’il conservait parfois jalousement, porteur de divertissement et d’éducation, ce dernier aura pu entrer comme par effraction dans les foyers, au risque de rompre avec le sacro-saint droit des auteurs. Mais cette explosion de la consommation de culture, dans une configuration nouvelle où seul le virtuel avait droit de cité, n’a donné lieu à aucune valorisation ; à rebours du discours tenu jusqu’alors, il fallait que tout fût gratuit, et les entreprises privées comme les institutions publiques ont offert des consommations culturelles dont la profusion a été impressionnante. Le paradoxe est que la place de la culture en temps de confinement a été comme magnifiée, que la créativité des auteurs a été à son comble, mais que tout cela n’a pas produit, lorsque des mesures d’accompagnement public ont été annoncées, de politique publique à la mesure du désastre subi.
On a pu aller d’un rendez-vous culturel à un autre, sauter d’un continent à l’autre, et il faudra mener une étude sur la réception de ce cocktail : a-t-il profité aux mêmes consommateurs de culture – ceux du monde d’avant – ou le jeu s’est-il (un peu) ouvert ? Posant ainsi la question récurrente des inégalités de consommation de culture, la crise aura mis en évidence et amplifié des difficultés préexistantes. La première est la propension à la surabondance de l’offre – et son corollaire, l’accélération – qui fait que les biens et services culturels, à peine arrivés sur le marché, doivent laisser place à d’autres. Foisonnement de l’offre et réduction de la durée de vie des biens ont conduit à ce que, du fait de la crise, nombre de créations ont disparu et ne seront jamais jouées, que des livres sont tombés dans l’oubli ou qu’il a fallu abandonner certaines productions ainsi que des projets bâtis de longue date. Le blocage de la distribution a conduit à des files d’attente pour occuper à nouveau les cimaises, les tables des libraires et les salles. On s’est aperçu qu’en arrière-plan des festivals se tiennent des marchés durant lesquels les compagnies signent des contrats qui leur permettent de jouer tout au long de l’année. La précarité de la vie d’artiste ou d’auteur, analysée en des termes très forts dans un rapport de Bruno Racine1, apparaît ainsi au grand jour.
Il nous semble que la violence de la crise procède de plusieurs mouvements. C’est une économie dévastée qui se présente à l’heure où nous écrivons, à laquelle les acteurs de la vie culturelle tentent de répondre en arguant de leur caractère de service au public et avec la volonté de réinventer les modèles économiques, mais aussi en en appelant à la politique publique, dont les choix se sont faits, pour l’essentiel, au fil des revendications.
Les trois maux. Mondialisation, importance de l’événementiel, numérisation
Trois mouvements se sont fortement amplifiés dans le champ culturel, comme dans d’autres secteurs d’activité : la mondialisation, la montée de l’événementiel et la numérisation. Ils expliquent une part de la violence de la crise.
La mondialisation revêt différents visages. C’est d’abord l’importance du tourisme pour la culture, et la réciproque, tout aussi vraie. Faut-il rappeler que sur les 9, 6 millions de visiteurs du Louvre de l’année 2019, 75 % sont étrangers, et que les deux premières nationalités des visiteurs étrangers sont l’américaine et la chinoise ? La France est la première destination touristique mondiale du point de vue du nombre des visiteurs internationaux, et cette place sur le podium de la mondialisation des loisirs doit beaucoup au patrimoine naturel et culturel du pays. La fermeture des frontières a tari cette manne et l’on ne prévoit qu’une lente remontée vers « la normale ».
La mondialisation, c’est aussi la circulation des œuvres, des expositions, des artistes. Un coup d’œil à la programmation des grandes salles d’art lyrique, de musique classique comme de musiques actuelles, de danse, des expositions des musées de toute taille, montre à quel point l’art et la culture se nourrissent d’échanges et de coopérations, parfois planifiés avec plusieurs années d’avance. Les grandes institutions publiques ont lancé des collaborations internationales, telle la Philharmonie avec l’Iran ou la Chine. Elles ont été suspendues du jour au lendemain.
Le deuxième mouvement est celui de l’événementiel et de la « festivalisation » de la culture, qui procède de l’évolution des modes de vie et des politiques publiques locales, attentives à l’attractivité des territoires : on compte environ 6 000 festivals en France et le phénomène n’est pas que français. D’un côté, l’éloignement des centres-villes comme les difficultés de transport ont compliqué la consommation des classes moyennes qui se replient sur une fréquentation saisonnière de la culture ; d’un autre côté, l’événement offre des moments de socialisation.
Au croisement de ces deux mouvements, le marché de l’art, plus mondialisé que jamais, compte 300 biennales qui ont lieu chaque année dans le monde, ainsi qu’un système très organisé de foires qui se déroulent tout au long de l’année. De plus en plus nombreuses (la première a lieu à Cologne en 1967), elles sont mises en question pour leur bilan carbone et leur rôle dans les mouvements spéculatifs. Le système est désormais fragilisé, et les annulations ou reports pour cause de pandémie ont permis de mettre à jour, sur Internet, de nouvelles manières de vendre attirant de nouveaux amateurs2.
Le troisième mouvement est celui du numérique. Il fut précoce dans le monde culturel. C’est l’industrie musicale qui a montré les promesses et les difficultés que le numérique produit. Elle a perdu la moitié de son chiffre d’affaires en quelques années, et il aura fallu le streaming pour qu’un retournement se produise, sans qu’il ne résolve vraiment la question de la rémunération des artistes. S’est progressivement imposé un nouveau modèle économique combinant spectacle et musique enregistrée. La pandémie a mis un coup d’arrêt à la formation d’un équilibre entre revenus issus du téléchargement ou du streaming et revenus issus du spectacle pour les artistes qui se produisent sur scène.
Violence de la crise
Le secteur culturel représente 2, 3 % du PIB, et les consommations de biens et services culturels 1, 59 % de la consommation totale ; on peut y ajouter des consommations connexes (réparation d’appareils d’enregistrement, abonnements télécoms) pour aboutir à environ 2, 4 % de la consommation des ménages. Quant à l’emploi culturel, il représente 2, 3 % de la population active, soit 635 700 emplois occupés à titre principal. On a observé une dérive vers l’affichage de données bien plus élevées par addition de retombées difficiles à évaluer et d’emplois indirects. C’est ainsi que des calculs discutables permettent d’afficher un apport du Festival d’Avignon de 25 millions d’euros à la ville et de 100 millions pour la région. Emmanuel Négrier a effectué un travail d’évaluation des pertes entraînées par les annulations de festivals, mais dont les résultats donnent une fourchette très large3. Les économistes regrettent la confusion entre l’effet territorial d’un événement et son effet macroéconomique beaucoup plus faible, la dépense effectuée en un lieu conduisant à une moindre dépense dans un autre lieu.
Quoi qu’il en soit, la crise affecte durement mais différemment l’archipel culturel. Fortes d’une offre parfaitement adaptée au désœuvrement et à la croissance des consommations sur écran, les ventes de jeux vidéo sont au beau fixe avec des titres tels que Animal Crossing. Grand gagnant, Netflix a attiré, à l’échelle mondiale, 15, 8 millions de nouveaux abonnés au premier trimestre 2020, contre 9, 6 millions en 2019 sur la même période. L’arrivée en France de Disney+ a introduit un concurrent de poids, allié à Canal+. Il reste peu de place pour d’autres acteurs, même si quelques plateformes ont tiré leur épingle du jeu : OCS, la plateforme de télévision d’Orange, ou Tënk, qui propose des films documentaires de création.
La crise affecte durement mais différemment l’archipel culturel.
À l’opposé, le spectacle est dévasté. Les recettes de billetterie se sont effondrées, entraînant une perte sèche et des coûts de remboursement. L’annulation des festivals a fait quatre catégories de dégâts : sur les œuvres et les artistes, privés d’une partie de leurs revenus et voyant disparaître ou reporter le travail de plusieurs années ; sur l’économie locale, même si l’on a souligné le fait qu’il faut raison garder dans l’évaluation de cet effet ; sur les finances des sociétés privées ou publiques porteuses de ces manifestations, dont l’avenir est fragilisé ; et sur l’arbitrage des temps de loisir entre culture et autres occupations.
D’autres secteurs sont secoués : les 5 900 écrans de cinéma que compte le pays ont fermé, tandis que les tournages se sont interrompus durant le temps du confinement.
L’ère du post-confinement laisse les incertitudes entières : les salles, les compagnies doivent réduire leur activité, lorsqu’elle génère des risques importants de contamination des visiteurs/spectateurs, ou parce que les conditions de production nécessitent une proximité des artistes ou des techniciens (répétitions, tournages, etc.). Respecter des distances sanitaires dans la salle ruine les chances d’amortir le coût des spectacles. Quant au comportement des spectateurs, quelle que soit leur envie de retrouver le live, il est incertain et tributaire de deux facteurs : l’évolution de la pandémie (d’autant que la moyenne d’âge des consommateurs de spectacle est élevée et que le risque croît avec l’âge) et la propension à dépenser de nouveau dans un contexte de crise économique aiguë. La survie des jeunes compagnies est tout particulièrement menacée par des annulations en série, et le secteur du cirque verra sans doute disparaître certaines de ses 800 compagnies.
Le ministère de la Culture a fait une évaluation des pertes : en 2020, la baisse d’activité est estimée à près de 25 % du chiffre d’affaires pour l’ensemble des secteurs culturels, soit une perte d’activité de 22, 3 milliards d’euros par rapport à 2019, avec un effet moyen attendu en 2020 par rapport à 2019 de – 72 % pour le spectacle vivant, – 31 % pour les arts visuels, – 36 % pour le patrimoine, – 23 % pour le livre, – 16 % pour la presse, – 12 % pour la musique enregistrée, – 20 % pour l’audiovisuel et le cinéma, mais + 15 % pour les jeux vidéo4. Pour comparaison, on s’attend en Allemagne à un effet compris entre – 12 % et – 24 % du chiffre d’affaires annuel des secteurs culturels. À ces coûts directs s’ajoutent les coûts indirects, encore plus difficiles à chiffrer mais sans doute conséquents.
Répondre, mais comment ?
Au-delà du déconfinement, qui se produit à pas comptés, l’absence de modèle économique soutenable, tant que les conditions sanitaires demeurent incertaines, pèse sur presque tous les secteurs. Certaines salles ne peuvent pas rouvrir avec une jauge trop faible. Et la reprise, même lorsqu’elle a lieu, s’accompagne de surcoûts, tel celui de la réinstallation des décors. Dans le spectacle, on ne saurait gonfler une saison pour rattraper le temps perdu.
Du côté du cinéma, les premiers jours de déconfinement ont montré que le public d’habitués revient en salle, mais que le public occasionnel n’est pas au rendez-vous. À court terme, le décalage de sortie des films américains, tel Top Gun 2: Maverick avec Tom Cruise, donne une fenêtre de sortie aux films français, mais avec cette contradiction : ce sont justement les blockbusters qui assurent une bonne part de la fréquentation des salles.
Faut-il alors baisser les coûts, se résoudre à une plus grande modestie des programmes ? Déprogrammations, rediffusions, redécoupages de programmes, recours aux catalogues et aux répertoires : la palette des possibilités est large, même si, à regret, nombre de responsables culturels y voient un fonctionnement « en mode dégradé ».
Même la télévision a souffert, malgré une hausse de la durée d’écoute durant le confinement (de plus d’une heure par jour). France Télévision plonge dans le rouge. Bien que bénéficiant d’un mode de financement reposant majoritairement sur la redevance (presque 2, 5 milliards d’euros), le groupe a subi la chute des recettes publicitaires du fait de la crise. Le secteur privé n’est pas en reste. Guillaume Charles, directeur général des programmes de M6, le dit clairement : « produire moins cher, c’est un objectif que nous nous fixons tous », et annonce devoir baisser d’environ 20 % son coût des programmes en 2020 (10 % pour TF1)5. Il est vrai que la nouvelle donne sanitaire impose des surcoûts, évalués à 150 000 euros en moyenne pour une série de huit heures qui coûte 10 millions d’euros6.
Le numérique est-il une solution ? Il est un instrument de fidélisation, de conquête et de créativité, mais pas toujours de valorisation, et il se heurte à la montée en puissance des GAFAM. Les musées ont rivalisé d’inventivité sur les réseaux ; ils y ont gagné un public, envoyé le message de la modernité. Des conservateurs du Rijksmuseum ont mis en ligne des vidéos, réalisées à leur domicile, faisant vivre leurs œuvres préférées7. On a pu prendre un verre virtuel lors des Cocktails with a Curator de la Frick Collection de New York. Ces initiatives se sont multipliées dans le monde, suscitant une audience nouvelle, dopée par la participation active du public ; CLIC France et soixante-dix musées ont proposé de reproduire chez soi des scènes de tableaux célèbres. Mais tout cela ne constitue pas pour autant les bases d’un modèle économique. L’addition est salée, d’autant que les recettes propres tiennent non seulement à la billetterie mais aussi à la diversification de services interrompus par la pandémie : concessions, privatisation d’espaces, itinérances d’expositions, etc. Selon le Conseil international des musées, un musée sur huit dans le monde pourrait ne jamais rouvrir, et une enquête du Réseau des organisations de musées européens révèle que de grandes institutions, tels le Stedelijk et le Rijksmuseum d’Amsterdam, perdaient jusqu’à 2, 5 millions d’euros par mois. Le Centre Pompidou à Paris prévoit de perdre 20 millions sur un budget de 100 millions d’euros en 2020.
Les grands établissements, quel que soit leur statut, seront sans doute soutenus. Mais les efforts menés ces dernières années pour alléger le poids des subventions se retournent contre ceux qui les ont faits. Les ressources propres de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais représentent 85 % des ressources de l’établissement ; celles du Palais de Tokyo à Paris se montent à 63 % du budget. Le Louvre est parvenu à ce que les recettes propres dépassent les subventions. L’État compensera-t-il les pertes à hauteur des attentes de ces mastodontes de la culture, à un moment où l’on entend procéder à un « tournant local8 » ?
Faut-il alors changer de modèle ? Eike Schmidt, directeur de la galerie des Offices à Florence, l’avoue : « Cette crise nous fait comprendre que l’on ne peut pas miser uniquement sur le tourisme culturel9. » L’heure est à plus de modestie dans la programmation d’expositions, même s’il faut composer avec des projets qui nécessitent plusieurs années de préparation, auxquels on ne saurait mettre un simple coup d’arrêt. À rebours de l’accélération notée plus haut, il faudrait que les expositions tournent moins, ce qui nécessite un changement des politiques de prêts (effectués en général pour quatre mois). Philippe Dagen évoque quant à lui le recentrage des expositions sur les collections : à Lyon, Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, voit notamment l’exposition du futur comme « une interprétation augmentée des collections permanentes10 ».
L’empilement des aides
La mise en cause ne date pas d’aujourd’hui. Après la flamboyance des années Lang, on n’a jamais retrouvé l’élan que la gauche nouvellement arrivée au pouvoir avait pu donner à la politique culturelle ; il y eut des hauts et des bas, et, singulièrement depuis 2012, s’est instaurée une véritable défiance des milieux culturels vis-à-vis de ministres qui se sont succédé à un rythme inconnu auparavant. Leur est contestée la légitimité comme le savoir-faire. Franck Riester ne fut pas en reste dans ce bashing et vient d’être remercié et remplacé par Roselyne Bachelot. Affaire à suivre.
Qu’a donc fait l’État face à la pandémie ? La France a été plutôt plus présente et efficace que d’autres pays, hormis l’Allemagne, en combinant des aides générales (tels le chômage partiel, le report de charges ou les prêts garantis) et des soutiens spécifiques, telle l’assurance donnée aux intermittents du spectacle et de l’audiovisuel, artistes comme techniciens, que les droits acquis pourront être maintenus jusqu’en août 2021. Mais a-t-on mesuré le coût de cette mesure avant d’en adopter le principe (un milliard d’euros) ? Le chômage partiel aura bénéficié à la quasi-totalité des sociétés de production qui ont vu leurs tournages interrompus. Les auteurs et les artistes ont reçu des aides bien plus chiches : aide d’urgence du Centre national du livre d’un million d’euros et d’un autre million de la part des sociétés d’auteurs, aide de 2 500 euros pour les artistes dont le travail a été entravé par la crise (expositions, rencontres professionnelles, résidences annulées), dans le cadre d’un fonds d’urgence doté de 1, 5 million d’euros, géré par le Centre national des arts plastiques. D’autres mesures d’urgence sont prises, cofinancées par l’État et la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), telles celles qui sont destinées aux « galeries françaises pour les artistes de la scène française », consistant en des achats, pour un budget total de 1, 2 million d’euros. Il est vrai qu’une étude indique que, sans plan de relance, un tiers des galeries pourraient fermer11. Pour les circuits de distribution et de diffusion, des mesures spécifiques ont été adoptées, telles des annulations de taxe (taxe sur les entrées en salle annulée pour les mois de février et mars).
Mais ce qui a manqué, c’est un projet, un programme d’ensemble qui affiche des priorités et une ambition. Les lacunes de la politique menée auparavant se voient au grand jour : côté audiovisuel, la directive « service des médias audiovisuels », qui prévoit que les géants du numérique contribuent à la création audiovisuelle, n’est toujours pas transposée et une loi comprenant la création d’une holding de service public a occupé inutilement les responsables des chaînes. On manque de riposte face à Amazon. Le Pass culture, mesure phare du candidat Macron, n’en finit pas d’être expérimenté, malgré son coût important pour une efficacité discutable, alors que l’on sait que construire la relation des jeunes avec la culture nécessite un vrai plan d’éducation culturelle et artistique à l’école, qui comprenne la formation des enseignants, des heures obligatoires dédiées, et des contrats avec les artistes et les auteurs. Fort du constat de l’engouement pour le visionnage de spectacles, Bernard Faivre d’Arcier, ancien directeur du Festival d’Avignon, propose de créer une collection d’œuvres théâtrales spécifiquement destinées à la diffusion audiovisuelle, et dont l’Éducation nationale pourrait s’emparer librement. L’ADAGP suggère de créer un système de soutien aux arts visuels, sur le modèle du Centre national du cinéma et de l’image animée, une taxe sur les billets d’entrée de tous les musées permettant de contribuer au financement de la création et de la production de la scène artistique. Et c’est au niveau local que l’essentiel se joue. Les communes, premier financeur public de la culture loin devant l’État, viennent au secours des maisons d’opéra, des théâtres, des librairies, des associations, etc., à Bordeaux, Nantes, Lyon et ailleurs12.
Une collection de mesures ne saurait dessiner une politique publique.
Mais une collection de mesures ne saurait dessiner une politique publique. Un président de la République en bras de chemise et visioconférence en compagnie de treize artistes ne suffit pas, pour le citer, à « enfourcher le tigre ». L’urgence doit se conjuguer avec une vision de long terme, et le « monde d’après » se heurte à trois risques : passer de la surabondance à la décroissance et au malthusianisme en ne privilégiant que les « circuits courts », glisser de la modestie vers la moindre qualité, et basculer dans le nationalisme en perdant de vue les coopérations internationales. On lit et entend qu’il faut « renforcer l’économie de la scène française13 », et le Centre Pompidou augmente la part des ressources allouées aux acquisitions d’œuvres d’art destinées à la scène française. Mais n’est-ce pas, de tout temps, l’ouverture au monde qui a caractérisé « la scène française » ?
Des « bénéfices secondaires » ?
On ne connaît pas la suite de l’histoire. Mais une crise permet de remettre à plat les priorités et de repérer des chemins vertueux. On a ainsi retrouvé l’esprit du don lorsque des spectateurs ont refusé de se faire rembourser des billets annulés ou que des donateurs ont tenu à maintenir leur effort14. On a cheminé parmi les propositions éducatives et ludiques (#Culturecheznous) et il faut capitaliser sur l’apport des écrans, tout en gardant raison : ils peuvent servir le mouvement de démocratisation culturelle que chacun appelle de ses vœux. De même, la forte croissance du livre audio et du livre numérique peut attirer de nouveaux lecteurs.
Les rapports public/privé sont encore trop figés. L’Allemagne alloue au privé 75 % de son plan « nouveau départ pour la culture » d’un milliard d’euros. Le monde associatif, parent pauvre et parfois méprisé, ainsi que les très petites entreprises de la culture sont ancrés dans les territoires et travaillent au plus près des habitants. Une vraie attention doit leur être portée15. La revalorisation de la dimension territoriale des politiques publiques est indispensable. L’Allemagne est à cet égard un exemple plein de richesses. Chaque Land a pu autoriser ou non la réouverture des musées sur son territoire. Cette gestion fine de la crise est souhaitable, comme en d’autres domaines. Plus généralement, il faut mieux connaître la relation entre culture et économie : la crise conduira-t-elle à plus de concentration dans les secteurs du spectacle ou du livre ? Va-t-on vers la fin du développement des événements planétaires sous l’égide des groupes américains, tels Live Nation ou AEG ? Comment mieux traiter de la relation entre environnement et culture ? Reste enfin un devoir vis-à-vis des artistes du monde entier souffrant de crises économiques, politiques ou sanitaires, comme au Liban ou au Brésil. Quand une compagnie comme celle du chorégraphe Akram Khan, installé à Londres, tire son budget à 80 % des tournées internationales, l’inquiétude est immense. Soyons à ses côtés, comme à ceux d’artistes moins célèbres.
- 1.Bruno Racine, L’Auteur et l’acte de création, Paris, Ministère de la Culture, janvier 2020.
- 2.Chez Christie’s, on prévoit 50 % des ventes en numérique d’ici deux ans.
- 3.Voir l’entretien avec Emmanuel Négrier, « Coronavirus : pour les festivals, “ce coup d’arrêt risque d’avoir une incidence durable” », Le Monde, 15 avril 2020.
- 4.Analyse de l’impact de la crise du Covid-19 sur les secteurs culturels, Ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques, 28 mai 2020. L’analyse rassemble les données d’activité des secteurs suivants : spectacle vivant, patrimoine, livre, arts visuels, architecture, audiovisuel, cinéma, presse, agences de publicité, musique enregistrée, enseignement culturel, jeux vidéo ; quatre secteurs contribuent à près de 70 % de la perte d’activité en 2020 en termes de chiffre d’affaires par rapport à 2019 : audiovisuel et cinéma, spectacle vivant, agences de publicité et arts visuels.
- 5.Voir Sandrine Cassini et Aude Dassonville, « La télévision face à la nouvelle donne sanitaire et économique », Le Monde, 15 mai 2020.
- 6.Voir Marina Alcaraz, « M6 redoute une baisse de moitié de ses recettes publicitaires », Les Échos, 28 avril 2020.
- 7.www.rijksmuseum.nl
- 8.Expression empruntée à Pierre Veltz, La France des territoires, défis et promesses, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.
- 9.Entretien avec Eike Schmidt, « Le directeur des Offices imagine le monde “d’après” », Le Journal des arts, 15 avril 2020.
- 10.Voir Philippe Dagen, « Les musées veulent repenser les expositions en se recentrant sur les collections », Le Monde, 9 mai 2020.
- 11.Impact de la crise sanitaire Covid-19 sur l’économie des galeries d’art, enquête réalisée par le Comité professionnel des galeries d’art, avec le concours de Nathalie Moureau et Pierre Marin, Institut d’études IDDEM, avril 2020.
- 12.Voir Véronique Pierron, « Les villes jouent les urgentistes de la culture », Le Journal des arts, 5 juin 2020.
- 13.Entretien avec Béatrice Salmon, « “Cette crise souligne l’hyper fragilité des artistes et des auteurs” », Le Journal des arts, 24 avril 2020.
- 14.Tel Antoine de Galbert, à travers sa fondation, décidant, très rapidement, d’ouvrir un fonds de solidarité pour des aides d’urgence s’adressant majoritairement à des associations et à des collectifs.
- 15.Voir Françoise Benhamou et Victor Ginsburgh, La Pyramide inversée pour relancer l’économie de la culture, Terra Nova, juin 2020.